Jean-Loïc Le Quellec : «  Le concept de religion est une construction chrétienne récente  »

dimanche 25 janvier 2015.
 

Anthropologue, mythologue et préhistorien à l’Institut des mondes africains du CNRS, Jean-Loïc 
Le Quellec plaide pour un enseignement des mythes et des cultures, condition incontournable d’une laïcité en actes. La construction d’une identité universelle ne peut reposer, selon lui, sur une seule et unique interprétation du monde, ni sur l’apprentissage du fait religieux, vocable chrétien ethnocentré.

Depuis les attentats de Charlie Hebdo, des voix s’élèvent pour que soit enseigné le fait religieux. Qu’en pensez-vous  ?

Jean-Loïc Le Quellec Avant de répondre, il faudrait s’entendre sur ce que signifie le fait religieux. À vrai dire, ceux qui proposent cela ne l’ont jamais vraiment défini. S’agit-il des milliers de religions qui existent dans le monde ou s’agit-il seulement des trois monothéismes, les seules religions du Livre  ? Parler de fait religieux relève d’un tour de passe-passe linguistique. En utilisant cette expression, on ne parlerait donc plus de religion, on serait dans le factuel, qui ne se discute pas. Le fait religieux serait un acquis, et il ne resterait plus alors qu’à discuter de pédagogie, de la meilleure façon de l’enseigner. En réalité, cette expression n’est qu’une autre manière de dénommer la religion. Or, parler de la religion en général, c’est parler d’une chose imaginaire. C’est endosser l’héritage de mouvements comme l’histoire des religions, elle-même issue du dialogue interreligieux. Cela revient à se préoccuper d’un tout petit monde par rapport à ce que sont les religions  ! Où se trouvent par exemple le chamanisme, le panthéisme, l’animisme, le totémisme  ? 
Ce sont des faits religieux ou non  ? Et qu’en est-il de l’athéisme  ?

Apprendre l’histoire des religions, n’est-ce pas une manière d’ouvrir les jeunes esprits  ?

Jean-Loïc Le Quellec Je ne le pense pas. Discuter des religions et des croyances ne fait pas avancer le problème des crispations identitaires. Les uns croiront que le monde a été créé par un seul Dieu, les autres soutiendront que ce sont plusieurs divinités qui l’ont créé, d’autres encore que c’est un couple primordial, etc. Mais si chacun accepte d’en discuter, on se rendra bien vite compte que tout cela ne peut pas être vrai à la fois. Que se passera-t-il à la fin de la discussion  ? Chacun va continuer à croire ce qu’il croyait au début et rien ne changera dans les perceptions.

Alors comment faire  ?

Jean-Loïc Le Quellec Parler de la religion ou du fait religieux semble relever de l’évidence. En fait, cela soulève des problèmes de fond. Il ne s’agit pas de phénomènes évidents dans l’histoire, qui auraient existé de tout temps, dans toutes les cultures… Le mot religion lui-même a changé de sens à plusieurs reprises. Au début, sa racine romaine désignait un scrupule. Par extension, le scrupule a glissé vers le respect scrupuleux des interdits. Puis ce sont les auteurs chrétiens qui ont refait une étymologie en faisant appel au latin religare, relier. Cela montre que le concept de religion est une construction chrétienne récente, occidentale et donc provinciale à l’échelle du monde. La religion, la religiosité, le sacré sont des vocables chrétiens. Rien ne justifie a priori leur prétention à l’universalité. Dans les langues africaines, le mot religion n’existe pas  ! On utilise une périphrase, et cela est également vrai dans de nombreuses régions du monde où le vocabulaire de la religion a été introduit ou forgée par les missionnaires. Lorsqu’on prétend parler d’un fait religieux universel, valable pour tous, en réalité, on fait de l’ethnocentrisme.

Faire de l’ethnocentrisme avec la religion…De quoi s’agit-il  ?

Jean-Loïc Le Quellec Si on raisonne en termes de religion, on oublie d’immenses régions du monde  ! On fait comme si les Aborigènes n’existaient pas, ni des milliers d’autres peuples d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Océanie… Les trois monothéismes sont peut-être dominants du point de vue numérique, mais cela ne signifie aucunement qu’il n’existerait pas d’autres croyances. Comment le monde a-t-il été créé  ? Qui l’a créé  ? Pourquoi  ? A-t-il seulement été créé  ? Que se passe-t-il à notre mort  ? Il existe beaucoup de façons de répondre à ces questions immenses. Elles sont extrêmement variées, suscitant des milliers d’explications différentes, et je plaide pour que nous nous attachions aux récits inhérents à ces explications variées du monde. Dans chaque culture prédomine un récit sur le monde, auquel on peut adhérer ou non. Où que nous soyons, nous héritons de ces récits sur le monde, avec lesquels chacun se bricole une identité. On peut les transcrire, les examiner, les comparer, sans toucher à la croyance elle-même. On peut aussi en faire l’histoire. Quand apparaît tel récit  ? A-t-il reçu des influences  ? Peut-on y repérer des emprunts à d’autres récits antérieurs ou voisins  ? Sa structure est-elle proche de tel autre  ? Bien souvent, si l’on procède ainsi, on se surprend à trouver des ressemblances inattendues entre des récits qu’on aurait pourtant bien crus complètement différents.

Pouvez-vous nous donner un exemple de ces récits qui se croisent  ?

Jean-Loïc Le Quellec Prenons le récit biblique et coranique de la conception virginale du Christ et de ses variantes comme la virginité perpétuelle de Marie. On peut y croire ou non  : à chacun d’en décider, mais ce qui m’intéresse en tant qu’anthropologue, c’est le récit lui-même qui nous parle de la conception et de la naissance miraculeuses d’un être hors du commun, auréolé d’une gloire divine. Il se trouve qu’il s’agit là de l’un des motifs les plus répandus dans le monde. On le connaît dans de nombreuses cultures anciennes n’ayant rien à voir avec le christianisme ou l’islam, par exemple en Chine, en Inde et en Grèce anciennes, comme aussi chez les Aztèques, au Japon ou en Océanie. De même, les Amérindiens connaissent d’innombrables récits exposant qu’un dieu céleste a fécondé miraculeusement une femme ordinaire, qui en conçut un fils glorieux. Ce que disent au fond tous ces mythes, c’est qu’un héros, et a fortiori un être divin, ne peut être conçu de façon ordinaire.

Quelle différence faites-vous entre la croyance religieuse et la croyance au sens large  ?

Jean-Loïc Le Quellec Toutes les croyances ne sont pas respectables. Quand elles existent, il faut bien les constater. De là à toutes les respecter, 
il y a une marge. La tolérance, en ce sens, n’est pas une valeur très lumineuse. Par exemple, certains croient que les Noirs sont moins intelligents que les Blancs. Eh bien, je le dis tout net  : cette croyance n’est pas respectable. La croyance religieuse, en revanche, peut être abordée différemment. Elle est toujours associée à un récit, qui raconte par exemple la création du monde, de l’homme, des différentes langues. C’est évident dans le cas des religions du Livre, mais cela l’est aussi quand ces textes ne sont pas écrits et sont transmis oralement. À mes yeux, tous ces récits sont très intéressants. Qu’on y croie ou non, ils peuvent présenter une grande qualité poétique, et ils témoignent surtout d’une très longue histoire. Ils ont été modifiés au cours des temps, et l’étude de ces modifications nous en apprend beaucoup sur l’histoire des cultures. Ils se sont propagés, ils ont subi des influences, certains groupes en ont emprunté quelques parties et pas d’autres. Tout cela contribue à écrire l’histoire de l’humanité.

Si vous abordez les croyances comme des mythes, n’est-ce pas une manière de les désacraliser d’emblée et donc de les disqualifier aux yeux des croyants  ?

Jean-Loïc Le Quellec Mythe, en grec, cela veut simplement dire récit. Alors comparer les récits, les étudier, s’y intéresser ne met pas en péril la croyance dans sa véracité. Nous nous situons sur un autre registre. Prenons un exemple  : les gens qui affirment avoir été enlevés par des extraterrestres qui les auraient séquestrés quelque temps dans leur soucoupe, avant de les relâcher en les chargeant de délivrer un message de paix à l’humanité. Personnellement, je n’y crois pas une minute, mais je dois bien admettre que des milliers de gens, eux, y croient dur comme fer et affirment que cela leur est bien arrivé. On les appelle abductés ou ravis, et des centaines d’entre eux ont écrit un livre à ce propos. Ils ont fait l’objet d’études psychologiques et sociologiques qui prouvent qu’ils ne présentent aucun caractère spécial. Ce sont des gens comme vous et moi… sauf qu’ils croient des choses auxquelles moi je ne crois pas, ce qui est une situation très largement partagée, n’est-ce pas  ? Dans ce cas, le débat entre croyants et incroyants a déjà eu lieu mille fois, il se poursuit chaque jour sur Internet, et cela n’avance à rien. Aucun accord ne peut jamais en sortir. Par contre, si on laisse de côté le duo croyance-incroyance et qu’on s’intéresse uniquement aux récits, alors on peut étudier ceux-ci sereinement, s’interroger sur leur façon de débuter, sur leur développement, leur conclusion. Ceux qui ont fait cela ont mis au jour des ressemblances frappantes entre ces histoires et des récits plus anciens. Ils ont découvert que la structure de ces récits d’enlèvement est la même que celle de récits traditionnels, par exemple des légendes de charrettes volantes recueillies dans les campagnes françaises au XIXe siècle, ou une structure identique à celle des récits d’initiation des chamans sibériens. Enfin, on note de grandes ressemblances avec d’anciens thèmes de science-fiction. Cela peut se démontrer, et avec un minimum de rationalité, on ne peut qu’accepter ces démonstrations. Après, à chacun d’en tirer des conclusions pour lui-même. C’est la même chose pour les religions, les mythes et tous les récits sur le monde  : pour en parler utilement, pour échanger à leur propos, le mieux est de les prendre pour point de départ. C’est le seul moyen de s’accorder sereinement sur des éléments observables, démontrables. Chacun peut croire ce qu’il veut, mais il serait bon que chacun puisse être informé de l’existence de récits récurrents, que l’on peut suivre à travers le temps et l’espace. Or, ce détour-là n’est jamais fait au niveau scolaire.

Quid alors de la laïcité 
et de son enseignement  ?

Jean-Loïc Le Quellec Avec la laïcité, on demande aux gens d’adhérer à un discours particulier. Au lieu d’apaiser, cela contribue à fomenter de la tension, et l’on voit bien que ce mot, à peine 
prononcé, suscite souvent des réactions de rejet ou d’adhésion totale, signe que l’on est dans le domaine de la croyance. Et comme toujours, on voit apparaître des querelles de vocabulaire, avec par exemple des arguties pour savoir si la laïcité devrait ou non être ouverte. Ne vaudrait-il pas mieux apprendre à réfléchir sur le fait que chaque groupe humain pense que son propre discours sur le monde est le meilleur possible pour le monde entier, et que cela s’appelle l’ethnocentrisme  ? Il me semble que pour y remédier, le seul chemin possible est celui de l’anthropologie, qui nous propose un décentrement de nos propres croyances, de notre propre discours sur le monde.

Comment procéder au décentrement 
de nos croyances  ?

Jean-Loïc Le Quellec Justement, en interrogeant les croyances et discours qui nous sont profondément étrangers, sans exiger d’emblée de l’adhésion ou du refus. C’est un chemin difficile, et même escarpé, mais il est extrêmement formateur. Il est au fondement de l’anthropologie, qui est la seule science à étudier l’humain en général, et à rechercher ce qui est commun à tous les hommes. Comment comprendre que cette science soit oubliée des programmes du primaire et du secondaire  ? C’est elle qu’il faut enseigner en priorité  ! Nos jeunes seraient parfaitement préparés à conduire eux-mêmes une réflexion personnelle sur les questions religieuses ou sur la laïcité. Quitte à remettre en cause des conceptions qui, sans cela, leur seraient apparues comme naturelles.

Entretien réalisé par 
Ixchel Delaporte, L’Humanité


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