Bertrand Badie et Dominique Vidal « Nous sommes rentrés dans l’ère de la société guerrière »

jeudi 22 janvier 2015.
 

« L’État du monde » 2015 observe les «  nouvelles guerres  ». Plusieurs chercheurs en dévoilent 
les aspects technologiques, privés, infra-étatiques, ou endémiques. Bertrand Badie, professeur à l’IEP de Paris, spécialiste des relations internationales, et Dominique Vidal, journaliste et historien, 
en ont dirigé l’édition et reviennent sur les grandes lignes de ces conflits multiformes.

Vous avez intitulé le dernier opus de la collection «  État du monde  », Nouvelles Guerres (1). En quoi les conflits qui ensanglantent notre planète sont-ils nouveaux  ?

Dominique Vidal Il y a certes de nouvelles guerres au sens où elles s’ajoutent à d’autres. Mais il y a surtout de nouveaux types de guerres, qui ont pris forme au cours de cette période de transition d’environ vingt-cinq ans partant d’un monde géré par l’affrontement entre l’Union soviétique et les États-Unis et finissant par la naissance effective d’un nouveau monde que je définirais comme a-polaire plutôt que multipolaire. Nous sommes passés de guerres inter-­étatiques – qui concernaient massivement les soldats plutôt que les civils – à des guerres infra-étatiques. Celles-ci éclatent soit pour la compétition autour des richesses naturelles, soit pour le contrôle du territoire, soit pour le pouvoir. Évidemment, qui dit guerre infra-étatique dit guerre civile, avec une dimension religieuse ou ethnique non négligeable, même si ce ne sont pas les facteurs de cause de ces conflits. Dans tous les cas, les conséquences sont dramatiques pour les populations civiles, pour les femmes et pour les enfants.

Dans cet ouvrage, vous parlez de l’évolution de la société vers une société guerrière. Que recoupe cette notion de société guerrière  ?

Bertrand Badie Pour la première fois depuis des siècles, l’Europe n’est plus le champ de bataille du monde. La guerre n’est plus une compétition entre puissances mais un phénomène lié à la précarité, à la pauvreté, à la faiblesse sociale, je dirais même à la pathologie sociale. Nous sommes entrés dans l’ère de la société guerrière qui s’inscrit ­effectivement dans cette transformation. La tragédie actuelle, c’est que beaucoup de sociétés n’ont pour espoir de survie que la corde guerrière. La guerre devient le principal tissu social, là où ont échoué les institutions, l’État, le contrat social, la construction nationale. La guerre produit une économie qui se révèle florissante pour beaucoup d’acteurs, beaucoup d’agents  ; la guerre devient également un espace de mobilisation, d’identification, mais pire encore, la guerre devient une protection sociale. Toute une partie de la population qui n’avait aucune porte de sortie sous le joug colonial trouve dans la guerre un moyen d’exister et d’être ­protégée socialement. Le problème des enfants-soldats est en ce sens très symptomatique. La faillite économique et ­sociale des États permet et nourrit cette dérive pour une population désœuvrée – en Afrique par exemple sur 200 millions de jeunes, 75 millions sont au chômage. En enrôlant des combattants et en créant tout un tas d’emplois connexes, la guerre devient un moyen d’effacer la pression du chômage, donne la possibilité de se vêtir, de se nourrir, de se loger, de porter un uniforme, d’être respecté, d’avoir l’impression dérisoire d’exister. Tout cela fait qu’un certain nombre de pays, comme la République démocratique du Congo, la Centrafrique, la ­Somalie, le nord du Mali, fonctionnent grâce aux liens sociaux particuliers qu’offrent les sociétés guerrières.

À la lecture de cet ouvrage, on voit que la privatisation des armées, l’industrie de l’armement, le pragmatisme comme idéologie suprême semblent les principales causes de cette situation inextricable  ? N’assistons-nous pas au fond à un chaos organisé  ?

Dominique Vidal Ce chaos organisé ne vient pas de nulle part. Il est à mon sens le produit de la colonisation et, partant, de la manière dont la décolonisation s’est faite. Si l’on ne prend pas en compte cette réalité, on se place dans une analyse a-historique. Mais ce chaos organisé n’est pas le résultat mécanique des seuls méfaits d’un processus de décolonisation accompagné à contrecœur par les puissances coloniales. C’est aussi une dégénérescence globale de la situation internationale qui fait que des intérêts privés continuent d’exploiter au maximum, en Afrique et ailleurs, ce qu’ils peuvent exploiter. Mais, dans le même temps, il y a une espèce de laisser-aller, d’illusion sur le fait que ces guerres intestines pourraient se prolonger sans avoir de conséquences pour les grands pays occidentaux. Je pense au Mali, à la Centrafrique, au Congo, mais je pense aussi à ce qui se passe autour du problème Ebola où on a cette illusion criminelle d’un Occident qui a l’impression qu’après tout il s’agit d’une affaire africaine pour peu qu’on installe un certain nombre de protections dans nos pays  ; il y a une absence nouvelle de prise de conscience par les élites politiques occidentales qui montre que toutes ces dégénérescences auront nécessairement des conséquences sur ce qui se passe à l’Ouest. Bertrand Badie Il y a aussi de la part des gouvernements, par médias dominants interposés, une réalité que l’on cache, en mobilisant des formules faciles comme la dénonciation du terrorisme ou en prêtant des intentions stratégiques à des groupes armés qui bien souvent n’en ont pas. Ces gens-là sont avant tout des entrepreneurs de violence à la recherche d’aubaines. Quant à la privatisation de ces guerres, comment s’en étonner  ? À partir du moment où la plupart de ces sociétés n’ont pas d’État, comment voulez-vous que ce processus de privatisation ne connaisse pas l’envolée qui le caractérise aujourd’hui  ? Des pans entiers du globe sont gérés par tout un ensemble d’acteurs non étatiques, qu’il s’agisse d’entreprises mafieuses, de grandes multinationales ou d’aventuriers de toute nature, qu’il s’agisse encore de tous ces réseaux qui irriguaient un temps la Françafrique et qui n’ont pas disparu. Tout cela vient effectivement corseter ces logiques d’affrontement en espérant en tirer un bénéfice maximal. L’Afrique, en particulier, souffre d’un déficit de politique. Dans ce contexte de faiblesse institutionnelle, personne ne peut s’étonner que ces acteurs privés bénéficient d’une marge de manœuvre considérable. L’Afrique se sortira de tous ses problèmes lorsque la politique renaîtra. Mais il ne faut pas croire que cette politique renaîtra de la transformation miraculeuse des chefs d’État africains et de leur entourage qui s’inscrivent banalement dans ces logiques de clientélisation qui sont la négation même des logiques politiques d’État.

En Afrique, justement, mais aussi ailleurs sur le globe, les armées ne fonctionnent plus de manière militaire mais policière, dans le cadre du maintien de la paix ou de la construction de la paix…

Bertrand Badie C’est un point capital. Il y a encore cette idée bien arrêtée que les armées d’hier peuvent faire face aux conflits d’aujourd’hui. Or les armées d’hier se battaient dans des guerres qui étaient des compétitions de puissances, une armée affrontait une autre armée… Il y avait quelque chose de logique. Utiliser une armée contre des réseaux, contre des acteurs miliciens ou tout simplement porteurs de violence, c’est une autre affaire. Penser qu’une armée puisse remettre de l’ordre là où le désordre provient de la décomposition ­sociale est un non-sens. Et penser que l’instrument militaire puisse être un rempart à la ­faiblesse, à la pauvreté, à la ­précarité, c’est-à-dire aux principaux facteurs de guerre aujourd’hui, c’est totalement absurde  ! Donc, d’une part, l’armée ne fait pas son travail et se comporte en gendarme ou quelque chose se rapprochant, alors qu’il n’y a pas de gendarmerie internationale officielle, mais en plus de cela, le grand danger lié à ces interventions militaires occidentales dans les pays du Sud, c’est qu’elles nourrissent la violence davantage qu’elles ne la suppriment. Le fait d’entrer militairement dans ces sociétés guerrières renforce leur nature guerrière. Et ce cercle vicieux risque de conduire et conduit déjà à de véritables catastrophes. Les soi-disant succès militaires français au Mali sont une plaisanterie. On voit bien aujourd’hui comment repousse cette forme de violence qui avait fait souche et dont on admet aujourd’hui que non seulement elle n’a pas disparu mais qu’elle prolifère un peu partout du Niger à la Libye en passant par le Tchad et la Centrafrique.

Dominique Vidal Je voudrais ajouter une idée qui me paraît importante par rapport au rôle flou des armées contemporaines et de leurs supplétifs privés. Il n’y a pas seulement l’idée que nous sommes devant de nouvelles guerres, c’est aussi une interrogation sur la capacité de ces guerres à être des moyens de gestion du monde. Il fut une période durant laquelle les guerres étaient un moyen de gestion du monde. Un moyen cruel, un moyen barbare à bien des égards, mais un moyen efficace. Est-ce que c’est encore le cas  ? Quand on regarde l’échec américain en Irak, en Afghanistan, quand on regarde l’échec israélien dans la guerre contre le Liban en 2006, dans la première guerre menée dans la bande de Gaza en 2008-2009 et dans celle de cet été… Évidemment, on ne va pas dire que le Hezbollah ou le Hamas ont gagné la guerre, le coût humain est tel que ce serait obscène… Mais en même temps, Israël n’a pas gagné cette guerre-là. Et ce n’est pas seulement l’idée de l’échec de ces guerres asymétriques, cela va au-delà. Quand on prend la question de Daesh, je ne dis pas qu’il ne faut pas combattre Daesh, mais peut-on imaginer combattre, par la guerre, un phénomène qui est le résultat d’une guerre. C’est la guerre telle que les Anglo-Saxons l’ont menée en Irak qui a produit Daesh avec des raisons clairement identifiées  : la dissolution de l’armée baassiste et du Parti Baas, la mise au pouvoir à Bagdad d’une clique chiite qui a eu comme premier objectif de casser tous les acquis sunnites dans ce pays. Bref, c’est cette guerre américaine qui a alimenté et qui alimente encore le développement de Daesh.

Le tableau tracé est tel que l’on ne voit pas de solutions à court ou à long terme. Y a-t-il, selon vous, une porte de sortie à cet engrenage guerrier qui semble entraîner le monde  ?

Bertrand Badie Il y a d’abord le multilatéralisme. Le multilatéralisme a été inventé pour cela. Pourquoi ne marche-t-il plus  ? Pourquoi est-il bloqué  ? Où a été décidée l’intervention contre Daesh  ? Au sommet de l’Otan au pays de Galles et non pas au Conseil de sécurité de l’ONU, alors qu’un pays comme la Russie est la puissance géographiquement la plus proche du foyer islamiste. Et puis il y a la diplomatie. Il faut restaurer, rétablir la diplomatie. Il est quand même extraordinaire d’entendre la majorité des dirigeants nous affirmer qu’entre l’intervention militaire et ne rien faire, il n’y a pas de posture intermédiaire. Or il y a la posture primordiale de la diplomatie. La diplomatie doit redevenir active dans ces ­affaires. Il faut réapprendre à parler avec les différents ­acteurs. Le pape François l’a rappelé en disant qu’aucune des portes du dialogue ne devait être fermée. Le fait par exemple que l’on refuse de parler à la Syrie, au Hamas, au Hezbollah, qu’on ait mis si longtemps à parler avec l’Iran… tout cela est une source d’impasses alors que des solutions naîtraient dans un cadre diplomatique. Dominique Vidal Ce qui me paraît tout à fait évident, c’est qu’aujourd’hui une question urgente se pose. Cette question, c’est la réforme des Nations unies. Il y a nécessité eu égard au changement des rapports de forces dans le monde, à la poussée de nouveaux pays comme les Bric, eu égard au chaos qui se développe, eu égard aux aspirations des opinions de donner beaucoup plus de pouvoir à l’Assemblée générale des Nations unies et d’avoir un Conseil de sécurité beaucoup plus représentatif, y compris géographiquement, et politiquement en ayant une réflexion forte sur la question du droit de veto qui, on le voit bien dans l’affaire palestinienne, est un blocage majeur. La question de la réforme de l’ONU est pour moi «  la  » question centrale en vue d’une solution à l’endiguement de cette société guerrière qui se propage sur la planète.

(1) Éditions La Découverte, 258 pages, 18 euros.

Entretien réalisé par 
Stéphane Aubouard, L’Humanité

le capitalisme en accusation Les nouveaux conflits s’enracinent 
surtout dans les conséquences d’une mondialisation capitaliste favorisant 
les divisions ethniques et religieuses. 
Dans la plupart des chapitres de 
cet ouvrage, les exemples de situations 
de guerre au XXIe siècle procèdent 
de la décomposition sociale et publique dans des sociétés ultraconcurrentielles, 
et qui s’inscrive dans le cadre 
des rivalités entre les grandes 
puissances, anciennes quand il s’agit d’États, nouvelles quand il s’agit de multinationales, et forces du secteur privé.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message