Après l’élan populaire historique, une République sociale pour un vrai vivre-ensemble

jeudi 15 janvier 2015.
 

Contributions de :

- Zahia Ziouani Chef d’orchestre, directrice musicale de l’Orchestre symphonique Divertimento ;

- Roger Martelli Historien, codirecteur 
de Regards ;

- Bernard Stephan Directeur 
de Témoignage chrétien

- et Pascal Boniface directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques

Après l’élan populaire historique Une réalisation sociale 
et culturelle concrète par Zahia Ziouani Chef d’orchestre, directrice musicale de l’Orchestre symphonique Divertimento

Quel jour inoubliable, ce dimanche 11 janvier 2015, qui a vu la France se rassembler autour de toutes ses diversités, qu’elles soient culturelles, intergénérationnelles, sociales ou religieuses  ! Mais faut-il que des drames se produisent pour que la conscience collective se réveille et s’exprime  ? Durant ces derniers jours, on a beaucoup parlé de liberté. Liberté d’expression, liberté de pensée, liberté de croyance, liberté  ! Je pense que cette liberté ne peut entièrement se réaliser et se concevoir que si les deux autres valeurs de notre devise sont entièrement réelles et ressenties  : l’égalité et la fraternité  !

L’obscurantisme, l’ignorance et la misère intellectuelle qui ont été à l’origine des drames que nous avons vécus se combattent avec l’éducation et la culture, qui permettent d’instruire nos jeunes, de cultiver une libre pensée, donc un esprit critique. Ils pourront ainsi questionner la société dans laquelle ils vivent, travailler pour la construire, s’opposer aux inégalités, aux injustices et cultiver le vivre-ensemble. Cependant, il est regrettable de constater que de nombreuses inégalités subsistent dans nos territoires, notamment dans les banlieues et dans certains milieux ruraux. Ces territoires dans lesquels les moyens développés à l’école et dans l’accès à la culture et au sport ne sont pas équitables et surtout pas à la hauteur des besoins.

La notion du vivre-ensemble a beaucoup été discutée, ces derniers jours. Le vivre-ensemble est dans les discours de beaucoup de décideurs politiques, mais on ne voit pas beaucoup de résultats concrets, sauf parfois au niveau local. Ce manque de résultats au niveau politique amène la société à se diviser et à se désolidariser. Il faut maintenant que nos hommes politiques s’appuient sur cet énorme élan populaire pour que les valeurs de «  liberté, égalité et fraternité  » se réalisent de façon concrète dans la vie de tous. Ce vivre-ensemble se construit au travers de la fraternité, qui n’est pas une valeur acquise de fait, mais qu’il faut construire. La France n’est pas un pays composé d’additions de communautés. C’est une grande nation solidaire quand toutes ses composantes vivent ensemble. Pour cela, il faut que tous les habitants se sentent égaux et vivent cette égalité à tous les niveaux.

Je pense que le vivre-ensemble se construit avant tout par la culture et l’éducation. Nos jeunes doivent pouvoir, par exemple, apprendre la musique et à jouer dans des orchestres. Intégrer un jeune dans un orchestre, c’est aussi lui apprendre à cultiver un esprit collectif et de partage, lui transmettre les valeurs de solidarité, de conscience collective et de vivre-ensemble. Je suis chef d’orchestre et très attachée à partager le répertoire de la musique classique avec tous les publics, que ce soit en milieu urbain, en milieu rural, dans les lieux culturels des quartiers comme dans les grandes salles de concert, ou en milieu carcéral. Il est important que nous soyons présents, avec les musiciens de mon orchestre, dans les territoires fragiles, notamment dans nos banlieues, pour partager la culture avec les habitants et les jeunes, les amener à rencontrer les belles œuvres et, ainsi, se forger un esprit critique. La culture doit être plus populaire et je crois en sa capacité à également fédérer toutes les diversités, notamment culturelles et sociales. Mais il est difficile de mener ce travail car les moyens manquent et de nombreux cloisonnements subsistent. Une symphonie de Mozart ou de Beethoven est-elle différente si on la joue en Seine-Saint-Denis ou si on la joue dans une prestigieuse salle de musique parisienne  ? Pourquoi relèverait-elle des financements de la politique de la ville dès lors qu’elle se joue en banlieue et du ministère de la Culture si elle est jouée à Paris  ? Je suis convaincue que c’est au travers de la culture que nous pourrons éduquer nos jeunes générations pour construire une société française solide. Il faut encourager tous les acteurs culturels, éducatifs, sociaux, qui sont actifs sur le terrain, à mener ce travail afin d’éviter, plus tard, que d’autres drames ne se produisent. Comment permettre aux enfants des zones urbaines sensibles ou en milieu rural d’accéder à la pratique de la musique quand il y a tant à faire par ailleurs pour réduire les inégalités d’accès à la santé, à l’emploi, au logement  ? Ce sont à toutes ces questions auxquelles notre société devra répondre afin que tous les Français se sentent égaux, donc plus sereins pour vivre ensemble.

Construire ensemble 
le « chez tous » par Roger Martelli Historien, codirecteur 
de Regards

Une marée humaine exceptionnelle a dit non à l’inhumain. Mais les monstres ne naissent pas de rien. Haïr le monstre, c’est combattre ce qui l’enfante. La violence qui tue  ? Depuis la fin de la guerre froide, on veut nous faire intérioriser que nous sommes, non plus dans un conflit de classes, mais dans une guerre des civilisations. Or, avec la guerre contre le terrorisme, la métaphore originelle se mue en guerre tout court, partout et toujours, où le heurt des États laisse la place à la guerre civile, religieuse ou ethnique. La peur devient un mode de vie, l’État d’exception la norme et le repli, une tentation. C’est l’engrenage sans fin de la violence et de la contre-violence.

Guerre des civilisations, d’un côté  ; inflation de l’identité, de l’autre. Dans un monde où la polarité est la règle et le partage une incongruité, l’individu n’aurait plus d’avenir que s’il se referme sur une identité protectrice, une communauté où il est «  chez soi  », où les autres ne viennent pas empiéter sur son espace. Dans une société où la concurrence se redouble de la méfiance, pas d’autre choix pour les communautés que de se clôturer et de s’affronter. Finies les solidarités sociales d’hier  : désormais, le peuple (immigré et coloré) de la «  banlieue  » s’oppose au peuple (autochtone et blanc) de la «  périphérie  », nous suggère le géographe Guilluy. En cela, l’enfermement communautariste est une plaie. Mais si l’enfermement est une impasse, la non-reconnaissance des spécificités est un enlisement. Quand l’inégalité constitutive des sociétés de classe fonctionne à la discrimination massive des minorités, un universalisme mal compris apparaît trop souvent comme un déni de dignité. Une France républicaine n’est pas une France de l’uniformité mais de l’égalité, une égalité non pas de semblables mais de différents. On ne peut pas, comme autrefois, demander aux individus d’oublier ce qu’ils sont quand ils entrent dans l’espace public. Une spécificité non acceptée, donc discriminée, débouche sur une différence qui isole, qui oppose et qui ferme ainsi la voie au commun.

La guerre des communautés se nourrit de la rétraction de l’espace public. Quand la norme privative et marchande domine tout, quand la dépense publique devient donc un coût qu’il faut réduire, la concurrence fait rage entre ceux qui doivent bénéficier de ses ressources. Si l’État providence n’a plus les moyens, pas d’autre solution que de retirer aux uns pour donner aux autres. Moins aux nouveaux venus, plus aux autochtones… Le public qui se rétracte, la solidarité (la fraternité) qui s’épuise  ? La cohérence sélective et discriminatoire est alors du côté du Front national.

Face à la violence produite par notre monde, la solution n’est pas dans la défense de l’identité, mais dans la conquête de l’égalité, couplée à la liberté et soutenue par la solidarité. «  On n’est plus chez nous  », entend-on souvent. Je ne dis pas que cette phrase conduit fatalement au Front national. Mais elle lui ouvre la voie. Si nous ne voulons pas de lui, opposons une autre phase  : construisons ensemble le «  chez tous  » de l’égalité et de la dignité. Le socle de la tolérance n’est ni l’uniformité qui éradique ni la différence qui éparpille  ; le commun est notre horizon.

L’identité et la logique 
de concurrence Bernard Stephan Directeur 
de Témoignage chrétien

Après les manifestations, comment prendre la mesure de cet événement  ? Près de quatre millions de citoyens ont pris le parti de réoccuper l’espace public, refusant la peur du terrorisme et donnant vie à un triptyque républicain – liberté, égalité, fraternité –, descendu des frontons. Cette force puissante a refusé clairement la stigmatisation et la recherche de boucs émissaires proposées par l’extrême droite. Ni les citoyens de confession juive ni les citoyens de confession musulmane ne sont les causes de la crise de la société. L’avancée au regard des schémas régressifs qui tenaient le haut du pavé depuis des mois est considérable. Nul ne peut prédire ce que deviendra ce mouvement. Est-il le point de départ d’une mobilisation de la société  ? Remarquons d’abord que le vivre-ensemble, souvent proclamé, pourrait devenir, à la faveur de cette marche, un faire-ensemble. Plus qu’un vœu, un acte, un mouvement. Constatons ensuite qu’il est important de relier le travail nécessaire pour l’égalité, de celui de la fraternité et de l’identité. Le succès immédiat du slogan «  Je suis Charlie  » renvoie à ce que le philosophe Paul Ricœur nommait ainsi  : «  Penser soi-même comme un autre.  » Le mal qui est fait à l’autre n’est pas abstrait, il me touche et me blesse. Il y a là un champ immense pour faire advenir des identités travaillées par l’altérité et battre en brèche les identités meurtrières si bien autopsiées par Amin Maalouf. Cela signifie qu’il est nécessaire d’en finir avec des mots qui enferment  : «  les juifs  », «  les musulmans  », comme s’il y avait, d’un côté, des citoyens présumés sans appartenance et, de l’autre, des êtres humains entièrement déterminés par leur religion ou leur culture.

Affirmer qu’il y a des citoyens de confession musulmane, juive ou chrétienne comme d’autres ont des convictions athées permet de sortir de l’essentialisation des identités, notamment religieuses, pour entrer dans une dynamique de construction de soi ouverte à des apports multiples. Ce métissage des identités est déjà au travail mais a besoin d’être accompagné et stimulé par l’aiguillon de l’égalité. Sans quoi, la société, l’État, abandonneront beaucoup à la relégation sociale et à une désespérance à la merci de n’importe quel vendeur de certitudes mortifères. Cette façon de faire ensemble suppose de sortir de la logique de la concurrence des êtres humains sur un marché toujours plus sélectif. De substituer une logique d’inclusion dans le travail et dans la cité à une logique de relégation de présumés peu rentables.

Cela exige de reconquérir du pouvoir sur une sphère financière qui pense l’architecture de la société à l’aune de ces menées spéculatives. Mais comment avoir prise sur ce monde abstrait, fait de signes complexes qui n’ont ni sens ni visage  ? Comment avoir prise sur ce monde désincarné  ? Rebattre les cartes des lois économiques néolibérales dominantes nécessite d’accroître le pouvoir d’agir des citoyens – et, singulièrement, de ceux qui sont privés d’accès aux décisions. Aucun mot d’ordre, aucun décret, aucun programme n’est capable de générer ce mouvement. Accompagner ce mouvement multiforme dans le travail, dans la société est en revanche nécessaire. Ce travail exigeant et passionnant suppose que les citoyens osent disputer le contenu des décisions et fassent valoir leurs propres élaborations. En avançant ces hypothèses, nous sommes-nous éloignés de la marche et de ses suites  ? Pas si sûr. La construction de soi suppose de créer des liens qui libèrent.

Être vigilant sans céder 
à la panique par Pascal Boniface directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques

Une mobilisation populaire sans précédent au niveau national, une première historique avec la participation de nombreux chefs d’État et de gouvernement dans une manifestation de rue constituent des réponses réconfortantes aux meurtres terroristes qui ont endeuillé la France, la semaine dernière. Le peuple français n’a pas eu peur et est resté debout. Le plus dur commence maintenant. Tout d’abord, la menace persiste. Il faut vivre avec, comme on vit avec d’autres risques, eux aussi mortels. Tout faire pour l’éviter, tout en restant ce que nous sommes. Être vigilant sans céder à la panique. Travailler sur le renseignement et refuser les fausses solutions des lois de circonstance. Mais il faut aussi veiller à ce que le vouloir-vivre ensemble, exprimé dimanche, ne vole pas en éclats, l’émotion passée. Et c’est là, la tâche la plus difficile.

Il y a, d’un côté, ceux qui excusent ou relativisent le motif des meurtriers. Il y eut des expressions en ce sens, sur les réseaux sociaux et dans les cours d’école. Il y a un travail pédagogique à faire pour bien expliquer qu’on peut être en désaccord avec Charlie Hebdo, mais qu’on combat la parole par la parole, les écrits par des écrits, les dessins par les dessins. Dans une démocratie, la violence – et d’autant plus la violence meurtrière – est à bannir. Rien ne peut la justifier.

Déconstruire, là encore par la pédagogie et le dialogue, les préjugés sur les juifs, ne serait-ce qu’en demandant à ceux qui y procèdent de ne pas faire d’amalgames qu’ils refusent pour eux-mêmes. Je sais d’expérience que ce travail pédagogique, quand il est mené intelligemment par des personnes crédibles, fournit des résultats positifs.

D’un autre côté, il y a ceux qui estiment que c’est l’islam, en tant que tel, qui est la matrice de ces meurtres et que, donc, tous les musulmans en sont comptables. Ceux-là, par leurs déclarations, nourrissent le fléau qu’ils prétendent combattre en contribuant à la radicalisation par un jeu d’exclusion. C’est le cercle vicieux, la prophétie autoréalisatrice. On rejette les musulmans de la communauté nationale, on les stigmatise et on s’étonne des problèmes d’intégration. Là aussi, on voit bien que les accusations péremptoires sur l’islamisation de la société, sur l’identité en péril, sur «  ces Arabes qui reçoivent des aides sociales et qui s’en prennent à nous  », sont aussi à déconstruire. Et montrer, via les exemples positifs d’intégration, en ne se contentant pas de dénoncer des exemples venus du sport ou du showbiz, ceux qui ont réussi notamment grâce à l’école. Il y a de multiples exemples d’avocats, d’ingénieurs, de médecins, etc.

Nous nous apprêtons à vivre des jours difficiles. Marine Le Pen va surfer sur cette vague et faire de ses compatriotes arabes et/ou musulmans des boucs émissaires. Malheureusement, cette tentation n’est pas l’apanage de l’extrême droite. Face à des drames de ce type, il y a toujours deux types de réaction  : le sursaut vers la dignité et le rassemblement, ou le cercle vicieux des amalgames et l’engrenage de la violence. Il faut compter sur le tissu associatif et faire vivre dans la réalité, sans se contenter de l’évoquer 
de façon incantatoire, notre devise «  liberté, égalité, fraternité ».

Où la cohésion sociale recule Selon le rapport de synthèse présenté par la Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale  : «  En janvier 2014, près de 80 % des Français considéraient que le système démocratique fonctionne mal en France. […] Ces chiffres seraient en augmentation régulière, notamment chez les jeunes et dans les classes populaires. […] En outre, les Français étaient très nombreux à penser que la société se désunit  : 
ils jugeaient ainsi à plus de 80 % que la cohésion sociale est faible et 72 % anticipent des tensions entre 
les groupes composant la société, à échéance de dix ans. Le modèle républicain français doit donc rapidement retrouver l’adhésion des citoyens et la capacité à créer 
de l’identité collective. Il faut rebâtir un projet 
commun porteur de sens et de confiance 
en renouant avec les principes et les fondements 
de ce modèle. »

Source : http://www.humanite.fr/apres-lelan-...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message