Lydie Salvayre et «  l’été de splendeur  » de la mère combattante

dimanche 9 novembre 2014.
 

"Pas pleurer", de Lydie Salvayre a reçu ce mercredi 5 novembre 2014 le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français. Ce roman s’inscrit dans le contexte de la guerre civile espagnole.

Au moment où sa mère commence à lui raconter à l’auteure sa découverte de la liberté dans le camp républicain, où elle lit "les Grands Cimetières sous la lune", où Bernanos s’insurge contre le soutien de l’Église d’Espagne aux massacreurs...

« La guerre heureusement éclate le lendemain.  » On sursaute à cette phrase de Montserrat Monclus Arjona, rapportée par sa fille, Lydie Salvayre. Pourtant, c’est bien la guerre qui lui a permis d’échapper à son destin de bonne chez don Jaume Burgos Obregón. À quinze ans, ce 18 juillet 1936, elle décide de rejoindre les rouges, comme son frère Josep, enflammé par les théories anarchistes. Ces mêmes jours, Georges Bernanos est à Palma De Majorque. Il voit les cadavres dans les rues. Simples écarts de conduite des «  nationaux  », croit-il au début. Mais ils se multiplient, tués par des armes bénies par l’évêque. C’en est trop pour ce catholique intransigeant, ancien des Camelots du roi, admirateur de Primo de Rivera, fondateur de la Phalange où son fils Yves s’est engagé. Bernanos commence à écrire ce qu’il voit. Des gens tirés de leur lit par centaines, sans motif précis, «  conduits par fournées au cimetière, abattus d’une balle dans la tête et brûlés en tas dans un coin  ». Ce qu’il constate, aussi, c’est la présence d’un prêtre qui donne aux bourreaux «  les absolutions entre deux décharges  ». «  J’observe simplement que ce massacre de misérables sans défense ne tira pas un mot de blâme, la plus inoffensive des réserves des autorités ecclésiastiques  ».

L’espagnol francisé fait saillie
dans le discours...

Cet été 1936 voit donc basculer la vie de Montse et les certitudes de Bernanos. L’une secoue la poussière du vieux monde et entre dans le soleil de la révolution. L’autre assiste à la perversion de sa foi par des bouchers au service des puissants. Il va prendre la plume, avec une rage froide et précise, loin des fleurs convenues de la rhétorique pamphlétaire. Cela deviendra les Grands Cimetières sous la lune. Lydie Salvayre lit ce livre au moment où sa mère lui parle de sa découverte éblouie de «  l’inimaginable  ». Elle, que ses futurs maîtres louaient pour son «  air bien modeste  » – lire soumise d’avance, à tout –, rejoint ces gens qui disent «  Queremos vivir  !  » (Nous voulons vivre  !). Elle, âgée maintenant de quatre-vingt-dix ans, a peu a peu oublié tous les événements qui séparent son présent de l’été catalan. Elle parle «  dans cette langue mixte et transpyrénéenne  » qui fait de chaque mot un événement, de chaque phrase un écart irréductible à l’idiome commun. L’espagnol francisé fait saillie dans le discours, on bute dessus, il claque et luit sous le choc comme un silex unique. La moleste pour le dérangement, «  molestia  », se raccorder pour se rappeler «  recordar  », et surtout griter, pour «  gritar  », crier. On «  grite  » beaucoup en Espagne en 1936. Lydie Salvayre ne se contente pas, en effet, de croiser la remémoration de sa mère à la révolte de Georges Bernanos. Elle nous immerge dans ce torrent verbal qui accompagne la révolution et la guerre saisissant l’Espagne. C’est Josep, revenu de Lerida, enivré par les discours de la CNT, qui apostrophe sa mère – la grand-mère de Lydie – sur le communisme égalitaire des premiers chrétiens, à coups de citations des Actes des apôtres. C’est la mère qui répond, choquée ou ironique, finissant les phrases du fils  : «  Demain… la mer aura le goût d’anisette.  » La dérision contre le rêve, mais au fond, l’espoir partagé de se débarrasser des maîtres, de cesser de vivre pour les autres. Lydie Salvayre, on le sait depuis la Médaille, possède l’art subtil et rare de saisir la parole de l’autre, de se couler en elle, de la mettre à bonne distance, ni procès-verbal ni trahison, à distance d’écriture. Pas pleurer est aussi un récit, celui de tous les bouleversements qui arrivent à Montse, Josep, mais aussi à Diego, le fils (ou le bâtard) des propriétaires terriens, devenu communiste, rejouant à son corps défendant dans l’affrontement avec les anarchistes un antagonisme ancestral. C’est Barcelone, le centre de gravité de la République, et la découverte de l’amour sous les traits d’un Français, André. Et c’est surtout un portrait. Celui d’une mère. Celui d’une jeune fille belle «  qui avançait comme un bateau, droite et souple comme une voile  », entrant dans la splendeur d’un été où le ciel est à portée de main. Au point d’oublier tout ce qui est à oublier des soixante-dix ans gris d’exil, avant que se lève doucement cette voix maternelle qui va tout dire, avant, on le pressent, de se taire. Pas pleurer, non. Ce n’est pas si facile.

Alain Nicolas


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