Comment mettre à l’ordre du jour l’émancipation du travail  ?

mercredi 28 octobre 2015.
 

- A) Libérer le travail en libérant les travailleurs par Danièle Linhart, sociologue 
du travail, directrice 
de recherches émérite au CNRS
- B) Un nouveau statut du travailleur salarié par Pierre Cours-Salies, sociologue, membre d’Ensemble
- C) Prendre le contrôle de l’unité de production par Benoît Borrits, auteur de Coopératives contre capitalisme (Éditions Syllepse, octobre 2015)

A) Libérer le travail en libérant les travailleurs par Danièle Linhart, sociologue 
du travail, directrice 
de recherches émérite au CNRS

« L’émancipation du travail  » ressemble à une formulation à l’ancienne de ce que revendique désormais haut et fort le patronat. Il veut libérer le travail. Dans un monde où le temps s’accélère, où tout change, il veut libérer les entreprises du carcan contre-productif que représentent le Code du travail, les prérogatives des inspecteurs et des médecins du travail, celles des CHSCT, etc. C’est pour le bien de tous et ça ne peut faire que consensus, nous explique Gattaz, le président du Medef. Mais cela n’est en réalité que le point de vue du patronat. Il ne représente pas à lui tout seul les entreprises ni la société et libérer le travail peut et doit s’entendre comme libérer les travailleurs, au nom du bien commun également. Car libérer le travail en libérant les travailleurs peut être une garantie d’atteindre une réelle performance économique, sociale et environnementale des entreprises.

Mais libérer comment et de quoi  ? Tout d’abord de la subordination juridique incluse dans le contrat de travail qui soumet inconditionnellement les salariés à leur employeur et à l’organisation du travail qu’il a choisie en fonction de ses propres critères d’efficacité, de rentabilité et profitabilité. C’est de là que découle la domination. L’activité des salariés est conditionnée par la volonté de l’employeur d’imposer ses critères et méthodes de travail aux salariés et par le refus ou le déni de ce qu’ils pourraient apporter comme valeurs et points de vue professionnels. L’organisation du travail reste de nos jours profondément inspirée de la logique taylorienne fondée sur l’économie obsessionnelle des temps et des coûts et le confinement des savoirs détenus par les travailleurs. On sait ce que cela a donné en termes de conditions et contenus du travail  : des tâches élémentaires restreintes et prescrites et donc l’impossibilité pour les salariés de mobiliser leurs intelligences, leurs connaissances pour réaliser un travail qui fasse sens pour eux.

Certes, des choses ont changé, et notamment la nature du travail, qui exige plus d’autonomie et d’interactivité de la part des salariés. Mais ne nous y trompons pas  : la logique reste celle d’une économie permanente des temps et des coûts, rebaptisée le lean management, qu’il revient aux salariés de mettre en œuvre eux-mêmes en toute «  autonomie  ». Celle également d’une attaque en règle contre la professionnalité des mêmes salariés pour leur imposer les méthodes et procédures mises au point par des bataillons de cabinets de consultants à distance des réalités du terrain. Cette attaque en règle s’appuie sur une individualisation, une personnalisation du travail qui met à mal les collectifs (si précieux pour l’élaboration et la transmission des connaissances) et sur le changement perpétuel qui bouscule tous les repères, disqualifie l’expérience, plonge les travailleurs en situation permanente d’apprentissage, de précarité subjective, de dépendance. Ils ne maîtrisent plus leur travail, et vivent dans la peur et l’angoisse de ne pas savoir faire. Autant de raisons alors, pour eux, de se raccrocher aux méthodes unilatéralement voulues par le management avec lesquelles ils peuvent être pourtant en désaccord fondamental.

Libérer le travail serait alors laisser les salariés peser sur la définition du contenu de leur travail en fonction de leurs qualités professionnelles, de façon à mettre en place des organisations qui prennent en compte leurs compétences. Et leurs points de vue. Des organisations qui prennent aussi en compte l’impératif de donner aux chômeurs toute leur place dans le monde du travail, comme de respecter les besoins des consommateurs et la survie de notre planète.

(1) Auteure de la Comédie humaine du travail  ; de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Érès, coll. «  Sociologie clinique  », 2015.

B) Un nouveau statut du travailleur salarié par Pierre Cours-Salies, sociologue, membre d’Ensemble

Droit du travail, droit au travail sans discrimination, à un ample temps libéré et à une intervention coordonnée des salarié-e-s dans les entreprises et les services publics… Voilà des ruptures possibles, inséparables de l’appropriation sociale, essentielles pour établir quelques repères d’une vraie gauche à reconstruire. Contentons-nous de deux points, qui posent ces questions de propriété et de pouvoir.

Une simple réduction du temps de travail à quelque 30 heures par semaine pourrait supprimer le chômage en Europe. Cette question de la réorganisation des rapports sociaux a été posée il y a quelques mois  : une «  lettre ouverte aux syndicats et aux partis politiques  », pour une réduction du temps de travail à 30 heures par semaine. Formulée et argumentée par des économistes, sociologues, syndicalistes et politiques d’Allemagne, elle doit trouver sa place dans une refondation en Europe  : les conditions sociales pour une monnaie commune maîtrisable comportent l’engagement à une éradication du chômage. Le temps de travail en Allemagne est aujourd’hui déjà en moyenne de 30 heures par semaine, mais réparti de manière inégale. «  Il s’agit d’un projet de la société tout entière, une clé décisive, si ce n’est la plus importante, pour la perspective d’un plein-emploi. (…) L’exigence d’une semaine à 30 heures prend en compte toutes les formes de réduction envisageables (allongement des congés payés, sortie plus précoce de la vie active, années sabbatiques). Cette revendication est à poser pour tous les États européens.  » Que ce soit la semaine de 32 ou de 30 heures, la loi à proposer pour l’Europe doit mettre tous et toutes hors du chômage. La productivité du travail a plus que doublé en Europe et aux États-Unis en cinquante ans. Les fortunes et profits ne cessent de gonfler. Discutons du système lui-même  : pour ne pas laisser advenir des catastrophes, il serait sage de prendre ces profits, de ne plus subir l’expropriation des moyens sociaux et culturels par les spéculateurs, dirigeants et irresponsables…

Arrêter les gaspillages et les nuisances  !

Il faut défendre ce qui reste du Code du travail contre Macron, Valls, Hollande et tous les agents du Medef. Mais il faut aussi reprendre une proposition, lancée par la CGT et par Solidaires, trop peu connue, qui apporte des réponses d’aujourd’hui  : la définition d’un nouveau statut du travail salarié (NSTS). Elle devrait avoir une place centrale dans le refus du chômage et de tous ses effets induits (précarisation, mise en concurrence, isolement dans des entreprises fragiles, statuts dégradés, divisions sexuées du travail et traitements ethnicisés, racistes de fait au quotidien). Le gouvernement annonce, un «  compte temps  » de la vie de chacun-e, une bureaucratie de plus. Ils veulent le salarié soumis à son maître. Une tout autre société est possible. Reprenons les textes syndicaux adoptés pour un nouveau statut du travail.

«  Le nouveau statut du travail salarié (NSTS) doit être une nouvelle garantie interprofessionnelle (…), assurant à chaque travailleur dès son entrée dans la vie active un certain nombre de droits que tout employeur se doit de respecter, comme le droit à la retraite, etc.  » «  Nous voulons gagner des droits nouveaux, écrit la CGT, passer d’une vision réparatrice de l’indemnisation du chômage et du droit sur les licenciements à un droit de l’individu tout au long de sa vie qui le libère de sa dépendance au devenir et à la gestion de telle ou telle entreprise. Une protection pour chaque salarié, de la fin du secondaire (scolarité obligatoire) jusqu’à la mort.  » Le financement de ces mesures relève de la mise en place d’un fonds mutualisé des entreprises de branche ou de bassin d’emploi, de l’utilisation de la part de salaire socialisée notamment dédiée aux revenus de remplacement et fonds de garantie de salaires (Assedic et ASS)  ; mais aussi d’une «  réorientation des fonds publics qui sont soi-disant alloués à l’emploi  ». «  Établir un véritable droit à l’emploi (…) contenu dans un nouveau statut du salariat  », écrit l’union Solidaires.

Personne n’est de trop. Les exploiteurs doivent perdre le droit de faire tomber des salarié-e-s dans le chômage. Cela passe par le nouveau statut du travail salarié, complété par la sécurité sociale professionnelle et une politique de formation professionnelle initiale et continue. Ce débat politique permettrait de reconstruire des objectifs de rupture avec la situation actuelle, rebâtir une vraie gauche…

C) Prendre le contrôle de l’unité de production par Benoît Borrits, auteur de Coopératives contre capitalisme (Éditions Syllepse, octobre 2015)

315441 Image 0Tous les jours, des travailleurs entreprennent sans patron tout en refusant de le devenir en choisissant la forme coopérative. Dans le même temps des salariés reprennent, souvent dans le cadre d’un dépôt de bilan, moins fréquemment à l’issue d’une lutte sociale (comme les ex-Fralib et les ex-Pilpa devenus respectivement ScopTI et La Belle Aude), leur entreprise sous la forme d’une Scop. Ces expériences démontrent combien l’aspiration à se débarrasser de la tutelle du capital est vivante dans notre société. Mieux, toutes les statistiques nous montrent que loin d’être un rêve de baba cool post-soixante-huitard, cette forme d’entreprise est plus pérenne et plus stable que les sociétés de capitaux. Diverses enquêtes sociologiques nous montrent que de nouveaux rapports au travail, marqués par un début de désaliénation, sont en train de se créer dans ces entreprises. Cerise sur le gâteau, toutes ces reprises et l’idée de faire sans actionnaire et patron sont vues d’un œil sympathique par la population, comme si cela était totalement naturel.

Seulement, voilà. L’addition comme la multiplication de ces expériences isolées ne fait pas et ne fera pas système. La forme coopérative reste une forme de propriété privée, dans laquelle le capital a certes un rôle second, mais qui reste profondément insérée dans l’économie marchande. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en l’état actuel des choses, la transformation coopérative n’est pas toujours possible. C’est ici que le politique a un rôle à jouer.

Depuis plus de trente ans, le mouvement social enregistre recul sur recul. Le patronat est clairement à l’offensive. Il clame partout qu’il n’y a pas d’autres politiques possibles que l’austérité. S’il n’y a pas d’autres politiques possibles, pourquoi ne pas le prendre au mot  ? Si le patronat ne peut intégrer nos revendications, pourquoi ne prendrions-nous pas le contrôle de nos entreprises  ? Aurait-on oublié que se débarrasser des patrons et des actionnaires a toujours été l’objectif du mouvement ouvrier  ? Pourquoi ne pas envisager alors des programmes politiques offensifs sur le plan social – réduction massive du temps de travail pour résoudre le chômage, abandon des contre-réformes sur les retraites, assurance maladie qui couvre à 100 %, augmentation des salaires – qui se combineraient à de nouveaux droits et moyens pour les salariés pour décider les investissements à faire et pour reprendre les entreprises  ? Les reprises d’entreprises par les salariés sont parfois difficiles parce qu’elles sont isolées. S’il s’agit d’un mouvement d’ensemble dans lequel des milliers d’entreprises se transforment en coopératives, alors ces reprises trouveront toutes des débouchés commerciaux avec leurs homologues. Même les multinationales étrangères n’auront pas d’autre choix que de traiter avec nos entreprises pour ne pas se priver de notre marché national.

Ce faisant, c’est une autre histoire qui se dessine, celle d’une appropriation sociale qui dépasse la simple forme coopérative. Celle d’un secteur bancaire socialisé qui financera l’essentiel de l’investissement des entreprises et marginalisera l’importance du capital, y compris celui des coopératives. Celle d’une augmentation de la socialisation des revenus qui diminuera le caractère privé des coopératives.

Il y a deux façons de regarder ce mouvement de reprises d’entreprises par les salariés. Une façon extérieure et bienveillante qui approuve ces expériences, ce que tout le monde fait à gauche comme à droite sans exception. Une façon politique qui consiste à voir dans ces reprises un autre possible vers un dépassement du capitalisme. Cela demande de modifier en profondeur nos programmes politiques.

Dossier publié par L’Humanité


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