Néolibéralisme et djihadisme

samedi 10 janvier 2015.
 

Par Marie-Jean Sauret, psychanalyste, professeur émérite des universités et auteur.

Comment est-il possible que le djihad non seulement trouve un écho favorable en France, mais y prenne l’allure d’une croisade de jeunes gens et de jeunes filles élevés dans un environnement areligieux ou chrétien et parfois musulman  ? Répondre supposerait d’examiner la façon dont se nouent deux dimensions essentielles  : le vivre-ensemble contemporain et ses caractéristiques et le fonctionnement psychologique des sujets concernés. Ce nouage s’effectue habituellement dans la famille.

La famille se définit par cette fonction et non par ses formes aujourd’hui multiples et appelées à se diversifier encore – bien au-delà des familles dites patriarcales, nucléaires ou monoparentales. L’humain naît deux fois  : une fois organiquement et une fois comme sujet parlant. Cette seconde naissance requiert toute l’attention  : la famille est le lieu qui, tout en autorisant la sexualité entre adultes et en protégeant les enfants, transmet à ces derniers les éléments et le temps (l’éducation) nécessaire à chacun. Il y construit la solution qui l’autorisera à effectuer l’un des pas les plus importants pour la société  : s’en aller. La solution qu’il emporte est celle qui lui permet d’abord de nouer entre elles les dimensions dont il est fabriqué (le corps, le sens, le langage) et avec le lien social où il est appelé à les mettre à l’épreuve du fait d’y vivre. Il s’agit ainsi d’y loger ce qui fait sa singularité, d’une part, sans s’y dissoudre, et d’autre part, sans que le collectif ne vole en éclats.

La modernité, soumise à la logique libérale, rend le savoir indisponible pour les questions existentielles, du fait de la soumission de la politique à l’économique, de la dissolution de l’autorité dans le pouvoir sous toutes ses formes, de l’imposition de l’anthropologie de l’homme calculable, de la dilution des idéaux, de la perte d’un sens commun, de la disqualification des solidarités, de la capture du désir au profit de la consommation…

Le néolibéralisme défait à la fois le lien social et la fonction anthropologique de la famille. Ce sont les moyens traditionnellement mis à la disposition de chacun pour habiter le monde qui lui sont ainsi dérobés. Ajoutons à cela que si les Lumières sont assorties du discrédit sur le sens fourni par le religieux, l’appel au sens ne cesse pas et la science progresse en même temps que les obscurantismes, jusqu’à atteindre une sorte de culmen aujourd’hui. Une analyse fine montrerait que l’abstentionnisme électoral et la montée du djihadisme trouvent là leurs raisons. L’abstentionnisme n’est pas réductible à baisser les bras devant la dégradation du monde. Il compte aussi ceux qui refusent de cautionner le fait que ce sont les politiques qui ont abandonné devant l’économie. Et du coup, ils sont nombreux, au moment où ils éprouvent la fragilité de leur «  solution  » – particulièrement quand il s’agit de la vérifier et de la valider, à l’adolescence par exemple – à se tourner vers les «  vendeurs de sens  ».

Le plus terrible, c’est que les djihadistes inventent des valeurs qui leur permettent de recruter ces «  demandeurs de sens  » pour combattre à leur façon condamnable l’impérialisme capitaliste, réfléchissant le miroir de ses horreurs. Une preuve est fournie par le fait que les «  grandes puissances  » laissent djihadistes et résistants s’entre-tuer aux portes de la Turquie – prenant de fait le parti des gouvernements turcs et syriens  ! Certains critiques croient devoir dénoncer l’attitude intolérante de la laïcité à la française envers la religion comme s’il s’agissait d’un rejet des particularités. D’une part, la religion, si elle est pourvoyeuse de sens, arase justement la singularité de ceux qui s’y reconnaissent comme «  tous pareils  », jouant la particularité contre la différence de chacun avec chacun  ; d’autre part, la religion globalement dénoncée est toujours celle de l’autre. Pourtant beaucoup de concitoyens se sont retrouvés solidaires des manifestations contre le mariage pour tous, sans être gênés par la présence de prêtres à genoux bras en croix et d’enfants de cœur en surplis – alors même que, quelques mois plus tôt, les mêmes pouvaient stigmatiser les musulmans qui, pour protester contre l’absence de mosquée dans leur ville, priaient dans la rue  ! Une charia chrétienne  ! Allons à plus terrible.

Le 8 mai 1984, le caporal Denis Lortie tue 3 personnes dans l’hôtel du Parlement du Québec  ; le 26 mars 2002, Richard Durn fait 6 morts et 19 blessés au conseil municipal de Nanterre  ; le 22 juillet 2011, Anders Behring, au titre d’une croisade contre les musulmans, laisse 77 victimes parmi les jeunes du Parti travailliste norvégien réunis sur l’île d’Utoya  ; Mohamed Merah (2012) abat un soldat français d’origine maghrébine à Montauban avant d’assassiner 6 élèves d’une école juive toulousaine  ; plus tard, Mehdi Nemmouche (2014), de retour de l’«  État islamique  » en Syrie, commet un quadruple assassinat au musée juif de Bruxelles. Et encore, Eric Harris et Dylan Klebold (1999), deux adolescents armés de fusils à pompe et de couteaux de chasse, massacrent 15 personnes à Columbine (Colorado), etc.

Or les victimes de la guerre avec Daesh, il faudrait s’arrêter sur la triste comptabilité des crimes de masse en Europe et aux États-Unis revendiqués par des chrétiens d’extrême droite ou par des musulmans dont des convertis. Il est lisible sur cette simple liste que ces criminels de masse s’en prennent, outre aux symboles du pouvoir (Parlement, armée, parti politique), aux lieux du savoir et de la culture – école, cinéma, musée, bibliothèque, université  : soit aux traces des valeurs qui ont échoué devant le capitalisme qui les dévalorise. Certains de ces criminels sont assurément de structure paranoïaque (faillite de la fonction paternelle, délire systématisé invoqué pour rendre compte de leurs actes respectifs  : une mission remplie au nom d’idéaux empruntés aux extrêmes droites chrétiennes ou à l’islamisme).

Les crimes commis par des chrétiens ou par des musulmans, convertis ou non, obéissent à la même logique. Leur traitement médiatique est cependant instructif  : les chrétiens sont psychiatriquement qualifiés, tandis que les musulmans sont automatiquement référés au terrorisme – instrumentés pour justifier l’augmentation des mesures de sécurité et l’engagement dans les guerres impérialistes qui alimentant du coup ce que la politique officielle prétend combattre.

Source : http://www.humanite.fr/une-analyse-...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message