Naomi Klein : « La crise climatique est le meilleur argument contre le néo-libéralisme »

mercredi 31 décembre 2014.
 

L’auteure primée de « La stratégie du choc » parle de son nouveau livre et explique pourquoi les dangers bien réels du changement climatique doivent être notre priorité en ces temps difficiles.

Après 5 années de recherches, le nouveau livre de Naomi Klein « This changes everything – Capitalism vs. the Climate » est sorti le mois dernier. Les premières réactions, négatives et positives, ont été féroces – (entre temps, le livre a gagné le prix Hilary Weston de la Writers’ Trust). Il fallait s’y attendre, étant donné que Klein s’en prend au business model entier sur lequel repose le moteur du capitalisme : l’industrie du pétrole. Elle met également en cause le « Big Green », les organisations majeures de l’environnement, pour leur part de responsabilité dans la dévaluation du réchauffement climatique dans l’agenda politique international.

La crise financière mondiale, qui se déroulait pendant que Klein préparait son livre, a selon elle constitué un très bon prétexte pour rétrograder la problématique urgente du changement climatique. Les politiciens et les grosses entreprises nous ont convaincu que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de débattre de tels sujets alors que notre système économique fait face à une menace existentielle. Mais selon Klein, il s’agit là de la plus grosse erreur de jugement de ces dernières années. Le vrai problème est que nous n’avons pas le luxe de ne pas discuter de ce sujet, ou alors nous risquons un effondrement imminent. Dans cette mesure, sa mission était de tenter une étude consciencieuse du sujet du réchauffement climatique, en le plaçant au milieu de l’argumentation contre le néo-libéralisme. Klein n’est pas naïve. Elle sait à quel point la tâche est ardue, et le peu de temps qu’il reste. Mais elle est animée par beaucoup de détermination et d’espoir, et elle est prête à se battre.

Dernière point, et non des moindres, elle nous apporte un avertissement : quoi que l’on fasse, nous devons le faire maintenant. Le problème est tellement grave que seul un changement radical pourra modifier le cours de l’histoire…

Pour les recherches que vous avez menées pour votre livre, vous avez passé du temps en Grèce, durant une période turbulente, où la crise économique était à son apogée. Pendant ce voyage, vous avez donné un discours, dans lequel beaucoup s’attendaient à entendre une argumentation contre le néo-libéralisme. Au lieu de ça, vous vous êtes concentrée sur la question climatique, au point que certains ont trouvé que vous passiez à côté du problème. Pourquoi pensez-vous que les gens considèrent cette problématique comme secondaire ?

Je pense qu’il y aura toujours des gens aux idées arrêtées quant à la façon d’aborder le néo-libéralisme. De la même façon, quand je m’adresse à des audiences sensibles à la question environnementale, les gens se demandent pourquoi je me concentre autant sur l’austérité et le néo-libéralisme, et non pas sur les sciences du climat. J’essaie de relier ces deux questions, parce qu’une seule discussion doit en découler. Si ce n’est pas le cas, l’économie continuera d’être la priorité, et l’environnement continuera de perdre la partie. Je pense que la crise climatique peut, et doit être partie intégrante du combat contre le néo-libéralisme. C’est l’argument que j’ai avancé à Athènes, et c’est l’argument que j’essaie de mettre en valeur dans mon livre. Et, vous savez, les personnes qui veulent toujours entendre les arguments qu’ils ont l’habitude d’entendre à longueur de journée seront peut-être déçues, mais cela m’importe peu.

Mais comment les gens peuvent-ils abandonner cette pensée d’économiste, ou comment peuvent-ils reconsidérer l’impératif de croissance sur lequel est basée l’économie moderne, et imaginer le progrès autrement ?

Il est très difficile pour moi de répondre à cette question. De toute évidence, mon livre est pensé comme une tentative de réponse à cette problématique, et il vient juste de sortir. Nous verrons s’il aide à faire évoluer les mentalités. En tout cas, je vois déjà un changement. Lors du sommet sur le climat à New York, un évènement nommé "Flood Wall Street" ("Inonder Wall Street") a été organisé. C’était une action directe qui reliait directement la crise des inégalités à la crise climatique. Les organisateurs de cet évènement avaient aussi fait partie de l’organisation « Occupy Wall Street ». Cela veut dire que quelques années plus tôt, ces mêmes personnes faisaient partie de la catégorie de ceux qui ne prenaient en compte que l’économie, et non pas les problèmes reliés.

Est-ce que quelque chose a changé entre temps ?

Depuis « Occupy Wall Street », New York a été frappée par un Ouragan, et beaucoup de ceux qui considéraient le changement climatique comme un problème abstrait, comme quelque chose dont ils n’avaient pas le temps de parler, ont vu très clairement à quel point ce problème était urgent, et combien il était lié à l’austérité et aux inégalités. En effet, à New York ce sont les communautés les plus pauvres, et donc les plus vulnérables qui ont été les plus touchées par les dégâts causés par l’ouragan. Les choses sont en train de changer, et la question qui se pose maintenant est de savoir si oui ou non ces changements seront assez rapides. Mais ils existent.

Constatez-vous une dynamique similaire en Europe ?

On constate ce genre de changements à travers la montée des mouvements prônant la décroissance en Europe. Je me suis récemment exprimée dans une conférence sur la décroissance en Allemagne devant environ 200 personnes. Je pense que de plus en plus de gens impliqués au niveau des problématiques économiques commencent à faire la liaison, et ils voient également que se battre contre le changement climatique et mettre en place des politiques progressives pour le combattre peut s’avérer plus intéressant que le simple fait de dire non à l’austérité.

Comment cela se traduit-il en pratique ?

On peut prendre l’exemple de la transformation énergétique qui se produit en Allemagne, et qui a entraîné beaucoup de débats sur le plan économique, dans la mesure où le plan Allemand a été pensé pour encourager la participation de petits acteurs. Cette politique a mené à l’apparition de nombreuses coopératives énergétiques. Des centaines de villes ont repris le contrôle de leur électricité sur les opérateurs privés, et peuvent désormais garder les profits générés par l’électricité pour leurs communautés. C’est un double bénéfice : on lutte contre les émissions, contre le changement climatique, mais également contre l’austérité en apportant plus de ressources, plus de démocratie, plus de contrôle aux communautés. Je pense que tandis que des « success stories » de ce genre commencent à se développer, elles offrent un modèle qui aide plus de personnes à faire ces mêmes connections.

Je ne doute pas que des gens réagissent, mais vous mentionnez aussi souvent un sentiment d’urgence, et un problème de temps. Pensez-vous que nous sommes en train d’arriver à un point critique, ou que nous avons déjà dépassé le point avant lequel nous aurions dû réagir à la question du changement climatique ?

J’essaie de ne pas rentrer dans ce genre de débats. S’il y a la moindre chance, nous devons nous battre, parce que l’autre possibilité est bien lugubre. Si nous avons une chance d’éviter la catastrophe, alors il nous faut nous battre pour cette chance, et faire ce que l’on peut pour en augmenter la probabilité. Si c’était un simple jeu de probabilités, vous choisiriez certainement de parier sur la victoire du capitalisme, n’est-ce pas ?

Oui…

Parce qu’il y a toujours une petite chance que les gens puissent s’emparer de la volonté de l’histoire et décider de faire un écart, c’est à cela que je choisis de consacrer mon temps. Je ne vais pas débattre avec des gens qui pensent que nous sommes foutus. Bien sûr, nous pouvons citer beaucoup, beaucoup d’exemples qui soutiennent que le pronostic est très sombre, mais pour moi, c’est une question morale. S’il reste une chance de changer de trajectoire, alors je pense qu’il est de notre responsabilité de nous battre pour le faire.

Pensez-vous réellement que nous avons une réelle chance de changer les choses, ou non ?

Si nous nous penchons d’une manière froide sur ce qui est plus probable, alors je pense que toute personne rationnelle dira qu’il y a de fortes chances pour que nous ne réagissions pas à temps. Mais, dans la mesure où je crois en une petite chance, où il existe des précédents historiques, des cas dans lesquels l’humanité s’est ressaisie en temps de crise, et des mouvements populaires ont émergé et changé la donne, je choisis de consacrer mon énergie à cette possibilité, aussi infime soit-elle.

Pensez-vous que le livre amènera les gens à réagir, et sera une sorte de signal d’alarme ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’en sortant ce livre, j’étais préparée pour des débats concernant la science, et si nous avions besoin d’un changement aussi radical, mais ce que je réalise après avoir parlé pendant un certain temps dans la presse est que je passe réellement la plupart de mon temps à suivre une thérapie (rires). Les gens veulent me dire qu’il n’y a aucun espoir. Ils ne débattent pas de la science et ils ne débattent pas de la nécessité d’un changement radical, ils débattent de mon espoir.

Je suis dans une position étrange. La décision de garder espoir est une décision d’ordre personnel.Ça concerne la façon dont je veux vivre dans le monde, et la personne que je veux être. J’ai étudié le côté sombre des choses, et je sais que la crise peut aussi faire ressortir le pire de l’humanité, c’est d’ailleurs pourquoi j’ai écrit la Stratégie du choc, je ne suis pas naïve. L’alternative est tellement, tellement horrible que je crois que ceux d’entre nous qui ont accès à la parole ont pour responsabilité morale de tenter d’augmenter les chances d’un meilleur résultat, aussi minces soient les chances. Le changement politique n’est pas linéaire, et le changement climatique non plus. Touchez les points de basculement, et les choses évoluent alors très rapidement. C’est également vrai pour l’histoire humaine. Vous avez ces moments où les choses semblent changer très rapidement, et puis elles retournent en arrière, et d’un coup, nous avons tous espéré, et avons été déçus. Nous avons tous été déçus, avant que certains d’entre nous ne soient déçus tant de fois que nous avons vraiment abandonné tout espoir. Mais je crois vraiment que nous ne pouvons plus nous offrir le luxe d’un tel cynisme.


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