Abstention : Des raisons de bouder les urnes qui s’accumulent avec le temps

samedi 28 mars 2015.
 

Même avec un léger sursaut du nombre de votants hier, le premier tour des élections départementales reste marqué par le phénomène, à l’œuvre depuis trente ans, de désertion des urnes. Aux raisons déjà connues, s’ajoute le décrochage des déçus de la politique gouvernementale.

Le phénomène ne cesse de progresser depuis trente ans. Hier, le premier tour des élections départementales n’a pas échappé à cette lame de fond  : l’abstention est largement installée dans le paysage politique. Souvent structurelles, parfois conjoncturelles, les raisons qui amènent aujourd’hui les citoyens à bouder les urnes s’additionnent. La dimension politique, reflet de la défiance à l’œuvre vis-à-vis de la représentation, est, à n’en pas douter, renforcée à ce scrutin. Les choix libéraux, à rebours de la promesse de «  changer maintenant  », opérés par le couple exécutif, ont fragilisé la gauche gouvernementale et alimenté une abstention sanction. Comme l’explique Amandine, employée de restauration collective, habitant en Corrèze  : «  J’avais voté en 2012, pour les présidentielles, et j’ai décidé de ne plus voter. Le discours des politiques, quel que soit leur bord, ne reflète pas la réalité des citoyens.  » Parfois, le divorce est consumé, et l’abstention délivre son message d’indifférence, un «  à quoi bon  !  » qui signe une inquiétante perte de crédibilité des élus, institutions, partis. Achille, menuisier lillois de quarante-deux ans, explique  : «  Je n’irai pas voter, je n’ai même pas ouvert l’enveloppe avec les tracts parce que ça ne m’intéresse pas. C’est toujours pareil, c’est du théâtre, les choses ne changent pas. Il n’y a pas de miracle, les politiques manipulent les plus faibles, et les gens n’arrivent parfois plus à bien nourrir leur famille.  » La pauvreté, l’exclusion sociale se révèlent aussi être facteurs de désertion. De nombreux scrutins montrent que la participation électorale des catégories sociales les moins favorisées se fragilise dangereusement. Nos reportages dans les départements d’Indre-et-Loire, de la Somme et du Nord.

Indre-et-Loire 
Un non-vote très politique

En Indre-et-Loire, loin de la caricature du «  tous pourris  », de nombreux électeurs affichent une abstention argumentée. Dans la région Centre-Val-de-Loire, où la gauche socialiste a subi de cuisants revers aux dernières municipales, dont la perte sans appel de Tours, sa capitale, le devoir civique ne va plus de soi. Mathilde, ouvrière trentenaire, résidente d’un quartier populaire de Tours et qui a toujours voté, «  y compris pour Chirac en 2002  », se dit inquiète, mais refuse de céder au chantage du vote utile. «  Classiquement, je votais Lutte ouvrière au premier tour et PS au second, mais là, trop c’est trop. Je ne veux plus jouer le jeu face à des gens qui sont des kamikazes de la casse du Code du travail. La loi Macron va sucrer toute représentation du personnel dans les entreprises, point avec lequel le FN est en parfait accord.  » Syndiquée, elle préfère miser sur un travail de proximité. «  Le travail de terrain, je le fais dans ma boîte, mais aussi dans mon quartier où les électeurs FN se mobilisent fortement.  » François, un communicant dans l’audiovisuel, également la trentaine, vivant dans l’agglomération tourangelle, présente son abstention comme une démarche philosophique. «  Dans ma famille, on a toujours voté parce qu’il fallait voter, un peu comme une religion. Il y a un an, je me suis posé pour savoir si j’y crois et si ce réflexe me convient vraiment.  » Selon lui, le fait d’offrir son suffrage à des «  groupes de gens  » éloigne de l’intérêt général. «  Que je me fasse bien comprendre  : je n’aborde pas la question du droit de vote de manière militante, c’est juste une démarche personnelle  », insiste-t-il.

Le positionnement de Thomas, actuellement au chômage, est très politique. Cet ancien électeur socialiste, puis Front de gauche, militant syndical, attend une «  candidature qui ait du sens  ». «  J’ai voté pour Mélenchon en 2012 parce qu’il y avait, derrière son discours, une véritable dynamique sociale. En revanche, au second tour, il n’était déjà pas question de filer ma voix à Hollande, dont le discours me paraissait bourré de fausses promesses avec, en embuscade, des gens comme Valls. L’histoire m’a donné raison.  » Coup sur coup, Thomas s’est logiquement abstenu. Pour les européennes, puis pour les municipales. «  Si, aujourd’hui, on voyait fleurir une dynamique comparable à celle de la Grèce, une candidature portée par le peuple, alors je réviserais ma position.  »

Dans cette attente, qu’on ne vienne pas lui parler de «  vote obligatoire  », proposition avancée par le député écologiste François de Rugy. «  Quand l’offre politique sera là, on en reparlera, mais ce ne sont pas les Placé ou les de Rugy qui vont mobiliser les électeurs…  » Même son de cloche pour François, qui appelle le député à la raison  : «  C’est, en l’état, une proposition antidémocratique. Qu’il lise Rousseau ou Tocqueville avant de pondre une telle proposition. Si elle venait à être appliquée, soit je paierai l’amende, soit je voterai pour n’importe quel candidat.  »

Face au danger FN, brandi par Valls, ces trois électeurs en sommeil affichent de la défiance. «  La peur du FN est bien réelle et je crains évidemment tous ses sbires qui partiraient en roue libre s’ils étaient élus, mais concrètement, l’avenir n’est enviable dans aucun des scénarios proposés.  » Thomas, lui, ne veut pas recevoir de leçons de la part d’un Valls, qui «  avec le voile ou les Roms qui n’auraient pas vocation à s’intégrer, fait le jeu du FN  ». Forts de leur positionnement défendu avec conviction, tous trois refusent qu’on les montre du doigt comme de mauvais citoyens. «  Oui, ça m’agace profondément  », insiste Mathilde. «  Nous ne nous sommes pas désintéressés de l’intérêt général, bien au contraire. Simplement, refaire le boulot sur le terrain, face au FN, ce n’est pas voter pour le PS.  »

Somme. Une abstention qui s’adresse au gouvernement

En 2008, la ville d’Amiens a été reconquise par la gauche. Le temps d’un seul mandat. La sanction infligée à la politique conduite par le gouvernement l’a redonnée à la droite en 2014. Passé pour la première fois à gauche la même année, le département de la Somme va-t-il connaître le même sort  ? Beaucoup le prévoient, et effectivement, hier, sur le très populaire marché du Colvert, dans un quartier du nord de la ville qui vote depuis toujours à gauche, ce n’est pas la mobilisation des grands jours. «  J’ai arrêté de voter, revendique clairement un père de famille, la trentaine passée depuis peu. J’étais content de l’élection de François Hollande, je me disais qu’après Sarkozy, ça allait faire du bien. Mais qu’est-ce qui a changé  ?  » L’homme refuse de différencier l’enjeu départemental de ce qu’il voit et vit des politiques gouvernementales, en nous montrant une affiche  : «  Regardez en bas, les logos sont bien ceux des mêmes partis, non  ?  »

Dans un autre canton, au sud de la ville, ces logos de tous les partis de gauche figurent bien au bas du matériel de campagne du communiste Laurent Beuvain et de son binôme, la socialiste Sofia Terchani. Ici, la gauche s’est présentée rassemblée «  pour des raisons de préservation du conseil général et à partir d’un bilan que nous jugeons positif sur la base de l’engagement qui avait été contracté en 2008  », explique le candidat (un choix que tous les communistes n’ont pas partagé, certains se présentant sur une autre liste). Mais le candidat reconnaît que «  les effets néfastes de la politique gouvernementale ont bien plombé la campagne que nous aurions voulu mener  ». À tel point que les militants même auraient été plus difficiles à mobiliser que d’habitude.

Alors, pour ne pas laisser se perdre les électeurs de gauche, Laurent Beuvain ne voit pas d’autre solution que la proximité  : «  Les quartiers, les rues, les maisons auxquels nous ne serons pas allés frapper aux portes pour expliquer la différence entre les enjeux de l’élection départementale et la critique des politiques nationales ne verront pas l’intérêt de se mobiliser.  » Il rappelle les nombreux votes communs à la majorité sortante au conseil général, comme celui pour dénoncer le traité transatlantique, ou le vœu adopté «  pour que le département refuse de payer les intérêts des garanties des emprunts que l’on a contractés  ». S’il marque une vraie différence avec ce que pourrait devenir un département géré par la droite, Laurent Beuvain reconnaît que «  pour les gens, ça ne parle pas beaucoup  ».

Mais il rappelle quand même que dans la Somme, «  10 000 enfants bénéficient de l’aide ou de la gratuité à la cantine, 350 000  profitent de la gratuité des transports scolaires, sur une proposition communiste, 42 000 ont droit à une consultation de santé, 25 % des seniors sont couverts par les dispositifs de solidarité, comme les aides au maintien au domicile  ». Or, «  la droite a déjà annoncé qu’il y aura des économies faites dans les investissements quels qu’ils soient, jusqu’au cœur des compétences départementales  », avertit une dernière fois le candidat…

Nord. L’exclusion sociale joue contre les urnes

À Roubaix, les dernières élections ont été marquées par une abstention record de plus de 66 %. Margaret Connel (UMP), adjointe au maire de Roubaix déléguée aux élections, constate  : «  Dans les quartiers riches de la ville, pas de problème d’abstention. Ailleurs, beaucoup d’illettrisme, une pauvreté telle que chaque rendez-vous ou acte administratif devient une corvée insurmontable, une précarité qui occasionne beaucoup de déménagements rapprochés dans le temps qui font qu’on perd rapidement la trace des habitants.  » Un constat qui doit, selon elle, conduire à renforcer les structures de proximité et à travailler avec les associations «  dans l’intérêt de la démocratie  ».

La défiance envers le politique, exprimé par les milieux ouvriers appauvris à tous les niveaux par la casse industrielle, on la mesure au marché de Wazemmes, à Lille. «  Ah non  ! Moi je ne vote pas  ! Tous pourris. Chou blanc, chou vert  !  » fustige une femme d’une cinquantaine d’années dont la paire de lunette cassée et le manteau d’un autre âge ne traduisent pas l’opulence. Elle est suivie par une autre cliente du marché, chargée de sacs, qui, très gentiment, explique que ce dimanche encore, elle ne pourra pas se rendre au bureau de vote. «  Je suis auxiliaire de vie de personnes âgées. Je travaille nuit et jour. Je cours tout le temps partout. Et il est impossible d’obtenir d’être remplacée.  » Argument invérifiable, mais regard de toute évidence fatigué.

«  Moi, cela fait dix ans que je ne vote plus. PS, UMP, FN… ce n’est pas la question  », affirme un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, au chômage. «  Ce n’est pas des partis que viendra le changement. Le vrai changement, il va falloir trouver le moyen de le faire nous-mêmes, sans compter sur un vote. À Loos, le maire socialiste a été battu par la droite. Le changement, c’est les prix de la cantine qui augmentent et l’interdiction de vendre de la nourriture sur les braderies. Ça n’était pas au programme, ça.  »

À Loos, justement, la mairie a obtenu que les bureaux de vote ferment à 19 heures et non pas à 18 heures pour «  lutter contre l’abstention  ». Ce ne sera pas le cas dans les autres villes du canton. «  Étrange idée… D’ailleurs les électeurs en sont-ils tous informés  ? Les personnes sollicitées pour le dépouillement découvrent ce décalage d’horaire avec étonnement  », commente Colette Becquet, syndicaliste, candidate PCF-Front de gauche sur le canton concerné de Lille-6. Pour lutter contre l’abstention, «  il faudrait obliger les gens à voter, comme en Belgique  », ont argumenté des électeurs auprès de la candidate. Celle-ci réfléchit tout haut  : «  Si voter est un droit, ne pas voter aussi. Question de liberté individuelle. Voter à tout prix, sans adhésion à l’un des programmes proposés n’aurait pas de sens. Ce n’est pas cela la démocratie  ! C’est pourtant ce qui arrive au second tour quand il faut absolument se rallier à un candidat de moindre mal, qui, la plupart du temps, n’incarne pas le changement, n’incarne pas les valeurs, les convictions que l’on porte. Dans ce contexte, le vote blanc plus que l’abstention a un sens politique. Il doit relativiser le pouvoir des élus, qui ne représentent finalement plus qu’une minorité de citoyens.  » Ce dimanche, à Loos, au bureau 3, un homme est entré. Est ressorti. Sans avoir voté. «  Je préfère ne pas voter, sinon je vote FN et quelque chose en moi m’en empêche  », dit-il. Il a voulu créer son entreprise. Malgré un nombre d’heures de travail incalculable, son rêve a tourné au cauchemar, alors oui, il en veut à tous ceux «  qui profitent du système  ».

Joseph Korda en indre-et-loire, 
laurence mauriaucourt dans le nord, adrien rouchaleou dans la somme

Dossier de L’Humanité


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