Janette Habel : « L’idée du régime cubain est de chevaucher le tigre »

mercredi 7 janvier 2015.
 

La normalisation des relations entre La Havane et Washington n’est pas totalement une surprise. Mais, même sans levée prochaine de l’embargo, l’événement est considérable et ouvre une nouvelle ère pour Cuba. Non sans incertitudes pour l’avenir du régime.

Janette Habel est politologue, enseignante à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine à Paris III et membre du Centre de recherches sur l’Amérique latine et les Caraïbes de l’université Aix-Marseille. Elle analyse l’annonce simultanée, par Barack Obama et Raul Castro le 17 décembre, d’un accord visant à un rapprochement entre les États-Unis et Cuba.

Regards. Cet événement a été présenté comme inattendu. Est-ce qu’il n’était tout de même pas annoncé, aussi bien par des faits récents que par une évolution de plus long terme ?

Janette Habel. On savait qu’il y avait des discussions et des négociations en coulisses. La poignée de main échangée entre Raul Castro et Barack Obama lors de l’enterrement de Nelson Mandela n’était pas survenue par hasard. Au cours des trois ou quatre derniers mois, plusieurs éditoriaux du New York Times s’étaient prononcés de manière répétée contre le maintien de l’embargo et pour le rétablissement des relations avec Cuba. Signal encore plus clair : le discours de Bill Clinton, quelques jours auparavant, affirmant que la libération d’Alan Gross, un agent nord-américain emprisonné à Cuba, permettrait à ces relations de reprendre…

Où réside alors la surprise ?

Dans le moment et les conditions de cette annonce. Deux éléments sont réellement inattendus. D’une part, d’avoir dissocié le rétablissement des relations diplomatiques et la levée de l’embargo – qui ne peut pas être décidée par le seul exécutif, puisqu’elle nécessite une majorité au Congrès en raison de la loi Helms-Burton de 1996 qui renforçait encore les sanctions. D’autre part, et c’est un aspect spectaculaire qu’on ne mesure pas bien ici, ce sont les conditions de l’annonce, consistant à faire apparaître parallèlement à la télévision Raul Castro et Barack Obama, qui s’étaient parlé la veille durant quarante-cinq minutes, pour des déclarations simultanées. Ce qui met à égalité de souveraineté le chef de l’État le plus puissant du monde et celui d’une petite nation de onze millions d’habitants qui essaie de survivre depuis un demi-siècle aux pressions et aux agressions du premier – on n’emploie pas sans quelque vérité l’image du requin et de la sardine. Barack Obama transgresse une clause de la loi Helms-Burton imposant qu’aucune négociation ne puisse se dérouler aussi longtemps que Fidel et Raul Castro seraient au pouvoir. C’est une victoire politique pour Cuba après un combat qui a duré plus d’un demi-siècle, même si cela ne signifie pas la fin du conflit. En ces temps de doutes et d’incertitudes, une première leçon s’impose : même un petit pays pauvre peut résister à la première puissance impériale du monde.

Le changement de la position américaine est donc spectaculaire ?

Le contenu du discours d’Obama est très significatif, en ce qu’il effectue trois constats politiques majeurs. D’abord que la politique envers Cuba a constitué un échec pour l’administration américaine, les objectifs poursuivis pendant près de cinquante ans – c’est-à-dire le renversement du régime – n’ayant pas été atteints. Ensuite que provoquer l’effondrement de Cuba n’était un objectif souhaitable ni pour Cuba ni pour les États-Unis. Enfin que cette politique n’a fait qu’isoler les États-Unis, en particulier en Amérique latine. Pour un président généralement tiède, voire flottant dans ses décisions, la netteté du propos est frappante.

Quel bénéfice les deux parties peuvent-elles en tirer à court terme sur le plan international ?

Obama était placé devant un dilemme avec la tenue, en avril 2015 au Panama, du Sommet des Amériques, auquel le seul pays qui n’y est traditionnellement pas invité est Cuba. Or de très nombreux chefs d’État, dont Dilma Roussef pour le Brésil mais aussi certains parmi les plus conservateurs, avaient cette fois averti qu’ils n’y assisteraient pas si Cuba – que le Panama avait lui-même invité – n’était de nouveau pas présent. Les États-Unis, qu’ils choisissent d’y participer ou pas, étaient assurés de subir un échec diplomatique. L’annonce du rapprochement permet à Cuba de figurer au sommet, et à Barack Obama de se prévaloir d’une victoire personnelle en apparaissant comme celui qui a mis un terme à une politique inefficace – et par ailleurs presque unanimement condamnée, notamment à l’ONU. De son côté, Cuba a obtenu la libération de ses trois agents détenus depuis quinze ans, et surtout atteint un objectif essentiel que Fidel Castro lui-même avait fixé depuis longtemps : rétablir les relations diplomatiques avec les États-Unis sans faire de concessions sur son système politique, dans le respect de sa souveraineté. La politique du "Nation building" préconisée par les exilés anticastristes de la première heure a échoué.

La situation critique du Venezuela a-t-elle contribué à accélérer le processus côté cubain ?

La question de la satisfaction des besoins énergétiques avec le pétrole du Venezuela n’est pas déterminante dans cette négociation. Cuba connaît une situation économique extrêmement difficile, et le pays a besoin de la normalisation de ses relations avec une puissance qui se trouve à cent-cinquante kilomètres de ses côtes. L’embargo et les sanctions américaines ont, quoi qu’en disent les médias, des conséquences économiques très lourdes. Cela dit, la diplomatie pétrolière solidaire initiée par Hugo Chavez a beaucoup aidé Cuba et d’autres pays latino-américains, il ne faut pas l’oublier au moment où l’administration Obama prend des sanctions contre Caracas. Gageons que la diplomatie américaine va tenter à la faveur de ses récentes décisions de "diviser pour régner".

Cette normalisation aura des conséquences relatives si elle n’est pas suivie de la levée de l’embargo. Quelles sont les chances que Barack Obama l’impose à un Congrès dont son parti a perdu la majorité ?

À moins de deux ans de l’élection présidentielle, Obama a été habile, c’est son dernier mandat. Le Parti républicain n’est pas homogène sur la question cubaine, de nombreux lobbies en son sein – ceux de l’agro-business, des biotechnologies entre autres – se mobilisent depuis longtemps en faveur de l’abrogation ou du contournement de l’embargo. Les États-Unis ont à leurs portes un marché tout de même important, auxquels ils sont les seuls à ne pas avoir accès, ce qui est particulièrement problématique pour les industries agroalimentaires et pétrolières. Même au sein de la diaspora cubaine, le maintien d’une politique en échec depuis cinquante ans ne serait pas forcément populaire. Face à la décision d’Obama, une partie des exilés crie à la trahison, mais les plus jeunes y sont plutôt favorables. Dans un premier temps, les Républicains feront peut-être bloc pour s’opposer à la fin de l’embargo, mais cette position ne me semble pas tenable à plus long terme. Le processus peut prendre du temps, et passer par différentes étapes de contournement qui videront progressivement l’embargo de son contenu.

En quoi ces changements peuvent-ils accélérer l’ouverture économique et politique de Cuba ? Jouent-ils en faveur de la fin du régime castriste ou plutôt de sa consolidation ?

La situation économique pourrait s’améliorer avec l’afflux de touristes américains et de dollars, la possibilité d’importer des biens dont les Cubains étaient auparavant privés, le développement des petites entreprises privées, etc. L’amélioration du niveau de vie peut contribuer au maintien du régime. À l’inverse, les inégalités déjà provoquées par les réformes marchandes impulsées par Raoul Castro vont s’aggraver, d’autant plus que l’objectif avoué de la décision d’Obama est de renforcer le secteur privé, d’encourager la libéralisation de l’économie et à terme celle du système politique. Un objectif partagé par certains secteurs de la bureaucratie cubaine. Il faudra mesurer l’impact politique et idéologique de ces changements : modifieront-ils l’attachement des Cubains à la Révolution, les comportements vont-ils évoluer, comment la jeunesse va-t-elle réagir ? Le régime y est préparé : son idée est de chevaucher le tigre en maintenant le contrôle politique et le caractère autoritaire et verticaliste de son fonctionnement. Il n’y aura pas de changement à court terme sur le plan du pluralisme de la presse et des organisations politiques, même s’il y aura plus de liberté d’expression. D’ores et déjà, en dépit du contrôle exercé sur Internet, les blogs et les débats se multiplient.

Il est donc trop tôt pour annoncer la fin de la révolution cubaine ?

Ce qui est certain, c’est que le régime y perdra un de ces arguments essentiels : celui de la forteresse assiégée pour justifier ses restrictions aux libertés démocratiques. Une période de changements politiques très importants s’ouvre aujourd’hui, d’autant que Raul Castro a annoncé la fin de son mandat en 2018. À cette date, il n’y aura plus de Castro au pouvoir et cela marquera la fin d’un cycle historique. Mais on n’est pas dans la situation des anciens pays de l’Est ou de la Chine : il existe encore à Cuba ce que l’on peut appeler une vraie gauche radicale, minoritaire mais combative, et qui n’est pas prête à considérer que Cuba incarne désormais « le passé d’une illusion », pour paraphraser François Furet. L’histoire est en train de se faire, il n’est pas possible d’annoncer quel tour elle prendra. Cela dépendra de la mobilisation du peuple cubain pour sauvegarder ses conquêtes sociales. Cela dépendra aussi de l’évolution des gouvernements d’Amérique latine.


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