TONI NEGRI : VERS L’AGONIE DES ETATS-NATIONS ?

samedi 14 juillet 2007.
 

L’« EMPIRE », STADE SUPREME DE L’IMPERIALISME

En quoi le système de domination mondiale du capitalisme diffère-t-il de l’impérialisme tel que l’a défini la tradition marxiste ? A quelles transformations économiques, technologiques, sociales et politiques du monde cette évolution répond-elle ? Et quelles en sont les conséquences pour les luttes des Etats occidentaux, des pays en transition et du tiers-monde ? Voilà autant de questions centrales dont traite Empire, un livre écrit par l’Américain Michael Hardt et l’Italien Toni Negri, dont la version française vient de paraître. Originales, voire provocatrices, leurs thèses méritent d’être connues.

Deux idées fondamentales sont à la base d’Empire, le livre que j’ai écrit à quatre mains, avec Michael Hardt, entre la guerre du Golfe et celle du Kosovo. La première, c’est qu’il n’y a pas de marché global (à la manière dont on en parle depuis la chute du mur de Berlin, c’est-à-dire non seulement comme paradigme macro-économique mais comme catégorie politique) sans forme d’ordonnancement juridique, et que cet ordre juridique ne peut exister sans un pouvoir qui en garantisse l’efficacité. La seconde, c’est que l’ordre juridique du marché global (que nous appelons « impérial ») ne désigne pas simplement une nouvelle figure du pouvoir suprême qu’il tend à organiser : il enregistre aussi des puissances de vie et d’insubordination, de production et de lutte des classes qui sont nouvelles.

Depuis la chute du mur de Berlin, l’expérience politique internationale a largement confirmé cette hypothèse. Le moment est donc venu d’ouvrir une véritable discussion et de vérifier de manière expérimentale les concepts (mieux : les noms communs) que nous proposons, afin de renouveler la science politique et juridique à partir de la nouvelle organisation du pouvoir global.

Il faudrait être fou pour nier qu’il existe actuellement un marché global. Se promener sur Internet suffit à se convaincre que cette dimension globale du marché ne représente pas seulement une forme originaire de la conscience, ou encore l’horizon d’une longue pratique de l’imagination (comme nous le raconte Fernand Braudel à propos de la fin de la Renaissance), mais bien une organisation actuelle. Plus encore : un nouvel ordre.

Le marché mondial s’unifie politiquement autour de ce qui, depuis toujours, passe pour des signes de souveraineté : les pouvoirs militaire, monétaire, communicationnel, culturel et linguistique. Le pouvoir militaire tient au fait qu’une seule autorité possède toute la panoplie de l’armement, y compris nucléaire ; le pouvoir monétaire tient à l’existence d’une monnaie hégémonique, à laquelle le monde diversifié de la finance est tout entier subordonné ; le pouvoir communicationnel se traduit par le triomphe d’un seul modèle culturel, voire à terme d’une seule langue universelle. Ce dispositif est supranational, mondial, total : nous l’appelons « empire ».

Encore faut-il distinguer cette forme « impériale » de gouvernement de ce que l’on a appelé pendant des siècles l’« impérialisme ». Par ce terme, nous entendons l’expansion de l’Etat-nation au-delà de ses frontières ; la création de rapports coloniaux (souvent camouflés derrière le paravent de la modernisation) aux dépens de peuples jusqu’alors étrangers au processus eurocentré de la civilisation capitaliste ; mais aussi l’agressivité étatique, militaire et économique, culturelle, voire raciste, de nations fortes à l’égard des nations pauvres.

Dans l’actuelle phase impériale, il n’y a plus d’impérialisme - ou, quand il subsiste, c’est un phénomène de transition vers une circulation des valeurs et des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’Etat-nation : lui échappent les trois caractéristiques substantielles de la souveraineté - militaire, politique, culturelle -, absorbées ou remplacées par les pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux Etats-nations impérialistes, de même que la hiérarchie impérialiste des continents et des nations disparaissent ou dépérissent ainsi : tout se réorganise en fonction du nouvel horizon unitaire de l’Empire.

Pourquoi appeler « Empire » (en insistant sur la nouveauté de la formule juridique que ce terme implique) ce qui pourrait être considéré simplement comme l’impérialisme américain de l’après-chute du Mur ? Sur ce point, notre réponse est claire : contrairement à ce que soutiennent les derniers tenants du nationalisme, l’Empire n’est pas américain - d’ailleurs, au cours de leur histoire, les Etats-Unis furent bien moins impérialistes que les Britanniques, les Français, les Russes ou les Hollandais. Non, l’Empire est simplement capitaliste : c’est l’ordre du « capital collectif », cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle.

Se battre contre l’Empire au nom de l’Etat-nation révèle donc une totale incompréhension de la réalité du commandement supranational, de sa figure impériale et de sa nature de classe : c’est une mystification. A l’Empire du « capital collectif » participent aussi bien les capitalistes américains que leurs homologues européens, autant ceux qui construisent leur fortune sur la corruption russe que ceux du monde arabe, d’Asie ou d’Afrique qui peuvent se permettre d’envoyer leurs enfants à Harvard et leur argent à Wall Street.

UN ORDRE PLUS EFFICACE, PLUS TOTALITAIRE

Bien sûr, les autorités américaines ne sauraient refuser la responsabilité du gouvernement impérial. Avec Michael Hardt, nous pensons néanmoins que celle-ci devait être nuancée. La formation des élites américaines dépend elle-même désormais largement de la structure multinationale du pouvoir. Le pouvoir « monarchique » de la présidence américaine subit l’influence du pouvoir « aristocratique » des grandes entreprises multinationales, financières et productives, tout comme il doit tenir compte de la pression des nations pauvres et de la fonction tribunicienne des organisations de travailleurs, bref du pouvoir « démocratique » des représentants des exploités et des exclus.

D’où la réactualisation d’une définition du pouvoir impérial « à la Polybe (1) », qui donnerait à la Constitution américaine une expansion lui permettant de développer à l’échelle mondiale une multiplicité de fonctions de gouvernement et d’intégrer à ses propres dynamiques la construction d’un espace public mondial. La fameuse « fin de l’histoire » consiste précisément en cet équilibre des fonctions royale, aristocratique et démocratique, fixé par une Constitution américaine élargie de manière impériale au marché mondial.

En réalité, bon nombre des prétentions dominatrices de l’Empire sont complètement illusoires. Ce qui n’empêche pourtant pas son ordre juridique, politique et souverain d’être sans doute plus efficace - et bien sûr plus totalitaire - que les formes de gouvernement qui l’ont précédé. Car il s’enracine progressivement dans toutes les régions du monde, jouant sur l’unification économico-financière comme d’un instrument d’autorité du droit impérial. Pis : il approfondit son contrôle sur tous les aspects de la vie.

C’est pourquoi nous soulignons la nouvelle qualité « biopolitique » du pouvoir impérial, avec l’événement qui en a marqué l’émergence, à savoir le passage d’une organisation fordiste du travail à une organisation postfordiste, et du mode de production manufac turier à des formes de valorisation (et d’exploitation) plus vastes : des formes sociales, immatérielles ; des formes qui investissent la vie dans ses articulations intellectuelles et affectives, les temps de reproduction, les migrations des pauvres à travers les continents... L’Empire construit un ordre biopolitique parce que la production est devenue biopolitique.

En d’autres termes, alors que l’Etat-nation se sert de dispositifs disciplinaires pour organiser l’exercice du pouvoir et les dynamiques du consensus, construisant ainsi à la fois une certaine intégration sociale productive et des modèles de citoyenneté adéquats, l’Empire développe des dispositifs de contrôle qui investissent tous les aspects de la vie et les recomposent à travers des schémas de production et de citoyenneté correspondant à la manipulation totalitaire des activités, de l’environnement, des rapports sociaux et culturels, etc.

Si la déterritorialisation de la production incite à la mobilité et à la flexibilité sociales, elle accroît aussi la structure pyramidale du pouvoir et le contrôle global de l’activation des sociétés concernées. Ce processus paraît désormais irréversible, qu’il s’agisse du passage des nations à l’Empire, du déplacement de la production de la richesse des usines à la société et du travail à la communication, ou encore de l’évolution des modes de gouvernement disciplinaires vers des procédures de contrôle.

Quelle est la cause de cette transition ? C’est, pour nous, le résultat des luttes de la classe ouvrière, des prolétaires du tiers-monde et des mou vements d’émancipation qui ont tra versé l’ex-monde du socialisme réel. C’est là une approche marxienne : les luttes qui génèrent le développement, les mou vements du prolétariat produisent l’histoire.

Ainsi les combats ouvriers contre le travail taylorisé ont-ils accéléré la révolution technologique, qui, par la suite, aboutit à la socialisation et à l’informatisation de la production. De même, l’irrépressible poussée de la force de travail dans les pays postcoloniaux d’Asie et d’Afrique a-t-elle engendré à la fois des sursauts de productivité et des mouvements de population, lesquels ont bouleversé les rigidités nationales des marchés du travail. Enfin, dans les pays dits socialistes, le désir de liberté de la nouvelle force de travail technique et intellectuelle a fait sauter la vétuste discipline socialiste et, par-là même, détruit l’artificielle distorsion stalinienne du marché mondial.

La constitution de l’Empire représente la réaction capitaliste à la crise des vieux systèmes servant à discipliner la force de travail à l’échelle mondiale. Elle inaugure du même coup une nouvelle étape de bataille des exploités contre le pouvoir du capital. L’Etat-nation, qui enfermait la lutte des classes, agonise, comme avant lui l’Etat colonial et l’Etat impérialiste.

Attribuer aux mouvements de la classe ouvrière et du prolétariat cette modification du paradigme du pouvoir capitaliste, c’est affirmer que les hommes approchent de leur libération du mode de production capitaliste. Et prendre ses distances d’avec ceux qui versent des larmes de crocodile sur la fin des accords corporatistes du socialisme et du syndicalisme national, comme ceux qui pleurent sur la beauté de temps qui ne sont plus, nostalgiques d’un réformisme social imprégné du ressentiment des exploités et de la jalousie qui - souvent - couve sous l’utopie. Non, nous nous trouvons à l’intérieur du marché mondial. Et nous cherchons à nous faire les interprètes de cette imagination qui rêva, un jour, d’unir les classes exploitées au sein de l’Internationale communiste. Car nous y voyons naître des forces nouvelles.

Les luttes peuvent-elles devenir assez massives et incisives pour déstabiliser, voire déstructurer l’organisation complexe de l’Empire ? Cette hypothèse incite les « réa listes » de tout poil à l’ironie : le système est si fort ! Mais, pour la théorie critique, une uto pie raisonnable n’a rien d’inhabituel. D’ail leurs, il n’y a pas d’autre terme de l’alter native, puisque nous sommes exploités et commandés dans cet Empire, et non ailleurs. Ce dernier représente l’organisation actuelle d’un capitalisme en pleine restructuration, après un siècle de luttes prolétaires sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Notre livre implique donc un certain désir de communisme.

Le thème central qui apparaît à travers toutes ces analyses se réduit, en fait, à une seule question : comment la guerre civile des masses contre le capital monde peut-elle éclater dans l’Empire ? Les premières expériences de batailles, déclarées ou souterraines, dans ce nouveau territoire du pouvoir fournissent trois indices précieux. Ces luttes exigent, outre un salaire garanti, une nouvelle expression de la démocratie dans le contrôle des conditions politiques de reproduction de la vie. Elles développent dans les mouvements des populations par-delà le cadre national, aspirant à la suppression des frontières et à une citoyenneté universelle. Elles engagent des individus et des multitudes qui cherchent à se réapproprier la richesse produite grâce à des instruments de la production, qui, du fait de la révolution technologique permanente, sont devenus la propriété des sujets - plus : de véritables prothèses de leurs cerveaux.

La plupart de ces idées sont nées lors des manifestations parisiennes de l’hiver l995, cette « Commune de Paris sous la neige » qui exaltait bien plus que la défense des transports publics : l’auto-reconnaissance subversive des citoyens des grandes villes. Quelques années nous séparent de cette expérience. Pourtant, partout où des luttes se sont déroulées contre l’Empire, elles ont mis en lumière un phénomène sur lequel elles ont beaucoup investi : la conscience nouvelle que le bien commun est décisif dans la vie comme dans la production, bien plus que le « privé » et le « national » pour utiliser ces termes vieillis. Seul le « commun » (2) se dresse contre l’Empire.

Toni Negri

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