Turquie : L’AKP, un populisme teinté de nostalgie ottomane

samedi 21 novembre 2015.
 

Ce parti a construit sa force en conciliant la mosquée et les puissants groupes financiers et d’affaires regroupés au sein du Müsiad, frange du patronat proche de la mouvance islamiste.

Pour montrer que le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) est loin d’être fini, son secrétaire général, Ahmet Davutoglu, a fêté la victoire en allant se recueillir sur la tombe du mystique Djallaleddine Rûmi (XVIe siècle), fondateur de la confrérie des «  mevlevis  » (derviches) à Konya, ville vitrine de l’islam politique turc.

La force de ce parti, qui a remporté toutes les élections de 2002 à 2014 en amplifiant à chaque fois son score, c’est un islamisme conciliant la mosquée et les puissants groupes financiers et d’affaires turcs, regroupés au sein du Müsiad (un chiffre d’affaires de 17 milliards de dollars à l’exportation). Cette frange du patronat turc proche de l’AKP a pris le contrôle, avec l’aide brutale du régime, d’une majorité de grands médias et de chaînes de télé. Ce qui fait que l’AKP dispose d’une force de frappe médiatique sans équivalent. Aussi peut-on définir ce parti comme une force libérale au plan économique et socialement conservatrice et réactionnaire au plan sociétal, une force cultivant et manipulant un populisme teinté de religiosité et de nostalgie ottomane, avec en toile de fond un nationalisme exacerbé à l’adresse des couches populaires des grandes villes et de l’Anatolie profonde et même du Kurdistan, et dont l’action sur le terrain est relayée par un formidable réseau d’associations caritatives.

Le succès de l’AKP, c’est aussi, durant les cinq premières années de sa gouvernance, le fait d’avoir en partie brisé le tabou arménien quand, pour la première fois, un chef d’État turc, Abdullah Gül, s’était rendu en avril 2008 en Arménie pour une visite de réconciliation  ; ce sont les pourparlers avec le PKK, la création pour la première fois également d’une chaîne de télé en langue kurde et, depuis 2012, l’enseignement de la langue kurde (interdite jusque-là) à l’école. Ce sont les réformes entreprises pour l’adhésion de la Turquie à l’UE, ce qui l’a d’emblée mise sous le parapluie protecteur de Bruxelles, empêchant dès lors un mauvais coup de l’armée, qui se disait gardienne des dogmes kémalistes. Et surtout, durant sept ans, jusqu’à fin 2008, la croissance a été au rendez-vous au point que la Turquie, qui était au bord de la banqueroute en 2002, a multiplié par trois et demi son PIB, faisant de ce pays la 17e puissance économique au monde et la 6e en Europe. Erdogan, à qui le succès est certainement monté à la tête, a commencé à voir sans doute trop haut, ambitionnant de faire entrer la Turquie dans le top 10 des économies mondiales en 2023, année du centenaire de la fondation de la Turquie moderne par Atatürk, et de cogner sur tous ceux qui critiquent son arrogance sultanesque  !

Reste que la victoire de l’AKP laisse intactes les fractures produites par treize ans de pouvoir sans partage. Outre une économie qui commence à se gripper avec un chômage de 10 % sur fond de corruption éclaboussant l’AKP et son chef, et un début de révolte d’une partie de la jeunesse en juin 2013 à Istanbul et dans une trentaine de villes, le parti islamo-conservateur n’a rien trouvé de mieux que de se lancer dans une chasse aux sorcières  : limogeage de centaines de juges et de policiers, embastillement d’opposants et de journalistes et mise au pas de médias, tous accusés de comploter contre le gouvernement, sans compter l’instrumentalisation de la violence (et de nervis), visant à raviver les peurs et les réflexes nationalistes contre un supposé «  ennemi intérieur  » et «  athée  », le PKK. Et le fait qu’Ankara reste exposé à un conflit syrien qui a débordé en territoire turc.

Hassane Zerrouky, L’Humanité


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