Laïcité : quels sont les véritables enjeux, plus d’un siècle après la loi de 1905 ?

samedi 12 septembre 2015.
 

A) Les sept défis de notre temps par Bernard Teper, coanimateur du Réseau éducation populaire

Avec sa définition historique par la liberté de conscience, par la séparation entre la société civile et les sphères de l’autorité publique et de constitution des libertés (école, services publics, protection sociale) et enfin par le fait que le lien politique est auto-constitutif et donc n’a pas besoin d’un lien religieux préalable, nous pouvons présenter le premier enjeu  : le principe de laïcité ainsi énoncé permet le plus haut degré de liberté pour tous. Mais, pour cela, il faut cesser d’accepter que cinq départements français soient hors laïcité, que les écoles privées et les lieux de culte soient financés par l’argent public (et de plus en plus  !).

Avec l’arrivée au pouvoir du néolibéralisme et de son corollaire, le relativisme culturel contre les principes progressistes, nous pouvons énoncer le deuxième enjeu  : gagner la bataille pour l’hégémonie culturelle contre le relativisme culturel pour retrouver le sens des mots nés dans la lutte, mots qui doivent retrouver leur sens propulsif. Ce qui veut dire une opposition aux deux dérives, toutes deux liées aux deux stratégies possibles du néolibéralisme  :

– la laïcité d’imposture ou adjectivée, faux nez du communautarisme présent dans la gauche solférinienne, et aussi dans l’Autre gauche  ;

– l’ultra-laïcisme anti-laïque qui utilise le mot laïcité contre une seule religion, l’islam. L’extrême droite et une partie importante de la droite sont passées maîtres dans ce genre d’exercice. Si l’intensification de la crise pousse le patronat à préférer la voie de leur unification, on voit le danger mortel de cette dérive.

Le troisième enjeu  : combattre la division mortelle du mouvement progressiste créée par la fuite en avant dans le communautarisme d’une partie de celui-ci. Le grand Jaurès disait que la loi de 1905 servait à unifier le prolétariat car, sans cette loi, il serait divisé entre le prolétariat catholique et celui qui ne l’est pas, ce qui empêcherait d’être victorieux dans les combats sociaux. C’est l’unité du prolétariat et du peuple mobilisé qui doit être recherché, pas les alliances contre-nature avec des organisations réactionnaires de la Manif pour tous ou avec des organisations religieuses obscurantistes néolibérales ou encore avec celles qui prônent une ségrégation «  racialisée  » contre les couples mixtes. Serge Halimi, dans le Monde diplo de mai 2015, conclut contre cette dernière position  : «  Cela précipiterait la division permanente des catégories populaires, le séparatisme racial ou religieux, le “choc des civilisations”.  »

Le quatrième enjeu est résumé par Daniel Bensaïd dans l’Éloge de la politique profane  : «  Vous ne voulez plus des classes ni de leur lutte  ? Vous aurez les plèbes et les multitudes anomiques. Vous ne voulez plus des peuples  ? Vous aurez les meutes et les tribus.  » Chercher le consensus illusoire entre les meutes et les tribus  : impossible. C’est une des raisons de l’abstention massive des couches populaires qui a entraîné le désastre des gauches dans toutes les élections qui ont suivi la présidentielle de 2012. La lutte contre le capital comme rapport social de production est devenue, pour les néocommunautaristes de l’Autre gauche, secondaire au grand plaisir de l’oligarchie néolibérale.

Venons-en au cinquième enjeu  : le néolibéralisme a intensifié les racismes et les discriminations. Tous les racismes et discriminations progressent (anti-arabe, anti-musulman, anti-rom, anti-juif, etc.). Voilà pourquoi il faut promouvoir une ligne laïque contre tous les racismes et toutes les discriminations, sans exception aucune.

Le sixième enjeu est celui de combattre les impérialismes, mais aussi leurs alliés communautaristes et intégristes. On ne peut pas d’une part dire ici soutenir le Front populaire tunisien (avec nos deux martyrs Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi qui refusent tout accord avec Ennahdha), et signer un appel en France avec leurs amis.

Le septième enjeu consiste à étudier toutes les causes des injustices, des racismes et des discriminations, et d’en sortir par le haut en édictant les conditions actuelles et globales de l’alternative. Mais le principe de laïcité est l’une des conditions, et il faut dire avec Rimbaud  : «  Il faut être résolument moderne  : tenir le pas gagné ! »

B) La progression de l’hostilité à l’égard de l’islam par Houda Asal, chercheuse 
en sociologie 
à l’Eris

Que se joue-t-il vraiment aujourd’hui en France avec le débat sur la laïcité  ? Alors que le concordat en Alsace-Moselle, le statut du religieux dans certains départements d’outre-mer ou le financement des écoles privées confessionnelles représentent des exceptions à la laïcité, les débats publics tournent continuellement autour de l’islam. L’idée récurrente présentant la visibilité des musulman-e-s dans différents espaces comme une menace à la laïcité semble partagée par l’ensemble de l’échiquier politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce simple constat devrait nous interroger sur ce qui se joue derrière les débats sur la laïcité. Est-il vraiment question de gérer les liens entre Église et État ou s’agit-il plutôt d’affirmer des «  valeurs  » et une forme «  d’identité nationale  » que la présence même d’une religion perçue comme «  étrangère  » viendrait menacer  ?

En réalité, contrairement à l’Église catholique, les institutions musulmanes bénéficient de peu de ressources et d’une légitimité souvent défaillante. De manière générale, les musulman-e-s souffrent d’une grande invisibilité politique et leurs paroles demeurent inaudibles. Même pour se défendre contre les discriminations multiples dont ils sont l’objet, qu’ils se disent musulmans, qu’ils soient croyants, pratiquants ou perçus comme tels, ils bénéficient d’un rapport de force largement défavorable aujourd’hui. Pourtant, les initiatives locales, les convergences avec d’autres causes et les mobilisations politiques sont nombreuses, mais ces dynamiques citoyennes intéressent moins que les quelques situations extrêmes, montées en épingle dans les médias.

Plutôt que de se demander en quoi l’islam pose-t-il un problème à la laïcité, l’analyse sociologique nous conduit à interroger les conséquences des lois, mesures, débats publics et pratiques qui, au nom de la laïcité, discriminent les musulman-e-s (réels ou supposés). Alors que l’islamophobie se diffuse dans tous les secteurs de la société et à différents niveaux, la question qu’il faudrait poser serait davantage  : sous couvert de défense de la laïcité, que se joue-t-il vraiment aujourd’hui en France avec le racisme anti-musulman  ?

Un certain nombre d’enquêtes, par questionnaires, entretiens ou observations, viennent confirmer ce que les chiffres du ministère de l’Intérieur, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et de la Commission consultative pour les droits de l’homme (CNCDH) constatent depuis plusieurs années  : la progression constante de l’hostilité à l’égard de l’islam dans l’opinion française, et la multiplication des discriminations et des actes de violence à l’encontre des musulman-e-s. Selon la CNCDH, alors qu’ils sont favorables aux immigrés en général, même les électeurs de gauche expriment un fort rejet des pratiques liées à l’islam, souvent au nom d’une certaine conception de la laïcité.

S’il existe des questionnements légitimes sur la place du religieux en France, force est de constater que les débats qui se focalisent sur l’islam depuis dix ans, notamment sur le voile, y répondent de la pire des manières. Il est temps de prendre la mesure des effets concrets de ces débats censés porter sur la laïcité, en termes de discrimination, de stigmatisation et de déni d’égalité pour une partie de la population française, qui, au lieu d’être écoutée et considérée, continue à être montrée du doigt.

C) Le respect mutuel des croyants et des incroyants par Jean-Paul Scot, historien 
et auteur

310902 Image 1Depuis les crimes terroristes de janvier, le débat sur la laïcité s’est enflammé. Mais répéter «  laïcité, laïcité, laïcité  » risque d’être contre-productif. Si les Français distinguent mieux l’islam comme religion et l’islamisme comme théocratie et totalitarisme, le racisme anti-musulman progresse  : 48 % des Français pensent que Marine Le Pen défend bien la laïcité. Si on peut comprendre que des jeunes l’assimilent par erreur à l’interdit des signes religieux musulmans ostensibles, il faut clamer haut et fort que le FN et l’ex-UMP ont capté la laïcité pour mieux la dénaturer et masquer leur xénophobie. La gauche compassionnelle croit acheter la paix civile par des concessions communautaristes. La gauche de la gauche se déchire depuis les premières affaires du «  voile  » et s’associe parfois avec des islamistes. Il faut dépasser d’urgence ces contradictions. Trois pistes de réflexion pour prendre du recul.

Toutes les sociétés européennes sont partagées entre deux tendances  : d’un côté, la croyance et la pratique religieuses régressent fortement devant la sécularisation des mœurs  ; de l’autre de nouvelles religions s’implantent et les néophytes y trouvent une foi souvent identitaire. Fin 2014, 46 % des Français se déclaraient croyants, 39 % incroyants et 15 % indifférents. Mais des lobbies libéraux et conservateurs tentent d’imposer l’idée d’un «  retour du religieux  » seul capable de «  réenchanter le monde  »  !

Ce n’est pas la nouvelle visibilité de l’islam qui a remis en cause la laïcité car toutes les religions depuis 1958, sinon 1789, cherchent à reconquérir une place dans l’État. Au nom de la «  saine et légitime laïcité  », l’Église catholique condamne toujours le «  laïcisme  », mais reconnaît le «  caractère positif  » de la laïcité «  telle qu’elle est devenue  » et réclame «  une harmonieuse collaboration entre l’État et la religion catholique  » (Benoît XVI). Au nom d’une «  laïcité ouverte  » ou «  inclusive  », les Églises protestantes réclament «  une juste place entre l’État et les citoyens  » et la reconnaissance comme étant d’utilité publique toutes leurs activités éducatives, sociales, culturelles comme aux États-Unis. Au nom de «  l’acceptation réciproque entre la laïcité et l’islam  », les islamistes estiment que «  la société française doit reconnaître l’islam dans toutes ses dimensions cultuelles et culturelles  » et accorder aux musulmans «  des droits concernant leur statut civil dans les questions de mariage, de divorce et de successions  ». La porte-parole des ex-Indigènes de la République vient de déclarer  : «  Nous ne reconnaissons pas la distinction entre le profane et le sacré, la sphère publique et la sphère privée, la foi et la raison…  » Des «  accommodements raisonnables  » avec les islamistes et les communautaristes ne régleront pas la question sociale. Jaurès disait que le catholicisme serait contraint de faire des concessions à la modernité et à la laïcité à cause de l’inéluctable sécularisation des sociétés, de l’affirmation des fidèles face au clergé et des progrès de l’exégèse des textes sacrés.

Aucune religion n’a porté en elle la laïcité, mais toutes, le christianisme hier, l’islam demain, finiront par reconnaître le principe libérateur, égalitaire et universel de la laïcité. La laïcité n’est pas l’égal traitement des religions mais le respect mutuel des croyants et des incroyants. Elle n’est pas une «  solution miracle  » à la crise de nos sociétés. «  Laïcité et progrès social sont indissociables, nous lutterons pour les deux  », disait déjà Jaurès en 1910.

(1) Dernier ouvrage paru  : L’État chez lui, l’Église chez elle. Comprendre la loi de 1905, Points Histoire, éditions du Seuil, 3e édition, 2015.

D) Les conditions concrètes du bonheur commun par Marie-José Malis

directrice 
du Théâtre 
de la Commune, Centre national d’art dramatique d’Aubervilliers

Robespierre, on le sait, n’était pas pour l’extermination des prêtres et admettait que le peuple ait besoin de croire en Dieu car, disait-il, si la justice n’est pas réalisée dans ce monde, les humiliés ont besoin de savoir qu’elle aura lieu un jour  ; fût-ce dans l’autre monde. Seuls les aristocrates peuvent au fond se permettre d’être officiellement athées, car ils n’ont pas besoin de la justice.

Si la laïcité est la garantie incorruptible de l’égalité paisible entre toutes les croyances, je crois qu’elle ne devient un problème que quand il nous manque une autre croyance, qui les dépasse toutes  : la croyance dans l’avenir. Je reste marxiste sur ce point et suis convaincue que la tâche de ceux qui croient au communisme doit être de ne travailler à la défense de la laïcité qu’à la seule condition qu’ils soient armés d’une croyance supérieure  : celle que nous pouvons encore transformer la réalité  ; que nous pouvons concevoir et organiser un monde où chacun peut sentir qu’il contribue au bonheur de tous, un monde orienté par une idée et un avenir. C’est la première tâche. Avant toutes les autres.

Sinon, nous aussi, nous serons des aristocrates. Nous aussi, malgré tout, nous ferons la guerre aux pauvres.

La France n’est pas un pays laïque. Elle est au service d’une théologie  : l’économisme. C’est la seule chose qu’il faut voir. Je crois que nous devons seulement travailler à une autre croyance, celle de l’avenir organisé pour le bien de tous. Et que cet avenir n’aura pas besoin de «  prêtres  » parce qu’il sera porté par les gens. Il faut donc partout croire aux gens eux-mêmes, renforcer la capacité des gens à créer par eux-mêmes les conditions concrètes du bonheur commun. C’est le travail de l’art. Il s’accommode de toutes les cultures, de toutes les identités, de tous les rites (personne ne vit et ne se construit sans rites) mais il ne contribue à aucun communautarisme, pas plus qu’il ne prêche pour la laïcité. Il déplace le problème, invente une langue nouvelle, celle de l’avenir, où nous serons tous étrangers, étrangers car neufs dans un monde neuf, et frères.


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