Après l’attentat contre Charlie hebdo : main tendue à nos compatriotes musulmans (Edwy Plenel)

jeudi 8 janvier 2015.
 

Charlie Hebdo : Un « attentat aux libertés », interview de Edwy Plenel

Interview donné à lors d’une conférence donnée à Bretigny sur Orge pour le compte de Action Pour un Monde sans Frontières (APMSF). C’ est une association de Corbeil Essonne, qui s’est donnée comme objectif de lutter contre les inégalités et d’aider dans leurs difficultés les jeunes musulmans, en travaillant particulièrement sur l’insertion. Elle organisait Samedi 17 Janvier 2015 une journée de débats et de présentation de ses actions, avec ses partenaires à Brétigny-sur-Orge. Le moment fort de cette rencontre devait être la « conférence débat éducation, le droit à l’insertion pour tous et les difficultés de la jeunesse musulmane en France », en présence notamment de Tariq Ramadan, intellectuel et universitaire, et d’Edwy Plenel, journaliste et créateur de Mediapart.

« A force d’agiter des épouvantails, vous êtes en train de participer à la production de monstres »

Julien Monier. Quelle a été votre réaction, à la rédaction de Mediapart, aux attaques du mercredi 7 janvier 2015 ?

Edwy Plenel. Nous avons à Mediapart eu deux réactions. Une réaction simplement humaine, qui est je crois celle de tout le monde, celle d’être bouleversé par ce que nous avons qualifié tout de suite, « d’attentat aux libertés », à nos libertés, pas seulement à la presse. A la liberté de penser, d’expression, d’opinions et à ce symbole du massacre d’une rédaction, et au fait de tuer des gens parce que l’on ne partage pas leurs idées. Et cette réaction s’est évidement prolongée car on a tué des gens parce qu’ils ont une identité, celle d’être juif. Ce sont donc des actes antisémites.

Nous avons eu d’abord cette première réaction qui nous paraît naturelle et qui s’est traduite par cette veillée faite le soir de l’attentat à Charlie Hebdo. Nous avons veillé ceux qui avaient été blessés, c’est à dire la France, la France dans ses idéaux, et la France, aussi, dans la diversité de son peuple. Car l’étonnement que tout le monde a pu voir et qui va jusqu’au héros de l’Hyper Casher, ce malien de vingt-neuf ans, qui va finalement avoir la nationalité française, est qu’on a vu cette France faite de gens de toutes sortes d’origines, de toutes sortes d’apparences, de toutes sortes de croyances, de non croyance, c’est cela la réalité de la France.

C’est notre première réaction humaine, normale et évidente.

La deuxième réaction est celle de journaliste et nous, nous sommes comme journal, de ceux qui pensons que notre fonction n’est pas d’ajouter de l’émotion à la passion, mais de donner à comprendre. Ce n’est pas excuser l’injustifiable, mais cela veut dire, mieux comprendre ce qui s’est passé pour pouvoir mieux agir. Donc notre rôle à Mediapart a été à la fois de mettre en évidence cette vérité dérangeante qu’est ce fiasco sécuritaire, le fait que cet attentat ait pu avoir lieu sur une cible si évidente, alors que les terroristes, c’est-à-dire les frères Kouachi puis Coulibaly étaient dans les radars des services de renseignement. Quel problème cela pose ?

Pourquoi malgré toutes les dispositions anti-terroristes votées cela a été possible ? Et c’est pour cela que nous soutenons la demande d’une commission d’enquête parlementaire qui fasse la lumière sur tout cela de façon indépendante.

« Ces jeunes sont des enfants de notre pays, ils sont français »

Le deuxième enjeu de compréhension qui ne fait que commencer et qui concerne aussi bien les acteurs politiques, les acteurs médiatiques, l’ensemble des acteurs éducatifs et les acteurs de la société toute entière, c’est au fond de regarder en face le fait que ces trois jeunes qui ont rencontré une idéologie criminelle, une idéologie délirante qui les a amené à commettre ces crimes abominables, ces jeunes sont des enfants de notre pays, ils sont français. Ils ont grandi en France, ils ont traversé une réalité que connaît toute une partie de notre jeunesse, aussi bien au niveau de l’école, des services sociaux, des éducateurs, de la police et de la prison.

Et donc comment cela a été possible ?

Qu’est-ce que cela dit sur notre société, sur ce que notre république a déserté comme enjeux ? Sur la question d’une république qui soit vraiment pour tous, qui ne soit pas excluante, qui soit vraiment intégrante. Et dans cette réflexion, il y a évidemment notre souci, et tout le monde connaît la position de Mediapart là-dessus, de combattre tous ceux qui voudraient se saisir de cet événement pour continuer à agiter des épouvantails qui peuvent produire des monstres nés du ressentiment et de la victimisation, c’est à dire ceux qui sont du côté de la bouquémisserisation, de l’essentialisation et de la désignation à la vindicte de nos compatriotes d’origine, de croyance ou de culture musulmane.

Julien Monier. Comment percevez-vous la manière dont les représentants du monde politique et médiatique se saisissent de ces événements ?

Edwy Plenel. La société des journalistes de Mediapart a signé avec d’autres sociétés de journalistes une déclaration commune qui s’intitule « même pas peur ». Nous n’avons pas peur. La peur ne passera pas par nous. Et dans un moment comme celui-là, il faut surtout ne pas céder à cette fascination morbide où nous regardons l’horreur comme des lapins pris dans des phares. Il faut être spinoziste, ni rire, ni pleurer mais comprendre. Même si nous pleurons ceux qui, pour certains, nous faisaient plus ou moins rire. Il y a évidemment vis-à-vis de l’humour des goûts et des couleurs différentes. Mais il nous faut néanmoins comprendre, ce qui ne veut pas dire justifier, ce qui ne veut pas dire cautionner, mais comprendre. Et donc cela veut dire deux choses.

« Ce mot guerre pourrait nous mettre en guerre contre nous-mêmes »

Premièrement, car notre expérience internationale nous permet de le dire depuis le 11 septembre 2001, ne pas reconduire et ne pas répéter l’erreur immense commise par les États-Unis d’Amérique. Qui, loin de faire reculer la terreur, ont ajouté au désordre du monde, en se précipitant dans le Patriot Act qui a produit Guantanamo et la torture, mais aussi l’invasion d’un pays souverain, l’Irak, et qui a augmenté les déséquilibres du monde.

D’où est sorti aujourd’hui l’État Islamique. Même si il y a évidemment une idéologie, qui est évidement notre ennemie et notre adversaire, une idéologie totalitaire. Mais cette idéologie totalitaire a pu grandir et trouver de nouvelles recrues sur fond de ces désordres, accrus par une riposte qui n’était pas la bonne. Donc le premier combat qui traverse la classe politique est évidemment de ne pas répéter cette erreur, de ne pas se précipiter dans cette « guerre », c’est pour cela que nous n’employons pas le mot guerre, que seul le premier ministre et une partie de la droite ont employé, mais qu’en effet et nous lui en donnons acte, François Hollande lui n’emploie pas, que le ministre de l’intérieur n’emploie pas. Car ce mot guerre pourrait nous mettre en guerre contre nous-mêmes, contre une partie de notre peuple, ce qui est évidement un piège très dangereux.

Le deuxième point, c’est évidement de résister, de manière tout ce qu’il a de plus cohérente et collective, à toutes les tentations d’amalgame. Et, au fond, de mobiliser la société autour des causes communes. C’était ça l’image de la foule du 11 janvier 2015. Nous avons des causes communes, et nous avons un besoin politique de réinventer des causes communes, conformément à la promesse républicaine qui est celle d’une république démocratique et sociale qui ne fait pas, c’est la formulation de notre constitution, de distinction selon l’origine, selon l’apparence et selon la croyance. C’est l’enjeu essentiel aujourd’hui. Tenir les deux mots. Nous protéger évidement de l’impact sur nos sociétés, des désordres du monde, qui rencontre des jeunes égarés et épousant des idées idéologies meurtrières et délirantes. Et en même temps, construire la meilleure barrière qui est celle d’une société qui retrouve des dynamiques collectives et qui n’est pas dans la guerre des uns contre les autres, mon identité contre ton identité, ma religion contre ta religion.

« La démocratie, c’est le souci de notre pluralité et de notre diversité »

Pour moi l’évènement de la semaine dernière, c’est de se rendre compte dans les morts policiers par exemple, dans ce héros de l’Hyper Casher, dans le correcteur de Charlie Hebdo, qu’évidemment que les musulmans de culture, de croyance ou d’origine font partie de la France. Evidement qu’ils sont tous horrifiés autant que nous. Ils sont de par le monde, par ailleurs, les premières victimes de ce terrorisme totalitaire. Et donc c’est cette dynamique englobante qui mettra fin à ce « eux et nous », à ce « vous et nous » et à cette assignation à une partie de notre peuple à faire ce chemin comme s’ils nous étaient extérieurs. Nous avons devant nous encore une fois, l’affirmation, la construction et la défense d’un nous contre toutes les idéologies d’exclusion qui se donnent la main.

L’antisémitisme nourrit évidement les islamophobes quand il vient de jeunes qui sont de culture ou de croyance musulmane.

L’islamophobie est l’habitude des discriminations et des inégalités qui va de pair, et nous l’avons vu ces derniers temps dans l’espace public, avec la haine des femmes, avec la haine des homosexuels, avec la discrimination contre les roms et avec la négrophobie contre nos compatriotes venus d’Afrique ou des Caraïbes. L’ensemble de ces questions de solidarité autour des minorités est essentielle. La démocratie, ce n’est pas la norme imposée par une majorité, la démocratie, c’est le souci de notre pluralité, de notre diversité et donc de nos minorités.

Julien Monier. Quelle est la nature de votre présence au débat ce samedi avec Tariq Ramadan à Brétigny sur Orge ?

Edwy Plenel. Le rendez-vous où je vais demain, convié par cette association communautaire de Corbeil-Essonnes, qui ne cache pas qu’elle a un engagement religieux, a été pris dans le cadre, bien avant les événements, de mon livre « pour les musulmans ». Ce livre était une alarme pour dire « attention ».

Attention vous les médias, attention vous les politiques, à force d’agiter des épouvantails, vous êtes en train de participer à la production de monstres. Et ces monstres nous les avons vus la semaine passée, et ils ont tué. Ce sont les monstres nés du ressentiment et de la victimisation. Ce n’est pas les excuser que de dire cela, loin de là, ils sont comptables de leurs actes et ils les ont payés de leur vie. Mais c’est de dire qu’il est de notre responsabilité de ne pas nourrir cette nécrose qui est l’envers même d’une politique commune.

« Sortir de la victimisation, de la plainte et du repli »

Mon livre, cette main tendue à nos compatriotes musulmans, était aussi un appel pour qu’ils sortent de la victimisation, de la plainte et du repli sur eux-mêmes.

Qu’ils soient des citoyens à part entière et qu’ils contribuent à inventer cette république démocratique et sociale. Dans le cadre de ce livre, j’ai accepté toutes les invitations. J’ai été aussi bien invité par des assemblées d’autres croyances, notamment chrétiennes, je suis allé par exemple parler dans un temple protestant il y a peu de temps, j’ai été invité par des francs-maçons, j’ai répondu à leur invitation, donc des gens qui pour certains sont agnostiques, athées, non-croyants et donc que leur conviction, leur croyance est de ne pas croire. J’ai été invité par des universités populaires, cela sera le cas encore à Gennevilliers le 2 février, la ville où ont grandi les Kouachi. Et cela a été le cas à Toulouse. J’ai été invité par des associations issues de toute la diversité de notre peuple. Et c’est dans ce contexte que j’ai accepté cette invitation, qui sera aussi une façon de dire les choses, car si on ne se parle pas, on maintient une partie de la population à l’écart. Ce sera aussi l’occasion de montrer qu’il n’y a pas d’exclusive, et quelqu’un comme Tariq Ramadan est un intellectuel d’Europe, des musulmans d’Europe, qui dit aux musulmans européens qu’ils doivent être citoyens européens, qu’il doivent s’engager dans la cité. Et bien nous pouvons dialoguer ensemble, comme l’a fait Edgar Morin qui a fait un livre de dialogue avec lui.

Même si par ailleurs nous pouvons avoir des divergences politiques, des divergences de là où nous parlons. Moi-même, je suis areligieux, je n’ai pas de croyance mais je n’ai aucun mépris pour ceux qui ont besoin d’une croyance. Et donc ma présence demain, dans un cadre qui est à la fois communautaire et religieux, de gens qui affichent le fait d’avoir une identité religieuse, correspond à la démarche de mon livre. Si chacun reste chez soi, si on n’est pas capable de faire ce pas vers l’autre et bien notre pays continuera à se déliter.

Oui je l’assume, je suis résolument du parti de l’autre, de l’autre qu’il soit catholique, protestant, juif, musulman, athée, créolisé, métissé de tout ordre, c’est notre peuple. Je me définis toujours comme un breton d’outre-mer, et cette diversité-là, je pense que c’est l’imaginaire dont nous avons besoin.

L’imaginaire d’une France multiculturelle, multiconfessionnelle et dont la laïcité n’est pas un interdit, pas une injonction autoritaire, dont la laïcité c’est d’abord le respect de toutes nos libertés de conviction, de toutes nos libertés de croyance, parmi lesquelles la liberté de ne pas croire.


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