"Réinventer l’humanisme" face à la "post-démocratie" libérale (entretien avec Roland Gori)

jeudi 11 août 2016.
 

L’analyse que Roland Gori développe dans l’Individu ingouvernable (1) trouve une édifiante démonstration avec la crise grecque. Face à une démocratie annihilée par une «  société technicienne néolibérale  » et devant la menace de «  néofascismes  », le psychanalyste lance un plaidoyer en faveur de la parole et souligne l’enjeu culturel afin de «  réinventer l’humanisme ».

Après le «  coup d’État  » contre la volonté populaire grecque, avons-nous atteint un point de rupture dans la crise démocratique en Europe  ?

Roland Gori Il s’agit moins d’un point de rupture que d’un moment de vérité  : une Europe fédérée et gouvernée uniquement par les règles formelles de la finance ne saurait prétendre à la démocratie, être véritablement démocratique.

Cette crise révèle que les démocraties libérales en Europe pourraient n’apparaître, aux yeux des peuples, que comme les fantômes résiduels de la démocratie parlementaire, les coquilles vides du suffrage universel. La souveraineté populaire est désavouée et bafouée par les équipes technocratiques européennes, «  nouveaux chiens de garde  » du néolibéralisme. La crise grecque met en lumière jusqu’à l’obscénité la mise sous «  curatelle technico-financière  » des peuples et des nations. Les abus de pouvoir de la technocratie s’arment de la logique comptable, de la coercition économique habillée de raison juridique, pour imposer à la démocratie la loi d’airain d’une véritable vision néolibérale du monde. C’est en réalité moins un pilotage économique qu’un avertissement politique qui est lancé par l’Europe aux peuples. Comme l’a dit benoîtement M. Schäuble à M. Sapin  : «  On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit.  » Au moins les choses sont claires  : l’Europe monétaire ne saurait tolérer une légitimité démocratique venant contrarier le jeu des économies financiarisées. À bon entendeur, salut  ! Que Syriza, Podemos ou la gauche française se le tiennent pour dit  : on vous laisse jouir des spectacles électoraux à condition qu’ils ne viennent pas contrarier la politique de la troïka. Nous sommes entrés dans la saison blanche et sèche de la «  post-démocratie  » assumée.

Vous avez raison, c’est bien d’un coup d’État dont il s’agit, comme celui qui mit fin le 2 décembre 1851 à la Deuxième République en France. C’est le même mouvement de restauration conservatrice qui, dans toute l’Europe, avait coupé le souffle épique de ce que l’on nommait «  le printemps des peuples  ». Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des hommes qui accomplissent les coups d’État mais un système, le néolibéralisme. Avec d’autant plus de violence que ce système se trouve moralement en faillite. Nous avons lâché la proie de la démocratie pour l’ombre du «  rationalisme économique morbide  », accouplant la contention du système technicien et les valeurs de la religion du marché. M. Schäuble incarne à merveille la croyance monomaniaque du néolibéralisme selon laquelle les règles seraient neutres, objectives et naturelles. Alors même qu’elles ne sont que le résultat des stabilisations politiques éphémères issues des transactions sociales et des rapports de forces conflictuels.

Vous y décelez une répétition de l’histoire ou, tout du moins, une «  concordance des temps  »   ?

Roland Gori Depuis son origine, le libéralisme sous ses différentes versions fait l’impasse sur une part de l’humain. Cet impensé fait retour à certains moments et craquelle le vernis des valeurs de la civilisation bourgeoise. L’individualisme philosophique sur lequel se fondent les libéralismes, les illusions historiques qu’ils tendent à fabriquer, comme celles d’une émancipation de tous par les richesses de quelques-uns, comme celles d’un progrès continu et universel de la morale collective par la raison, la science, la technique et le droit, s’effondrent au moment des crises économiques et politiques. À chaque fois, les institutions parlementaires se trouvent discréditées, les populismes émergent, les nationalismes s’exacerbent et dansent au bord de l’abîme des guerres, des racismes et des terrorismes «  tribaux  ». Sans les confondre, nous pouvons rapprocher les crises, les violences et les fragmentations sociales que nous connaissons de celles qui ont émergé à la fin du XIXe siècle ou entre les deux guerres mondiales. Le libéralisme révèle alors les limites anthropologiques de sa gouvernementalité, se trouve confronté aux masses prolétarisées, et l’individu «  atomisé  » devient la proie des partis de masse et des politiques de la peur et du ressentiment.

Comparaison n’est pas raison, et je ne prétends pas à la «  répétition  » pure et simple de ces événements historiques, mais simplement je pense avec Walter Benjamin qu’« articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu’il a été effectivement  », mais « bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril  ». Et je dirais, encore avec lui, qu’il nous faut organiser le pessimisme pour pouvoir le transformer en volonté politique. La connaissance de l’histoire est indispensable à toute émancipation, à toute liberté qui sait s’affranchir de la répétition. C’est pourquoi la culture est la condition du politique, et l’objet de toutes les attaques et les discrédits des régimes totalitaires, prépolitiques au sens d’Hannah Arendt. Le néolibéralisme en fait partie.

C’est à la fin du XIXe siècle qu’émergent de nouveaux modes de connaissance, et, notamment, la psychanalyse, parfois mise en opposition aux déterminismes sociaux. Pourquoi y voyez-vous au contraire une construction sociale et politique  ?

Roland Gori Les formes du savoir et les pratiques sociales sont indissociables. Ce qui ne veut pas dire que la science est une construction sociale. Cela signifie simplement que les conditions d’émergence des révolutions symboliques, pour parler comme Bourdieu, sont des conditions favorisantes pour les découvertes. Et en ce qui concerne la psychanalyse, cela veut dire que son émergence demeure difficile à comprendre sans la crise de la pensée libérale à la fin du XIXe siècle. Mais entre la crise de la pensée libérale et la découverte freudienne, il y a tout un champ clinique spécifique, celui de la psychopathologie de l’hystérie, sans lequel l’invention de la psychanalyse n’aurait pas eu lieu.

À la fin du XIXe siècle, à l’âge des machines et de l’urbanisation de la deuxième révolution industrielle, de nouvelles manières d’éprouver et de sentir conduisent l’individu à chercher toujours davantage en lui-même le sens de son existence. La psychanalyse a contribué à répondre à cette nouvelle quête culturelle imposée par les contradictions du libéralisme, déchiré entre des idéaux de liberté individuelle, et la réalité sociale des nouvelles organisations du travail réduisant les individus à de simples automates. À sa manière, la psychanalyse a donné une forme et une création à la destinée humaine, singulière et collective. À ce titre, elle a participé à la construction sociale d’espaces de liberté.

Mais, qu’est-ce qui a alors conduit à l’échec de cette «  révolution symbolique  »  ?

Roland Gori Dans la modernité, la pratique se dégrade en technique et les éclairs des innovations se transforment en automatismes, et en dispositifs d’adaptation. La psychanalyse n’a pas échappé à ce funeste destin. Le vif de son expérience, et la substance révolutionnaire de sa découverte, n’a été retrouvé qu’au cours de rares moments où elle se réinventait, avec Ferenczi, Winnicott et Lacan par exemple. Lorsque la répétition prend le pas sur la liberté, lorsque les normes remplacent l’authenticité de l’expérience, les révolutions symboliques finissent dans le panier à salade des institutions de la normalisation sociale. À ces résistances internes à la psychanalyse s’ajoutent, aujourd’hui, les menaces des nouvelles idéologies d’un homme «  neuro-économique  ». Ces nouvelles idéologies fabriquent la figure anthropologique d’«  un sujet entrepreneur de lui-même  », chargée d’en finir avec celle de l’homo psychologicus encore trop dépendante du récit et de la parole, de l’histoire et du sens. La connaissance tragique de la psychanalyse s’accommode mal des exigences d’une société dominée par le présentisme, le numérique et l’hédonisme de masse. La psychanalyse et la démocratie pâtissent du même discrédit de la parole et du dialogue, dans un univers qui feint de ne connaître que les chiffres... et les «  règles  » formelles des procédures pour vivre «  heureux  ».

Face à de nouveaux «  fascismes  » et guerres d’anéantissement, le «  défaut de parole  » nous ramène vers des «  pulsions de mort  » . Comment cela se traduit-il  ?

Roland Gori Là, c’est quasiment la totalité de l’ouvrage que vous me demandez de résumer  ! Je le rappelle  : la notion de «  fascisme  » est complexe et son usage controversé. Disons qu’en élargissant sa signification historique à l’ensemble des dispositifs totalitaires des mœurs qui prescrivent de devoir penser, dire le monde, se comporter d’une seule façon et ne parler qu’une langue, celle de la technique et de la quantité, nous nous trouvons confrontés à deux sortes de «  fascismes  »  : celui du système technico-financier et celui des «  théofascismes  ». Comme la nuit et le jour, ces deux fascismes s’engendrent l’un l’autre. Bourdieu en avait eu l’intuition dès 1995 lorsqu’il mettait en garde contre l’émergence d’une violence terroriste qui, à travers l’irrationalisme du désespoir, et, aujourd’hui, la «  tribalisation  » d’un monde
globalisé, s’enracine presque toujours dans la violence inerte des pouvoirs qui invoquent la raison néolibérale.

Où est l’espoir  ?

Roland Gori Nous ne parviendrons pas à retrouver la démocratie sans nous réapproprier des espaces interstitiels de parole, de débats et de discussion, de partage de notre expérience sensible, de conflits, d’argumentations contradictoires, et de décisions démocratiques  ! Il faut en finir avec ces formes dégénérées que sont la démocratie du spectacle et la démocratie d’expertise légitimant une organisation sociale régulée par la financiarisation généralisée des activités humaines. Il faut redonner au politique toute sa place désertée au profit des règles technico-financières. Le politique est ce qui se construit par la parole, les œuvres, les services et les actions entre les humains, faute de quoi il n’y a que le «  désert  ». Désert d’une existence solitaire, atomisée, robotisée, où les «  machines humaines  » se connectent et interagissent, sans se rencontrer.

Et, comment «  réinventer l’humanisme  »   ?

Roland Gori Il n’y a pas de «  mode d’emploi  », désolé  ! L’humanisme est une notion molle que l’on peut mettre au service de n’importe quelle idéologie si elle ne requiert pas des innovations politiques et éthiques. L’historien de l’art Jacob Burckhardt disait qu’à la Renaissance l’État et les institutions sociales avaient été créés comme des œuvres d’art, que la totalité du social et de l’existant participait de ce renouvellement. On trouve chez Jaurès des propos identiques. On oublie bien souvent que la paix civile, comme la paix entre les nations, n’est pas seulement l’absence de discorde, mais qu’elle est une victoire des forces du consensus sur les puissances qui divisent. Donc une création. Ce qui suppose une autre conception du vivre-ensemble, d’autres manières de concevoir la politique, l’éducation, la justice, le soin, la culture, l’information… que celles que les logiques de domination sociale imposent aujourd’hui à la planète entière.

Cela suppose que nous soyons capables de vaincre la peur. Comme le rappelait Léon Blum le 24 février 1948, à l’occasion du centenaire de la Révolution de 1848  : «  Au moment des grandes crises publiques, il n’y a pas de mobile plus redoutable et plus pernicieux que la peur. Même quand c’est la peur d’avoir peur. Même quand c’est la peur de faire peur, d’autant plus qu’en ayant peur de faire peur, on crée la peur.  » Propos plus que jamais d’actualité pour construire cette «  fraternité européenne  » que Victor Hugo appelait déjà de ses vœux au moment du «  printemps des peuples  » de 1848. On sait ce qu’il advint d’y avoir échoué.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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