L’autre République du Paris ouvrier

jeudi 4 juin 2015.
 

Issu du mouvement ouvrier du XIXe siècle, le souhait de la République démocratique et sociale 
a laissé ses traces dans la société française. Les thématiques contemporaines de demande 
de démocratie directe ou de nouvelles formes d’organisation du travail en sont l’héritage. Par Maurizio Gribaudi, historien, auteur de Paris ville ouvrière, 
une histoire occultée (La Découverte, 2015).

La mémoire d’une ville est difficilement saisissable. Des images s’imposent, d’autre se dérobent. Certaines passent, d’autres resurgissent et se fanent. Très souvent, trop souvent, les traces d’autrefois sont oubliées après avoir été effacées.

Cela vaut pour Paris. Tout au long de son histoire, la ville a été le théâtre à ciel ouvert où se sont déployées mille expériences de vie, mille moments d’espoirs et mille drames. Pourtant, de cette complexité foisonnante ils ne nous restent que deux groupes d’images réductrices et convenues. D’une part, celles qui parlent de la ville pétillante des grands boulevards, capitale cosmopolite du loisir et du luxe, avec ses cafés et ses théâtres, ses bals et ses guinguettes, ses courtisanes et ses dandies. D’autre part, celles qui mettent en scène la ville populaire du XIXème siècle, décrite comme un espace dense et moyenâgeux, creusé par des ruelles étroites et sombres, peuplée par une population vivant dans le dénuement le plus absolu, entre résignation et révolte.

Les unes comme les autres font partie, on le sait, de ce qu’on appelle le capital culturel de la ville et que tout touriste a appris à retrouver chez Maupassant et les impressionnistes, ou dans les réductions théâtrales et cinématographiques du misérabilisme hugolien. Mais ces images convenues ont aussi occulté les pages bien plus intéressantes et dramatiques d’une histoire qui avait vu l’éclosion, à travers les premières luttes et revendications ouvrières, d’un projet de république bien différent de celui qui s’est affirmé et qu’on nous pousse à accepter comme unique.

Tout commence au cours d’un mois de juillet. Juillet 1792, pour être plus précis. C’est le moment où l’Assemblée nationale déclare la « patrie en danger » et mobilise l’ensemble du pays pour faire face aux armées alliées qui marchent sur la capitale. Dès le mois d’octobre, la Convention lance un plan extraordinaire pour développer la production d’armes et de fournitures militaires. Paris est déclarée ville militarisée. Une grande partie des nombreux biens qui devenaient propriété de la nation sont affectés à la production de matériel militaire. Dans les anciens couvents, abbayes, hôtels et jardins on installe les usines et les machines nécessaires pour la production des armes et des fournitures destinées à équiper l’armée de la République.

La militarisation aura un impact énorme sur la structure physique et sociale de la ville. Jardins, cours, cloitres et bâtiments sont éventrés pour les adapter aux exigences de production. La demande de main d’œuvre qualifiée attire une masse considérable d’ouvriers qui s’installent et travaillent dans les anciens quartiers centraux. Mais surtout, à l’incitation du Comité de salut public, les savants de l’époque vont collaborer avec les maîtres artisans pour accélérer la production en modifiant les techniques de travail par l’introduction des dernières découvertes de la chimie et de la physique.

Revendiquer le contrôle de son propre travail 
dans cette énorme « fabrique collective »

C’est dans ce cadre qu’on assiste à la mutation de l’espace ouvrier traditionnel et à la maturation progressive d’un puissant projet politique et social, totalement inédit mais oublié depuis.

Plusieurs éléments convergent dans la création de ces dynamiques. Loin de se tarir, l’immigration de main d’œuvre spécialisée s’accroit au cours des décennies successifs. En poursuivant les restructurations entamées sous la première République, chaque cour, immeuble ou monument du vieux centre-ville se transforme en atelier, usine, garni ou habitation. En moyenne, le nombre d’activités industrielles et commerciales hébergées dans chaque îlot de ces quartiers s’est accru du 200 % en 1830 et du 300 % à la veille de 1848.

Signe marquant de cet essor, une forme de travail fondée sur l’intégration de l’ouvrage de plusieurs ouvriers travaillant à leur compte et installés dans le même îlot, voir dans le même immeuble, pour la production d’objets assemblés et commercialisés par un fabricant ou un négociant du quartier. Difficile d’imaginer aujourd’hui, l’activité de cette énorme « fabrique collective » se caractérisait aussi par la spatialisation de ces productions. Ainsi, on produisait chapeaux et bonnets autour des rues Beaubourg et Transnonain, horloges et bijoux entre les rues Aumaire, Gravilliers et Frépillon, des parapluies, jouets et des instruments d’optique dans l’îlot de la Trinité disparu avec l’ouverture du boulevard Sébastopol.

Loin des images misérabilistes traditionnellement colportées, ces espaces apparaissent donc comme frémissants d’activités et ouverts à l’innovation. Ils deviennent les centres d’une sociabilité très dense, dans laquelle se superposent les liens de quartier et de la profession.

C’est dans les mailles de cette sociabilité, déployée entre l’atelier et la chambre garnie, le marchand de vin et la goguette, que se développe progressivement une réflexion sur les formes de l’organisation du travail et de la société. Comme le rappelleront en 1842 les ouvriers répondant aux économistes de la très conservatrice Académie des Sciences Morales et Politiques, leur savoir se greffe sur une connaissance réelle et empirique du marché du travail. Par la structure elle-même de la fabrique collective, chaque ouvrier a appris à connaitre exactement la quantité de valeur que son travail rajoute à la pièce qu’il reçoit d’un voisin et qu’il passe à l’ouvrier de la chambre d’à côté.

Dès les premières coalitions, au cours des années 1820, les ouvriers revendiquent donc le contrôle de leur propre travail par une définition très précise du tarif de chaque opération impliquée dans la production de chaque bien.

Au cours des années qui suivent, scandée par plusieurs grèves et des manifestations, se tisse une réflexion collective qui dévoile progressivement les apories d’un système de production parasité par une foule de médiateurs. Déjà à l’époque l’escompte et la finance se sont greffés sur la chaîne de production et de commercialisation des biens en s’emparant chaque jour d’une partie plus importante des bénéfices. Les ouvriers, en premier lieu, mais aussi de nombreux fabricants et commerçants payent un lourd tribut à ces personnages dont la seule capacité est d’avoir su construire des théories et des lois à mesure de garantir la reproduction et l’accroissement d’un tel système.

Naissance de l’idée d’association 
comme alternative dans l’horizon ouvrier

L’idée d’association, déjà présente dans les débats de réformateurs et utopistes, naît et mûrit dans ce contexte foisonnant et de manière totalement autonome. Dans l’horizon ouvrier, elle se propose comme une alternative bien réelle aux formes d’organisation du travail en train de s’imposer à Paris comme dans toute la France. Mais cela implique aussi une réorganisation complète des rapports sociaux. À l’encontre de la lecture dominante dans le mouvement républicain de l’époque, resté ancré dans sa grande majorité au modèle d’une société hiérarchisée selon les compétences et la naissance, s’impose dans le débat ouvrier celui de l’égalité réelle et complète de tous les citoyens.

Si la bourgeoisie a bâti sa vision de la république dans l’horizon de l’économie libérale et d’un Etat hiérarchique et centralisé, les ouvriers parisiens entrevoient la leur dans la perspective d’une république qu’ils voudraient réellement « démocratique et sociale ». Tout en étant mâtinée des couleurs de 1793, cette république est donc pensée dans une dimension totalement nouvelle, comme une fédération nationale de formes associatives locales.

Muri au cours de plusieurs décennies de luttes et dans les mailles du bâti du centre-ville parisien, le projet ouvrier émergera concrètement sur les barricades de février 1848. C’est aussi pourquoi, après la violente répression de juin, au cours de laquelle plusieurs milliers d’ouvriers meurent sous le plomb de la république bourgeoise, les pioches du préfet Haussmann se chargeront de désosser ces nœuds les plus importants de cette matrice de démocratie qu’étaient les quartiers du centre-ville, avec leurs ruelles et passages, leurs immeubles vermoulus dans lesquels se nichaient l’atelier et la fabrique, la gargote et le marchand de vin, l’appartement et le garni.

Une association nationale, démocratique et sociale

À l’encontre de la lecture dominante dans le mouvement républicain du XIXe siècle, resté ancré dans sa grande majorité au modèle d’une société hiérarchisée selon 
les compétences et la naissance, s’impose dans le débat ouvrier celui de l’égalité réelle et complète 
de tous les citoyens. Si la bourgeoisie a bâti sa vision 
de la République dans l’horizon de l’économie libérale et d’un État hiérarchique et centralisé, les ouvriers parisiens entrevoient la leur dans la perspective d’une République qu’ils voudraient réellement «  démocratique et sociale  ». Tout en étant mâtinée des couleurs de 1793, 
cette République est donc pensée dans une dimension totalement nouvelle, comme une fédération nationale 
de formes associatives locales.

Repères

1820. Dès les premières coalitions, les ouvriers revendiquent le contrôle 
de leur propre travail 
par une définition très précise du tarif de chaque opération impliquée dans la production de chaque bien.

1830-1848. En moyenne, 
le nombre d’activités industrielles et commerciales hébergées dans les quartiers ouvriers s’est accru 
de 200 % en 1830 et de 300 % 
à la veille de la révolution 
de février.


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