Les leçons du « laboratoire grec » en débat – Tsipras à tort mais....

jeudi 3 septembre 2015.
 

A la suite de ma précédente contribution, ici même (Les leçons du « laboratoire grec » en débat – Et si Tsipras avait raison ? ), un camarade m’a répondu par voie de mail. A la lecture de celui-ci, je crains de ne pas avoir été assez clair et concret. Déjà, le titre, plutôt que « Et si Tsipras avait raison ? » aurait dû être « Tsipras à tort mais… ». Mais j’avais choisi le plus provocateur des deux pour secouer le cocotier. Ensuite les questions de fond... Le camarade me dit notamment : « Et si Tsipras avait raison ? » titre Claude. La formule peut sembler provocatrice ? Bien sur que Tsipras ne devait pas signer, explique-t-il dans une phrase peu argumentée. Puis plus rien. Tout le reste de l’article argumente sur l’Etat des rapports de forces, faisant apparaître que, en fait, il n’y avait pas d’alternative possible : « le plan B ne pouvait se situer au seul niveau de la Grèce ». Voici ma réponse.

Cher camarade

Je vais donc réagir à tes remarques. Tu écris : « Insister sur la nécessité des rapports de forces en Europe est une chose, autre chose est de dire, de fait, que tout était bouché. Si tel était le cas, cela veut dire que Tsipras ne pouvait que signer, pour éviter le pire (manifestement c’est sa conviction profonde). Soit il ne pouvait que démissionner et organiser de nouvelles élections. Si l’on y prend garde, Claude refuse la signature de l’accord, sans proposer autre chose. » Sans proposer autre chose ?

Fallait-il un plan B, absolument ! Et même un C ou encore un D, tant la question est complexe et surtout susceptible de revirement en fonction de la mobilisation sociale et des rapports de force. Les rapports de force ! En tous cas nous voilà d’accord, il fallait autre chose que la seule tentative de convaincre la Troïka. Maintenant autre chose. A l’encontre de ma passivité intellectuelle concernant la fameuse alternative, qui propose quoi comme plan B ? J’ai pris deux exemples, mais j’aurais pu prendre Lordon et d’autres pour montrer que quelques lignes dans un article ne font pas un plan B.

J’ai qualifié cela de « pistes » parce que je pense que les quelques éléments macro-monétaires qu’ils avancent feraient sans doute sens au sein d’un réel plan de rupture, sous conditions… Mais j’estime que les seuls qui mériteraient aujourd’hui de se faire entendre sur le sujet sont ceux qui ont réellement mené la négociation et qui avaient en main une grande partie des données – quelle qu’ait été leur orientation au sein du cabinet Tsipras. Tout le reste, écrit de loin, me parait être pensé comme esquisses incertaines, essentiellement justifiées par l’idée de souveraineté nationale pour certains ou par un violent désir de ne pas désespérer pour d’autres.

Oui, il ne faut pas désespérer. Mais, notre travail doit consister bien au-delà d’une discussion dont l’objet resterait le jugement porté sur Tsipras. Ce qui m’intéresse ce sont les conditions de l’échec. Or, je me refuse catégoriquement à réduire celui-ci à la seule « nature » réformiste de gauche (en d’autres temps nous aurions dit « centristes ») ou néo-eurocommuniste du groupe Tsipras. Entre le Tsipras pré-électoral et le Tsipras de la négociation il y a – en partie - une cassure et pas une simplement une continuité idéologique. Une sorte de spirale du « réalisme », favorisé par une vision de l’Union européenne certes mais aussi par une mise à l’épreuve concrète. Justement comme tu le dis : « … réformisme radical. On le savait et d’ailleurs pour moi, par les temps qui courent c’est plutôt un compliment ». Les conditions de cet échecs ne sont pas seulement (pas seulement !) dues à la nature du cabinet hellène.

Autre chose a participé à cette glissade. Et c’est bien ce qui doit nous intéresser en premier lieu. J’introduis donc un ou deux éléments qui devraient avoir des conséquences programmatiques. Le premier concerne l’entrée des institutions européennes dans la sphère de « ceux d’en haut », à savoir qu’une crise révolutionnaire si elle nécessite un délabrement des institutions et des formes de domination inclut désormais des instances supranationales. Ce qui interfère avec notre constat comme quoi « les luttes démarrent au plan national ». Il y aurait donc ici un problème nouveau : luttes sociales nationales mais interférence immédiate avec la situation des institutions internationales en ce qui concerne le rapport de forces entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. Les institutions européennes n’apparaissaient pas seulement comme barbares et honnis ; elles n’étaient pas en crise.

Ces institutions représentent une part des grands intérêts capitalistes au niveau continental. Elles sont inséparables des dominations nationales et des Etats. Le second élément en découle. Comment peut-on espérer une telle crise ? La réponse vient toute seule : la Grèce était seule et c’est un des pays les plus modestes politiquement au sein de l’Union. Cela aurait été tout autre chose si la même situation était survenue dans un pays comme la France, sans parler de l’Allemagne. Là nous avions une crise de la domination. Mais, comme trop souvent –selon des lois que l’on comprend aisément – la crise surgit à la périphérie et non au centre. Nous avons donc une responsabilité objective dans le sort actuel de la Grèce puisque la France et bien sûr l’Allemagne constituent une des garanties principales de la puissance des institutions européennes. D’où une autre conclusion sur la concomitance de crises nationales. Une lapalissade ? Pas tant que cela. Une occasion s’est présentée entre 2008 et 2010 autour de la question des marchés financiers et de la cupidité spéculative. Ratée ! La main a été laissée à la classe dirigeante. Absence de convergence politique suffisante au sein de la gauche radicale européenne, absence de convergence du mouvement syndical, absence de campagnes communes, de drapeau commun, éclatement au moment des élections européennes, etc. Et depuis chacun paye sa dette de son côté.

J’ai la faiblesse indulgente pour Tsipras de penser que des marxistes révolutionnaires arrivés au pouvoir par le truchement d’élections (un gouvernement des travailleurs et des agriculteurs) auraient rencontré les mêmes obstacles. Alors certains peuvent allègrement construire des plans en concédant une sérieuse inflation, un plongeon du PIB et une diminution de moitié du commerce extérieur pendant quatre ou six ans. Ils préjugent trop de la mobilisation révolutionnaire et de la patience d’un peuple. Non pas que j’y oppose l’illusion d’une victoire éclair mais je redis que sans une crise des institutions européennes pareille nécessité d’une mobilisation révolutionnaire prolongée est difficile à imaginer. Il y a donc une tâche politique au niveau européen qui s’impose en urgence. La sortie de l’euro est donc une question concomitante aux deux points précédents. C’est une chose de contester le nœud coulant monétaire dans une situation de déstabilisation des institutions européennes, c’en est une autre de construire un scénario abstrait en l’absence de celle-ci.

Et là nous touchons à un vieux problème en notre sein. Tout cela n’est généralement vu que sous l’angle politico-libéral. Une sorte de contre-offensive super structurelle dont la raison d’être aurait été simplement de réduire les coûts salariaux. Que nenni ! La nécessité de tout ce montage va bien au-delà de cela, même si in fine il est question de taux de profit. C’est à la fois une réponse et une contribution à la mondialisation. C’est un cran supplémentaire dans l’aide aux concentrations du capital. C’est une réponse à l’étroitesse des marchés nationaux au moment où ceux-ci affichaient un fléchissement des grands marchés de masse des années 60 et 70. C’est une réponse organique à l’instabilité des profits des grandes firmes en raison de l’instabilité des changes. C’’est la nécessité de trouver de nouvelles synergies en favorisant les entreprises transnationales au travers de la mise en concurrence des facteurs (et pas seulement celui des salaires), etc. Tout cela débouchant dorénavant sur un entremêlement de dépendances capitalistiques, technologiques, financières sans précédent. Oui, c’est un nouvel âge du capitalisme ! Sinon pourquoi Shäuble aurait-il été lui aussi en faveur d’une forme bien à lui de Grexit, une punition sèche détruisant l’économie hellène.

La sortie de l’euro n’est donc pas indépendante du reste. La Grèce en avait peut-être la possibilité/nécessité abstraite. Mais permets-moi de ne pas être certain que ce fut un scénario possible dans les circonstances politiques et sociales européennes. Finalement, même si je ne propose rien à tes yeux, au moins je propose que ces questions ne passent pas à la trappe. Si « L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle est capable de résoudre », ce raisonnement ne s’applique pas à nous-mêmes sous cette forme. Il faut se poser des questions que nous ne savons pas résoudre ! Cela nous donnera un peu plus de chance de progresser. Tout cela a donc son autonomie par rapport au cours politique des choses.

Oui la manière de Tsipras de gérer la négociation a été catastrophique. Oui sa manipulation tactique du référendum a été scandaleuse et destructrice… Face à l’impasse stratégique devant laquelle il s’est trouvé et tout Syriza avec lui, qu’aurait-il dû faire ? Je partage l’avis de Yannis Varoufakis, il aurait dû rendre les clefs ne serait-ce que pour préserver le parti et son audience et s’atteler à un débat et un bilan au niveau de la gauche européenne. Il a fait le contraire ce qui ajoute à la catastrophe pour nous tous.

Et indépendamment des contraintes objectives, la gauche de Syriza a raison de poser la question des mobilisations, de l’affrontement et d’un programme anticapitaliste.

Comme tu le vois, ma contribution n’a pas consisté à objectiver la question pour blanchir Tsipras. Mais si nous en restons aux plans sur la comète, alors nous passerons à côté de l’immensité de la tâche et donc de nos responsabilités.

Claude Gabriel, Ensemble


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