Europe : l’enjeu démocratique du problème grec

mercredi 4 mars 2015.
 

En dix jours, le nouveau gouvernement grec n’a pas fait qu’effrayer les marchés. Il a aussi remis en question un des fondements de l’UE : la supériorité de la "rationalité" économique sur le pouvoir démocratique.

Le nouveau gouvernement grec irrite beaucoup en Europe. Derrière les sourire de façade et la chaleur volontairement affectée de la réception d’Alexis Tsipras par Jean-Claude Juncker mercredi 4 janvier à Bruxelles, on sent une impatience certaine dans les centres du pouvoir européen, à la Commission et à Francfort. Sans parler de Berlin. Impatience qui se traduit dans une certaine partie de la presse européenne qui, désormais, dénonce le « jusqu’au-boutisme » d’Athènes. Mais cette affectation n’est peut-être pas seulement due à la seule question de la dette ou à la question technique des dérogations accordées par la BCE aux banques grecques. Au bout de dix jours d’existence, le gouvernement hellénique a été bien plus loin. Il a mis en danger le cœur de la pensée européenne. Héritage de la pensée allemande

Qu’est-ce que ce cœur ? C’est l’idée que l’économique doit s’imposer face au politique. C’est un héritage de la pensée ordolibérale allemande sur laquelle se fondent en grande partie les institutions de l’Union européenne. Ludwig Erhard, le « père du miracle allemand », ministre de l’économie de 1949 à 1963, puis chancelier jusqu’en 1966 et maître à penser de la doxa économique germanique, avait résumé cette idée en affirmant que le marché était le « seul juge démocratique. » Et ce n’est donc pas un hasard si les gouvernements d’Angela Merkel ont fait de ce principe la pierre de touche de leurs politiques européennes. Car, outre-Rhin, Ludwig Erhard est vénéré tant par les Sociaux-démocrates et les Verts que par la CDU, les Libéraux et les eurosceptiques d’Alternative für Deutschland. Imposer l’unique rationalité

L’idée qui préside à ce principe est simple : l’économie étant une science exacte, à l’égal des mathématiques, ses lois s’imposent nolens volens aux Etats et aux citoyens. On ne peut pas voter contre le fait que deux plus deux fassent quatre. On ne peut donc pas davantage voter contre la loi des anticipations rationnelles ou celle des avantages compétitifs. Conséquence : la démocratie ne peut donc s’exercer que dans le cadre de ces lois dont les économistes et autres experts sont les garants. Autrement dit, il est essentiel d’éloigner le peuple et les politiques, tous deux soumis aux passions et au court-termisme, des dossiers économiques. Maastricht, première étape de la neutralisation démocratique

L’Union européenne a fait sienne cette pensée devenue dominante avec la crise des années 1970. Lors de la signature du traité de Maastricht, on avait ainsi limité l’emprise du politique sur l’économie par deux biais : le statut de la Banque centrale et le pacte de stabilité. Indépendante du pouvoir politique, la BCE ne peut financer les Etats et a un objectif gravé dans le marbre, immuable, celui de la « stabilité monétaire. » Cet objectif est donc supérieur à la volonté des peuples qui, en 1992, ont accepté par leur vote (direct ou indirect) en faveur du traité d’en faire une vérité éternelle qu’ils ne pouvaient plus modifier et dont il laissait à la BCE le soin de définir les détails (la fameuse cible d’inflation « proche mais sous les 2 % à moyen terme »). L’autre biais était le pacte de stabilité qui plaçait le pouvoir politique dans la nécessité théorique de mener une politique budgétaire dans un cadre prédéfini on ne sait trop comment (sans doute sur un coin de table si on en croit la légende...). Les institutions issues de la crise

Avec la crise, cette tendance s’est amplifiée. L’idée qui a dominé à partir de 2010, c’est que les contraintes fixées aux gouvernements - et donc aux peuples - étaient trop relâchées et qu’il fallait, pour éviter toute nouvelle crise, renforcer encore les liens trop lâche dans lequel le traité de Maastricht avait encadré le politique. En 2011 et 2012, une série de mesures et de traités ont donc renforcé cette emprise de la « rationalité économique » sur le pouvoir politique. Les directives Two-Pack et Six-Pack plaçaient ainsi sous la surveillance de la Commission les budgets nationaux et donnaient pratiquement de facto (par le système de la majorité qualifiée « inversée ») la capacité à Bruxelles de sanctionner les Etats. De même, le pacte budgétaire, tout en renforçant le pacte de stabilité, sanctionnait la mise sous surveillance des choix budgétaires du parlement non seulement par des Hauts conseils en finances publiques « indépendants », mais aussi par la Cour de Justice de l’UE désormais donc chargée de surveiller la bonne application de cette mise sous tutelle du politique par l’économique. La réduction du choix démocratique

Au-delà du cadre institutionnel, la pratique entend, depuis 2015, réduire la capacité de choix démocratique des politiques économiques. La BCE « indépendante » a joué un rôle clé dans cette politique, notamment par l’utilisation de l’arme du programme de liquidité d’urgence, l’ELA, que, par deux fois, elle a menacé de couper pour faire fléchir le gouvernement irlandais en 2010 et le parlement chypriote en 2013. Mais on se souvient aussi que, pour imposer les choix « d’ajustement » en Grèce et en Italie, des gouvernements élus ont été renversés sous la pression de la BCE et de l’UE pour imposer des « unions nationales » chargées d’appliquer les solutions économiques « rationnelles. » Enfin - et ce n’est pas la moindre des raisons de la victoire de cette pensée - les gouvernements élus sur des programmes de « changement de l’Europe » ont déserté en pleine campagne et ont jeté aux orties leurs promesses au profit d’un doux alignement sur les positions allemandes et d’un « aménagement » du carcan « rationnel » de la Commission. L’exemple de la France de François Hollande est, de ce point de vue, le plus parlant. La troïka, incarnation de la logique européenne

L’acmé de cette logique fut néanmoins la troïka. Les États en difficulté devaient être remis « en ordre » selon un chemin tracé par des experts, eux-mêmes guidés par une rationalité économique évidemment étrangère aux choix démocratiques des peuples. Pendant 5 ans donc, en Grèce comme au Portugal, en Irlande, en Espagne et à Chypre, la troïka a dicté les politiques économiques des États « sous programmes. » Là aussi en imposant souvent des « unions nationales » visant à rien d’autres qu’à la « neutralisation » du résultat des élections. Ceci a été imposé en Grèce, mais aussi au Portugal. D’une certaine façon, le traité du MES, en imposant comme condition à l’aide européenne un « programme d’ajustement », a gravé dans le marbre en 2012 cet état de fait. Le grain de sable grec

C’est au milieu de cette belle construction que Syriza est arrivée comme un chien dans un jeu de quilles. Le nouveau gouvernement grec a, d’emblée, fait le pari de la supériorité de son mandat démocratique sur cette « rationalité économique » imposée. Il était en position de force, non seulement par son propre score, mais aussi par le fait que, le 25 janvier 2014 (comme, du reste, le 17 juin 2012), la majorité de l’électorat hellénique s’était prononcé pour un changement de direction de la politique économique. Sa légitimité venait aussi de la faillite de la « rationalité économique » européenne en Grèce : le pays sort de la politique de la troïka comme après une guerre et, malgré les étonnantes déclarations d’un Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France proclamant le succès de cette politique, le pays est exsangue, malgré son retour à la croissance. Au reste, Syriza n’a guère le choix. Accepter une fois au pouvoir la logique dictée à Bruxelles et Francfort conduirait le parti d’Alexis Tsipras à accepter par avance le sort peu enviable du Pasok, qui a perdu par son obéissance à la « rationalité économique » près de 38 points de pourcentage dans les élections en six ans... L’audace de Syriza

Syriza a donc eu l’audace de faire ce que les observateurs avisés ne pensaient pas croyable : appliquer son programme économique. Chercher une autre voie, à travers une autre rationalité. Syriza n’est certainement pas un parti révolutionnaire, il reste attaché à l’équilibre budgétaire et à l’efficience des dépenses publiques. A Bruxelles ce 4 février, Alexis Tsipras a déclaré ne pas vouloir modifier mais seulement "corriger le cadre européen". Mais cette correction est déjà une immense tâche car elle suppose de sortir de la pensée dominante en Europe depuis 2010 : la priorité donnée aux « grands équilibres » financiers et aux ajustements, aussi douloureux fussent-ils. En stoppant la privatisation bradée de l’autorité portuaire du Pirée trois jours après l’élection, le nouveau gouvernement montrait sa volonté de changer la donne économique. Mais le moment décisif a été la mort de la troïka prononcée tranquillement par Yanis Varoufakis, le ministre des Finances, le 30 janvier devant un Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe, médusé devant tant d’audace. Mais ce qui, alors, a stupéfait le très orthodoxe travailliste néerlandais, était avant tout ce qu’il lui paraissait impensable : refuser la tutelle des experts, autrement dit refuser la tutelle de la « rationalité. » La position difficile des institutions européennes

L’enjeu du bras de fer entre Athènes et l’Europe dépasse donc largement le seul cas grec. C’est aussi un enjeu pour l’Europe. Si Athènes parvient à imposer ses vues, ou même une partie de ses objectifs, à la BCE, à la Commission et à Berlin, ce cœur de la pensée européenne décrit plus haut sera indéniablement entamé. Preuve aura été faite que le débat démocratique peut aussi être un débat économique. Et que ce débat peut prendre place dans l’Union européenne. Les dirigeants européens le savent et le craignent, car alors, plusieurs partis politiques pourraient être tentés, partout en Europe, de sortir de la logique économique « imposée » à Bruxelles et Francfort. Or, cette « rationalité » est aussi la meilleure garantie du pouvoir et de l’existence de ces institutions. Mais leur marge de manœuvre est limitée : si Athènes est giflée, si on force Syriza à « rentrer dans le rang » ou la Grèce à sortir de l’euro pour avoir « mal voté », alors la vraie réalité de cette « rationalité » pourrait apparaître dans toute sa nudité non-démocratique. Ce serait une défaite morale, là aussi qui ne manquerait pas, non plus, d’alimenter les partis contestataires sous des formes des plus extrêmes. Décidément, la victoire de Syriza en Grèce met l’Europe devant des défis qui touche à son identité même.

Romaric Godin


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