La gauche existe… C’est pourquoi il faut la reconstruire

jeudi 18 décembre 2014.
 

Nous sommes désormais au cœur d’une triple crise : des représentations politiques (essoufflement des idéologies), de la politique instituée (obsolescence des formes de l’action politique), du champ politique lui-même (l’économique a pris le pas sur le politique). C’est leur convergence qui donne à la crise politique toute son acuité et sa durabilité. Dans cette crise globale, une crise particulière a un rôle structurant : celle qui accompagne l’incertitude du clivage droite-gauche. Pour des millions d’individus, ce clivage a perdu de son sens perçu.

Pour ce qui est de la gauche, comment s’en étonner ? Historiquement, surtout au XXe siècle, la gauche s’est identifiée au couple de l’égalité et de la redistribution. Or les dernières décennies ont vu se polariser à nouveau les avoirs, les savoirs et les pouvoirs et se creuser les inégalités qui en résultent ; quant à la redistribution, elle a été balayée par le retrait de l’État. Que la droite ou la gauche soient au pouvoir, la tendance a été la même.

Dès lors, la tentation existe de considérer que la référence à la gauche est désormais sans objet, à la limite qu’elle est un handicap, dès l’instant où, dans les représentations courantes, la gauche est associée au parti qui la domine depuis plus de trente ans. Le XXe siècle s’est achevé sur la double implosion de la voie sociale-démocrate et de la voie communiste bolchevisée. Le recentrage du socialisme européen a porté peu à peu le socialisme vers un démocratisme à l’américaine. Devant cette situation, une formule a les faveurs d’une part non négligeable de la gauche de gauche. Elle est empruntée à l’expérience espagnole de Podemos : l’objectif ne serait plus de rassembler la gauche, mais de rassembler ou de fédérer le peuple.

À vrai dire, ce n’est pas la première fois que cette tentation s’exprime dans la tradition du mouvement ouvrier. Périodiquement resurgit l’idée que temps est enfin venu de se débarrasser de tout ce qui détourne peu ou prou du combat central. La gauche, la République, la démocratie représentative bourgeoise… Autant de termes qui brouilleraient et affaibliraient le clivage jugé le plus fondamental : capital et travail, bourgeoisie et prolétariat, capitalisme et communisme. Jules Guesde et le syndicalisme révolutionnaire à la fin du XIXe siècle ; la stratégie « classe contre classe » entre 1927 et 1934 ; le conflit Est-Ouest entre 1947 et 1953 (« Il n’y a plus : droite et gauche », écrit le communiste Marcel Cachin dans ses Carnets, le 2 novembre 1947)… À chaque fois, une part du mouvement ouvrier suggère qu’il faut se débarrasser d’un concept – la gauche – qui met inévitablement les prolétaires en position subalterne. Mais, chaque fois, la critique de la critique s’est imposée : Jean Jaurès répond à Jules Guesde, la stratégie de Front populaire corrige le sectarisme de classe contre classe, l’union de la gauche suit l’isolement des années 1950.

Il ne suffit certes pas qu’un mécanisme ait fonctionné par le passé pour qu’il le fasse de toute éternité. Mais la résistance de la notion de gauche dit quelque chose de profond, sur la structuration du champ politique, que nul ne peut oublier aujourd’hui encore. Même si les conditions ne sont plus les mêmes, même si la social-démocratie a quitté son horizon historique, même si la crise est désormais systémique.

En fait, pour qu’un combat particulier ne soit pas celui d’un seul groupe, social, corporatif, doctrinal, religieux ou autre, il faut qu’il puisse se raccorder à un courant beaucoup plus vaste, auquel il ne se réduit pas, mais sans lequel il est voué à l’isolement, voire au « solo funèbre », selon l’expression de Marx en 1852.

Or il se trouve que, dans les sociétés polarisées par la marchandise et par le capital, deux grandes conceptions de la société distribuent depuis longtemps les représentations, les pratiques et les comportements collectifs. La première consiste à dire que l’inégalité est un fait de nature ou de divinité et qu’elle est au demeurant un bienfait, car le désir de surpasser les autres (socle de la compétition et de la concurrence) est le moteur de la créativité. Mais l’homme étant par nature mauvais (l’homme est un loup pour l’homme, une créature déchue par Dieu à cause de son orgueil), pour que la société ne soit pas une jungle, l’inégalité doit être encadrée par l’autorité, immanente ou transcendante, surnaturelle ou humaine.

La seconde conception postule que la nature (ou Dieu) a fait les hommes égaux (« Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, qui était alors un gentilhomme »), naturellement bons et perfectibles. Complétée par la liberté et la solidarité (liberté, égalité, fraternité), l’égalité est le socle du vivre et de l’agir en commun ; elle est donc la base de la créativité, individuelle et collective. D’un côté, l’égalité, l’horizontalité et la liberté (« l’égaliberté », dit justement Étienne Balibar) ; de l’autre, l’inégalité, la verticalité hiérarchique et l’autorité. Dans l’espace politique, en France, depuis 1789, ce face-à-face prend, de façon massive, la forme de l’opposition entre la droite et la gauche. Se dire de gauche, c’est d’une façon ou d’une autre affirmer que la société devrait majoritairement se fonder sur les valeurs de l’égaliberté.

Évidemment, une fois admis ce principe (qui oppose droite et gauche de façon globale), s’engage un autre débat. Comment parvenir à l’égaliberté ? Peut-on le faire à l’intérieur du système existant ou faut-il l’abolir en le dépassant ? Faut-il opposer l’État et le marché ? Faut-il du collectivisme ou pas ? De la « dictature » ou pas ? Bref, à l’intérieur du pôle constitué par la gauche, s’affirment d’autres polarités, au demeurant évolutives, dont la plus importante est celle qui distingue la tentation de l’adaptation (ou accommodement) au système et la volonté de rompre avec lui.

La polarité de la gauche et de la droite et la polarité à l’intérieur de la gauche sont tout aussi structurantes l’une que l’autre. On peut toujours rêver du moment où toute la gauche s’unit, miraculeusement, dans un même désir de rupture. On peut au contraire vouloir à tout prix établir la barrière étanche qui sépare la « vraie » gauche de la « fausse ». La réalité finit toujours par revenir au grand jour : il existe une gauche, et elle est polarisée. Pour que la droite soit politiquement battue, il faut bien que la gauche se rassemble ; mais si la gauche est dominée par l’esprit d’accommodement et non par l’esprit de rupture, elle perd son dynamisme, s’enlise et laisse la main à une droite de plus en plus dure.

De cette analyse ne découle aucune conséquence simple : tout dépend du moment.

1. En gros, le clivage de la droite et de la gauche fonctionne, mais plus ou moins nettement, plus ou moins globalement. Il est des moments où il tend à s’affaiblir, soit par le jeu des circonstances (dans la Résistance, il prend une forme moins exclusive), soit par celui des stratégies (les effets du conflit Est-Ouest après 1947). Toutefois, même dans ces cas extrêmes, le clivage continue d’exister, au profit de la gauche (entre 1940 et 1945) ou au profit de la droite (années cinquante). Et dans la persistance de ce clivage, la question de l’égalité-liberté reste l’axe structurant. Elle devient même une question de plus en plus concrète. Plus s’approfondit, avec la mondialisation du capital, la tendance à concentrer les avoirs, les savoirs et les pouvoirs entre les mains d’un petit nombre, plus la question du partage et de la mise en commun devient une clé pour les dynamiques à venir des sociétés. Polarisation ou partage, solidarité ou compétition : le dilemme est au cœur des débats réels, à toutes les échelles de territoire sans exception.

2. Le clivage se reproduit, mais jamais dans les mêmes termes. Et, à chaque fois, la question n’est pas de savoir qui est de gauche et qui ne l’est pas ; il est plutôt de savoir qui, de l’accommodement ou de la rupture, donne le ton à gauche. Il est à noter que les moments de plus grande avancée globale, dans l’histoire française (1793, 1848, début du XXe siècle, 1936-1946), ont lieu quand la dynamique sociale (rurale urbaine sous la Révolution, ouvrière aux XIXe et XXe siècles) et la dynamique à gauche se conjuguent. Et force est aussi de constater que ces moments n’ont pas été – c’est le moins qu’on puisse dire – défavorables à la composante la plus à gauche, la plus attachée à la rupture.

Ce n’est pas au temps de classe contre classe que le PCF enregistre sa plus forte poussée. Quand il s’en est dégagé, au contraire, il est devenu le premier parti à gauche et toute la gauche en a été profondément marquée. Et s’il a décliné, à partir de la fin des années 1970, ce n’est pas à cause de l’union de la gauche, mais parce que, faute de renouvellement profond, il s’est fragilisé face au PS mitterrandien.

3. Pour parvenir à l’égaliberté, il existe des pensées, des méthodes, des pratiques différentes. Du côté de l’esprit de rupture, on se dira communiste, écologiste, socialiste, républicain, écosocialiste, autogestionnaire, libertaire, etc. Aucun de ces segments, pris séparément, ne peut espérer stimuler le mouvement des « dominés ». Mais même ensemble ils ne parviendront pas à leur objectif, s’ils ne raccordent pas leurs méthodes à la grande trace historique de l’égaliberté et donc à la vaste tradition de la gauche politique. Ils n’y parviendront pas si, d’une façon ou d’une autre, ils ne font pas la démonstration que leur façon de faire est la plus efficace pour tirer la société en avant, pour rendre possible le développement maximal des capacités humaines, pour faire reculer le champ de toutes les aliénations. Et dans cette démonstration, ils seront d’autant plus performants qu’ils n’excluront pas, inexorablement et à tout jamais, ceux qui se trouvent à l’autre pôle de la gauche. Ils seront d’autant plus audibles, qu’ils suggéreront que le mieux, pour la gauche dans son ensemble, est que la logique de rupture l’emporte sur celle de l’adaptation. Ce n’est pas en définissant des critères excluant qu’une gauche bien à gauche se grandit, mais en montrant que l’esprit de rupture est le pivot du rassemblement le plus large. Pour changer le désordre des sociétés, la gauche doit parvenir à la majorité politique ; mais pour réussir durablement, elle ne doit jamais perdre le cap de la rupture vers l’égal accès aux richesses matérielles et immatérielles.

4. Pas de changement de société sans mouvement majoritaire pour l’imaginer, le formuler et le conduire… Mais la majorité ne résulte pas d’un mouvement lent et continu d’accumulation des forces sociales. En fait, qu’elle soit lente ou plus rapide, la conquête d’une majorité suppose qu’existent les médiations politiques qui la rendent possible. Or il n’existe pas de médiateur politique plus large, et donc potentiellement majoritaire, que le raccord à une gauche dont on sait qu’elle toujours à la fois réelle et sans cesse à redéfinir. Que l’alliance politique réelle de toute la gauche ne soit pas toujours possible (il est des moments, comme aujourd’hui, où il faut convenir qu’elle est irréalisable globalement) n’empêche pas que l’horizon nécessaire soit du côté de son rassemblement.

5. Toute pratique, même critique et combative (comme elle doit l’être aujourd’hui face au socialisme de gouvernement), ne vaut que si elle se mène au nom d’un corps de valeurs, de traditions de lutte, de systèmes symboliques rattachés historiquement à la gauche, dans toute sa complexité. Non pas la « vraie » gauche, la « seule » gauche, mais « la » gauche. De la gauche, toutefois, dont il faut bien constater qu’elle n’est jamais si dynamique que lorsqu’elle est fidèle en pratique à la volonté farouche de faire progresser concrètement l’égaliberté. Et qu’elle n’est jamais si pataude et si fragile, que quand ses mots et ses pratiques la tirent du côté adverse, du côté d’une droite politique et sociale dont elle surestime la force et sous-estime la nocivité.

6. Faut-il ne plus vouloir rassembler la gauche et se fixer désormais l’objectif de rassembler le peuple ? Ce serait une pure abstraction. Le « peuple », à vrai dire, n’existe pas mais se construit. Il existe des catégories populaires, que rassemble leur situation commune de couches « dominées ». Mais les éléments du peuple sociologique ne font peuple politique, capable d’agir à l’échelle de la société tout entière, que si se construit le mouvement qui les agrège. Or ce mouvement est global : il faut de la pratique commune, de quotidienneté et de lutte ; il faut du projet, celui d’une société où les dominés ne sont plus en position subalterne ; il faut la perspective majoritaire d’un rassemblement politique, à l’échelle de la société, en faveur de l’égaliberté. Hors de cette globalité, qui inclut le référent proprement politique, la conscience du clivage séparant le « eux » et le « nous » ne suffit pas à faire de la « plèbe » un acteur historique central. Les catégories populaires meurtries peuvent conjoncturellement ne pas se reconnaître dans la gauche. Mais si elles renoncent à porter le projet d’une gauche réconciliée avec ses valeurs fondamentales, elles ne glisseront pas vers la radicalité transformatrice, mais vers la radicalité du ressentiment. Elles se déplaceront en dehors de la gauche, sans aucun doute ; en fait, le plus vraisemblable est qu’elles iront vers la droite extrême…

7. Rassembler la gauche c’est, sur le terrain politique, l’expression la plus large du désir de rassembler le peuple. Contourner la gauche n’est donc pas un raccourci ; ce risque même d’être une impasse. Mais assumer le parti pris de la gauche, c’est assumer en même temps ce qui le rend possible : la rupture franche avec le social-libéralisme, l’articulation nouvelle du social et du politique, le rafraîchissement des mots, des pratiques et des formes d’organisation. Rien ne sert donc de dissimuler que la pérennité de la gauche est inséparable de sa reconstruction. En n’oubliant jamais que ce besoin de renouvellement ne concerne pas seulement l’aile la moins à gauche de la gauche… La « radicalité », ou « l’alternative » ou la « révolution » ne se déclineront pas non plus au travers des symphonies du passé.

Si la révolution, toujours nécessaire, n’est plus la révolution d’hier, la pensée politique de la rupture doit se mettre à jour, pour prendre la mesure des enseignements du passé, pour prendre la mesure des attentes d’aujourd’hui. Réarticuler le social et le politique, redéfinir la dynamique d’un public non étatique, dégager le développement économie des capacités humaines des simplismes de la croissance, repenser ensemble l’individu et le collectif, rompre avec les logiques étatistes et hiérarchiques de l’activité politique, envisager une ère nouvelle de la démocratie et de ses formes républicaines : tous ces chantiers restent à parcourir, quand bien même du chemin a été déjà parcouru. L’enjeu est immense : se dégager de l’oscillation meurtrière de l’immobilisme et du renoncement. Refonder plutôt qu’abandonner ou bien figer…

En bref et pour conclure : ne boudons pas la notion de gauche, qui n’est pas un boulet mais une chance ; mais utilisons-la pour conforter l’idée que sa renaissance passe plus que jamais par sa redéfinition ; plus encore par sa subversion.

Roger Martelli

Gauche et PS : remarques complémentaires

1. L’inflexion voulue par le couple Hollande-Valls met fin à une exception française de trente ans et à une longue phase historique du socialisme français. Nous sommes passés au-delà même de l’inflexion « blairiste », du côté du « renzisme » italien. Le « social-libéralisme » de Tony Blair se fixait pour objectif de rapprocher la social-démocratie du démocratisme américain ; Matteo Renzi réalise cette ambition en entérinant la fin du clivage gauche-droite.

À bien des égards, le « social-libéralisme » lui-même est dépassé. La social-démocratie se fixait, à l’intérieur d’un cadre capitaliste accepté, l’objectif d’assurer une certaine représentation du mouvement ouvrier jusqu’au niveau de l’État et d’obtenir, sinon l’égalité réalisée, du moins l’atténuation des inégalités. Le nouveau démocratisme, lui, préfère s’ancrer dans le double horizon de la gouvernance et de la compétitivité. L’alternance au pouvoir pourrait donc désormais se faire entre deux tendances du libéralisme.

2. Les mois à venir vont décider de ce qui se passera à l’intérieur du PS. Tout n’est pas absolument joué. Mais on peut noter que l’inflexion « renziste » prend appui sur une modification radicale du parti lui-même. Dans son ancrage social et dans la globalité de ses pratiques, le socialisme français ne correspond plus au modèle social-démocrate ancien. Dans un contexte d’incertitude extrême, lié à la double crise, systémique et politique, on a donc du mal à imaginer un basculement de majorité et un retour à la social-démocratie classique du PS dans son entier. Dans l’immédiat, on peut ainsi faire l’hypothèse que, si une scission a lieu, elle risque de n’être pas majoritaire.

3. Le nouveau « démocratisme » repose, en France comme en Italie, sur le passage d’un paradigme « social » (droite et gauche autour du thème de l’égalité) à un paradigme « culturel » qui n’opposerait plus la droite et la gauche mais deux conceptions du libéralisme. Le libéralisme « culturel » (l’autorité, les mœurs) deviendrait le principal marqueur de distinction dans l’espace politique. Dans ce qui a été jusqu’à ce jour l’espace politique de la gauche, le dilemme ne porterait plus sur l’opposition de la rupture et de l’accommodement, mais sur l’antagonisme du conservatisme (la fixation sur les « privilèges ») et de la modernité (l’acceptation de la « flexibilité »).

4. La rupture dans la trajectoire socialiste n’est pas une chance pour la gauche d’alternative. En aggravant la crise des repères politiques, elle suscite en effet un double paradoxe qui différencie la France de la Grèce ou de l’Espagne. Le premier a été déjà mentionné : la « centrisation » du PS ne produit pas de la radicalité à gauche, mais de l’abstention et de la radicalisation à droite. Le second paradoxe n’est pas moins préoccupant : le mécontentement social produit moins de la mobilisation anti-austérité que du ressentiment populaire.

5. Cela implique qu’il n’y a pas de voie courte et pas de modèle a priori pour conjurer les évolutions négatives, ni par exemple du côté de Syriza ni de celui de Podemos. La crise systémique actuelle inclut maintenant une crise de la politique et une crise politique. Elle débouche sur une crise de légitimité touchant tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est lié aux institutions dans les représentations. Les partis politiques sont donc touchés par cette crise. L’enjeu historique est ainsi de fonder une nouvelle légitimité politique. D’un point de vue stratégique, cela implique d’articuler deux pistes inséparables : instituer les catégories populaires dispersées par le capital en peuple politique rassemblé ; redonner du sens au clivage droite-gauche en remettant l’égalité au cœur du débat public. Les deux versants sont à mes yeux inséparables.

6. L’unification des couches populaires est toujours le fruit d’un « mouvement » : c’est le « mouvement ouvrier » qui a constitué les fragments ouvriers épars en « classe ouvrière ». Existe-t-il d’ores et déjà un thème qui pourrait paraître particulièrement porteur dans la construction actuelle d’un « mouvement populaire » ? Rien n’est assuré dans ce domaine, tout est affaire d’expérimentation. La référence à une VIe République et à un processus constituant est une piste intéressante ; il est pertinent de la promouvoir. Mais il peut s’en imaginer d’autres, autour de la question des droits ou de la valorisation de nouveaux modèles de développement. La vie tranchera et, comme souvent dans l’histoire de ce pays, autour de formes et de contenus indécidables.

Quelle que soit toutefois la conjoncture et sans exclure l’imprévu toujours possible d’un grand « événement » collectif non planifié, dans un pays « riche » comme le nôtre, le rassemblement du peuple devrait résulter, non d’un moment privilégié, mais d’un processus combiné articulant la réalité concrète du « peuple » (les attentes, les craintes, les représentations, les luttes…), la construction d’un projet et d’un imaginaire (la représentation d’une société possible reposant sur l’égalité, la solidarité et la diffusion du pouvoir, une société dans laquelle les catégories « subalternes » ne seront plus à la périphérie mais au centre) et la recherche de dynamiques politiques.

Le troisième point n’est pas le moins important : le blocage politique à gauche avive l’incertitude, le ressentiment, l’attentisme. Le déblocage peut-il se faire en dehors du « système » et donc en dehors de la référence historique à la gauche ? J’ai déjà dit pourquoi cela me paraissait inadéquat. Se réclamer de la gauche est la manière politique la plus large de dire que l’on veut continuer la quête de l’égalité des individus libres, à la fois en droits et en faits. Et c’est la manière politique la plus simple de dire que l’on vise pour cela des majorités adéquates, dans l’espace des idées, dans l’espace des pratiques collectives et dans l’espace des institutions.

C’est la raison pour laquelle la perspective à terme d’une gauche rassemblée ne doit pas être abandonnée, quand bien même elle est globalement impossible aujourd’hui. Le « eux » et le « nous » ne peuvent suffire à identifier l’ossature d’un combat. La thématique du « eux » et « nous » est discutable, parce qu’elle est floue. « L’oligarchie » est à la fois une donnée objective et une représentation qui se prête à toutes les manipulations. « Eux », cela peut-être les oligarques, les vrais décideurs, les « gros » contre les petits (le peuple « à 99 % de l’abbé Sieyès en 1789). Mais ce peut-être aussi la « classe politique » en général, les élus, quand ce n’est pas « l’autre », plus pauvre que soi, le concurrent dans la grande concurrence du « marché » du travail. Le « eux » peut désigner par exemple les classes populaires de la banlieue, ces immigrés dont on suggère qu’ils bénéficieraient de la mondialisation concentrée dans les métropoles (Christophe Guilly), et qui s’opposeraient ainsi aux « nous » constitué par les classes populaires non immigrées de la « France périphérique ».

Or le « eux » est avant tout un système, dans lequel le « pilotage » relève d’un ensemble composite regroupant à la fois ceux qui monopolisent avoirs, savoirs et pouvoirs, les producteurs des discours de légitimité, la droite politique et la partie de la gauche politique qui a préféré la compétitivité à l’égalité. Le « eux » que l’on doit désigner en politique, ce n’est pas d’abord une poignée d’individus : c’est le système qui nourrit l’inégalité ; en politique, c’est la droite qui combat l’égalité et la partie de la gauche qui oublie l’égalité.

7. Si le pari « démocrate » des sommets socialistes et le discours du Front national sont si attentifs à dévaloriser le clivage de la droite et de la gauche, c’est parce qu’il est, en France tout au moins, celui qui établit le rapport le plus fort entre le peuple, le pouvoir et l’égalité. Si la droite est historiquement le parti pris de l’inégalité et la gauche le parti pris de l’égalité, il est plus facile de désigner l’option politique efficace : rassembler les partisans de l’égalité et donc rassembler la gauche autour d’un projet qui fonde en pratique la primauté de l’égalité. Le « eux » ne devient pas « peuple » sans médiation ; celle de la gauche reste pertinente. Sous conditions.

Car s’il n’y a aucune raison de ruser avec la référence au grand clivage fondateur : on sait aussi qu’il ne vaut que lorsqu’on redéfinit son sens à l’aune du temps présent. Si le système est en crise, l’égalité ne suppose plus seulement de la redistribution des richesses, mais une autre logique de leur production, ce qui suppose d’autres finalités, d’autres normes, d’autres critères de leur mesure et d’autres manières de décider et d’évaluer. Autant dire que si la gauche veut se rassembler, battre le « parti » de l’inégalité et réaliser effectivement l’égalité, elle ne peut pas s’enfermer dans l’accommodement aux logiques économiques et sociales actuelles.

Mais dans une société où l’extrême socialisation s’accompagne heureusement d’une plus grande individuation, vouloir l’égalité implique moins que jamais la mise à la moyenne ou l’uniformité. Si l’individu et le collectif ne peuvent se penser séparément ou dans l’opposition de l’un à l’autre, le souci de l’égalité ne peut pas être délégué au « haut », à l’État, à ses mécanismes et à son « intérêt général ».

En bref, l’égalité suppose tout à la fois une rupture avec le système dominant et une mise à jour des représentations et des modalités au travers desquelles on pense le cheminement vers l’égalité et l’émancipation. Assumer le parti pris de la gauche c’est faire aussi le pari de son renouvellement radical : renouvellement de ses visées (non pas la redistribution de la croissance mais le développement sobre des capacités humaines), ses méthodes (l’implication permanente des acteurs comme base de la souveraineté) et ses formes (la recherche de formes intégrées (qui ne soient pas exclusivement partisanes).

8. Un débat existe dans la gauche de gauche européenne sur le devenir à long terme de la culture de type social-démocrate. L’idée revient souvent selon laquelle l’épaisseur de la crise rend impossible toute réforme structurelle à l’intérieur du système. La base du « réformisme » n’existerait donc plus.

J’avoue mon extrême perplexité devant cette façon de voir. Si la rupture de système est un processus, qui plus est impensable à l’intérieur d’un seul pays mais inséré dans un monde, à tout moment devra se décider le degré de radicalité compatible avec l’état réel des forces. Si Syriza assume en Grèce la responsabilité du pouvoir, ses responsables devront assumer la complexité de gestion d’un pays occupant une place modeste dans l’arène internationale. « Radicalité » et « réalisme » ne relèveront plus alors de la posture, mais de l’articulation de décisions concrètes, plus ou moins « antisystème », plus ou moins radicales, plus ou moins alternatives. Mais comment se décideront les arbitrages ?

Partant de l’idée qu’il n’y a plus place pour du « réformisme », on pourrait conclure qu’il n’y a plus qu’une gauche pensable et que cette gauche est, par définition, une gauche de rupture. Mais si gauche d’alternative et gauche tout court se confondent, cela signifie que le souci de « réalisme » et le désir de « radicalité » sont rassemblées dans une même structure. En abolissant les limites internes entre les deux cultures, ne risque-t-on pas alors de créer les conditions pour que, imperceptiblement, un des pôles ne finisse par l’emporter sur l’autre ? Et, à l’épreuve du pouvoir notamment, cela ne crée-t-il pas le risque que la force des choses ne pousse vers le pôle du « réalisme » et donc vers un certain « accommodement » ?

Prenons le cas de la situation française actuelle. Face à l’inflexion voulue par l’exécutif, les oppositions se multiplient, les « frondes » s’expriment. Mais écoutons bien ce qui se dit souvent, du côté des « frondeurs » socialistes ou du côté d’EE-LV : si l’on en revient au « contrat » présidentiel de 2012, une nouvelle alliance de gouvernement est possible. Autant dire un gouvernement modèle 2012, mais cette fois avec le Front de gauche… La logique socialiste de la campagne présidentielle, mais cette fois sous la direction de Martine Aubry et avec Pierre Laurent (Mélenchon, c’est une autre paire de manches…).

9. Pour l’instant, le plus vraisemblable est que le socialisme français va s’engager durablement dans la nouvelle cohérence « démocrate ». Mais je crois plus raisonnable de ne pas exclure l’hypothèse de la reconstitution, éventuellement en dehors du PS actuel, d’un pôle différent, qui peut être tenu pour un partenaire, mais qui ne serait pas pour autant devenu une composante du pôle de « rupture ». Fondre dans une même structure l’esprit de rupture et l’esprit d’accommodement ne me paraît pas être une piste probante. Au fond, l’exemple italien permet de réfléchir. Pour des raisons historiques, il se trouve que le Parti communiste italien (le PCI) a recouvert à la fois l’espace du « réformisme » et celui de la « révolution ». Après 1944, le socialisme italien a été rapidement réduit à la portion congrue et le PCI tend à être effectivement « la gauche » (ce n’est pas le cas en France, où le courant socialiste n’a jamais été laminé). Pendant quelques décennies, cette combinaison s’est faite sous une dominante très à gauche, effectivement marquée par le référent communiste. Mais la crise générale du communisme a affaibli la part « radicale ». On sait ce qu’il est advenu et la gauche alternative italienne continue de chercher à surmonter le désastre. La leçon devrait être retenue.

10. La perspective d’un rassemblement majoritaire à gauche n’invalide pas la polarité fondatrice, à gauche, entre les composantes plutôt sensibles à la nécessité de composer avec le système pour l’infléchir et les composantes qui mettent avant tout l’accent sur la nécessaire rupture-dépassement. Les deux pôles peuvent agir ensemble ; ils ne se confondront pas pour autant.

Ce qui conduit à ajouter immédiatement que le plus décisif est le développement du pôle de rupture. Le but du Front de gauche ne devrait pas être de rassembler peu à peu toutes celles et ceux qui critiquent aujourd’hui la logique « hollandaise » du pouvoir. Son but est de donner force politique moderne (au-delà du fait partisan) aux forces attachées à la perspective pratique immédiate d’une autre manière globale de « faire société ». Que sur cette base se nouent des contacts, se mènent des débats, se tissent des accords avec d’autres horizons culturels-politiques est un impératif. Mais cela devrait se faire dans la distinction assumée. La distinction n’est pas l’opposition : il n’y a pas de muraille de Chine entre « les » gauches ; il peut y avoir à la fois coopération et compétition. Mais la distinction est un atout plutôt qu’une contrainte.


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