Pierre Bourdieu, pourquoi la sociologie est-elle toujours un sport de combat ?

vendredi 1er janvier 2016.
 

La publication des cours au Collège de France

A) Penser les classes sociales

par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues

Nous avons suivi avec assiduité et intérêt les cours au Collège de France de Pierre Bourdieu de 1982 jusqu’au 28 mars 2001. Ce jour-là fut à la fois son dernier cours avant sa retraite et la dernière fois que nous avons pu le voir et discuter avec lui après ces presque vingt années au sein de cette académie universitaire prestigieuse. Nous prenions des notes sur un cahier dont les pages étaient divisées en deux  : la partie de gauche était réservée aux impressions et aux faits que nous jugions utiles d’inscrire en écoutant celui dont le système théorique coïncidait miraculeusement avec notre vision du monde en général et de la société française en particulier. Nous consignions sur la partie de droite toutes les idées pertinentes qui nous venaient à l’esprit pour nos recherches sur les grandes familles fortunées de la bourgeoisie et de la noblesse. Cette façon de faire était, nous l’espérions du moins, en harmonie avec les intentions de Pierre Bourdieu de transmettre des données sociologiques construites selon un système théorique mais également de nous donner à vivre en direct la façon dont il articulait les matériaux empiriques aux concepts théoriques d’«  habitus  » et de «  champ  ». Son objectif pédagogique était en effet de nous donner les moyens de penser par nous-mêmes et de poursuivre son travail gigantesque avec nos propres enquêtes et recherches. Notre enthousiasme de sociologues lui doit donc beaucoup. Et nous sommes infiniment reconnaissants à nos collègues qui, par un travail de moines bénédictins, éditent les livres issus de ces cours au Collège de France, qui permettront aux générations suivantes de capitaliser les acquis d’une sociologie tout à la fois savante et accessible.

La sociologie de Pierre Bourdieu continue d’être d’une actualité brûlante dans la phase néolibérale du système capitaliste marqué par une violence accrue dans les rapports sociaux de domination. L’objectivation du monde social, en délégitimant la naturalisation des inégalités entre les classes sociales, dévoile l’arbitraire des pouvoirs d’une oligarchie dont les membres s’accaparent les positions les plus élevées au cœur de l’État, dans la haute administration et les assemblées parlementaires, dans les conseils d’administration des entreprises et des banques, dans les médias, l’armée, les arts et les lettres. Or il est absolument nécessaire que cet arbitraire reste caché afin d’obtenir le consentement des peuples à de telles inégalités et de telles injustices.

C’est ainsi qu’on peut comprendre la colère de Philippe Val, qui dirigea France Inter entre juin 2009 et mai 2014, contre ce qu’il appelle «  le sociologisme  », dans lequel il intègre Karl Marx, Pierre Bourdieu, nous-mêmes et bien d’autres encore. La démonstration, virulente dans la forme mais simpliste sur le fond, voit dans les déterminismes sociaux la négation des individus et de leur capacité à agir librement. Or la force du système théorique de Pierre Bourdieu réside précisément dans une conceptualisation du social tout à la fois individuel et collectif. Par l’intériorisation des rapports sociaux de domination, ceux-ci s’inscrivent dans les manières de penser et même jusque dans les corps qui portent les stigmates, positifs ou négatifs, de leurs origines et de leurs conditions de vie. Les inculcations les plus arbitraires et les plus contraignantes finissent, lorsqu’elles sont efficacement menées, par être ressenties comme relevant de la responsabilité des individus alors qu’elles sont le résultat de déterminismes sociaux qui aboutissent à constituer les individus en «  corps de classe  ». Si la sociologie désenchante les dominants qui veulent croire et faire croire à leur supériorité naturelle, elle devient un sport de combat pour tous ceux qui contestent l’état des structures sociales. La connaissance des déterminismes sociaux étant la condition d’un sentiment de liberté, de désirs d’impertinence et de la nécessité d’un changement radical dans l’ordre social.

Nous nous sommes contentés de mettre en œuvre le système théorique élaboré par Pierre Bourdieu avec de nombreuses enquêtes sur une classe sociale très restreinte mais qui s’accapare toutes les richesses et tous les pouvoirs, et nous avons été, et nous sommes toujours, des chercheurs épanouis et heureux.

B) Une « édition critique »

par Patrick Champagne 
et Julien Duval, en charge 
de l’édition 
du « Cours 
de sociologie générale »

Le livre de Bourdieu qui paraît aujourd’hui (1) s’inscrit dans le cadre d’une entreprise de publication commencée il y a maintenant trois ans qui consiste à rendre progressivement disponibles l’ensemble des cours que le sociologue a donnés au Collège de France, où il a enseigné de 1982 à 2001. C’est une entreprise éditoriale importante qui est menée conjointement par les éditions Raisons d’agir et par les éditions du Seuil. Cet ouvrage est le troisième de la série. Un premier livre, publié en 2012, portait sur les cours sur l’État que Bourdieu avait donnés entre 1989 et 1992. Un deuxième volume, paru en 2013, était consacré à ses deux années d’enseignement, en 1998-2000, sur la révolution symbolique opérée par Manet. L’actuelle publication porte sur les deux premières années de son enseignement au Collège de France sur les cinq qu’il a consacrées, entre 1982 et 1986, à une introduction aux concepts fondamentaux de la sociologie. D’où le titre, «  Cours de sociologie générale  », qu’il a donné à ces premiers cours. Paradoxalement, cette édition in extenso des cours tels qu’ils furent prononcés suppose un travail éditorial important qui explique le rythme des publications. Comme pour les cours déjà publiés, on part des enregistrements sur cassette, pas toujours de bonne qualité, faits par des chercheurs car Bourdieu n’écrivait pas ses cours. Il les préparait soigneusement, puis, sans jamais perdre de vue son propos principal, il s’exprimait librement, multipliant les parenthèses pédagogiques, les exemples, les rapprochements avec l’actualité du moment, les développements de toutes sortes afin de se faire comprendre de son vaste auditoire. Ce sont ces enregistrements des cours sur K7 qui ont donc été retranscrits et vérifiés. Ensuite, un «  rewriting  » a minima a été fait pour que cette transcription soit lisible  : en effet, bien que le livre cherche à restituer un enseignement qui fut oral, il reste cependant soumis aux exigences propres (et aux limites) de l’écrit. Notre souci a été de proposer aux lecteurs un texte qui soit à la fois le plus lisible possible et le plus fidèle à la manière dont les cours avaient été prononcés. Pour faciliter la lecture, nous avons inséré des sous-titres qui permettent en outre une lecture vagabonde, au hasard des thèmes rencontrés.

Il a fallu procéder ensuite à une «  édition critique  » du texte, qui consiste à vérifier les citations et les noms propres (ici plus de 500), à compléter les indications bibliographiques et à renvoyer, si nécessaire, vers les livres et articles de Bourdieu. En outre, l’objet spécifique de ce cours où Bourdieu mobilise, par la force des choses, sa culture philosophique et sa lecture des fondateurs de la sociologie nous a aussi conduits à proposer un certain nombre de notes bibliographiques, non pas dans un but d’érudition, mais pour mieux faire connaître les sources que Bourdieu a mobilisées dans la construction de sa propre théorie. C’est ainsi que le présent volume comporte plus de 500 notes de bas de page, l’idéal étant cependant que tout ce travail d’édition reste discret et soit fait de telle manière que le lecteur ait le sentiment d’assister aux cours et retrouve un Bourdieu extraordinairement vivant.

Deux choses, entre autres, frappent à la lecture de ce cours. La première, c’est l’extrême actualité des analyses que propose Bourdieu dans des leçons pourtant prononcées il y a maintenant près d’une quarantaine d’années. Ce qu’il dit, par exemple, des intellectuels, des entreprises culturelles, du système scolaire, des classes sociales, etc., n’a pas pris une ride. La seconde chose, c’est la clarté de l’expression et la maîtrise de la pensée qu’elle manifeste. Ce cours de «  sociologie générale  » est à la fois facile à lire, clair dans l’expression et en même temps de très haut niveau, d’une nature très différente des présentations souvent académiques qui sont faites de la sociologie de Bourdieu. Pour ceux qui veulent entrer dans son œuvre mais qui redoutent le style complexe de sa pensée et de son écriture, ou qui ne savent pas comment l’aborder, ce cours qui se lit avec une certaine jubilation, constitue sans aucun doute la meilleure introduction.

Ce cours de sociologie générale est pourtant pédagogiquement très ambitieux puisqu’il se donne pour objectif non pas de transmettre des connaissances mais un mode de pensée, une manière de percevoir le monde social. Et, de fait, l’objectif est atteint car nombreux sont ceux pour qui il y a un «  avant  » et un «  après  » le cours. Il est ambitieux également sur le fond car il est, pour Bourdieu, l’occasion d’affronter des questions absolument fondamentales pour toute démarche sociologique. Pour ne donner qu’un exemple, on citera l’un des fils rouges des cours publiés dans ce livre  : comment ces collectifs que sont les classes sociales, et plus généralement les groupes, ou encore les institutions, se constituent-ils  ? En 1982, Bourdieu est déjà très avancé dans l’élaboration de sa théorie du monde social. Il vient de publier deux de ses ouvrages majeurs, la Distinction et le Sens pratique. Le cours propose à cet égard une mise au point et revient longuement sur les concepts d’«  habitus  », de «  capital  » et de «  champ  ». Il évoque, comme il ne l’a fait nulle part ailleurs, les problèmes qu’il a cherché à résoudre en forgeant peu à peu ces concepts qu’il considère comme des «  outils  » toujours à améliorer et à confronter aux recherches qu’il a alors en cours sur les classes sociales, le monde universitaire, la littérature, les évêques. Et au fur et à mesure de la publication de ces cours, on s’aperçoit que loin d’être la simple version orale de son œuvre écrite, ils constituent une partie importante et originale de son œuvre.

C) L’engagement intellectuel

par Gérard Mauger, directeur 
de recherches émérite 
au CNRS

Bourdieu, qui se méfiait des excès de confiance dans les pouvoirs du discours était néanmoins convaincu que la connaissance sociologique peut produire un effet libérateur et fournit des moyens d’agir sur la réalité sociale. Tenter de dire la vérité sur le monde social implique, en effet, de rompre avec les idées reçues qui disent que ce qui est doit être et ne peut pas être autrement, de s’immiscer dans les luttes politiques et médiatiques qui ont pour enjeu la vision légitime du monde social et de dévoiler les mécanismes de rapports de domination dont l’efficacité repose pour beaucoup sur la méconnaissance. C’est pourquoi, sans même le vouloir, la sociologie, qui heurte les intérêts de ceux qui ne trouvent rien à redire au monde tel qu’il est, est une «  science qui dérange  ». Tolérable dans la mesure où elle étudie des objets sans grande importance, acceptée sinon encensée quand elle ménage et aménage l’ordre établi, la sociologie, dès lors qu’elle dévoile des choses cachées ou refoulées à propos de l’ordre social, se voit récuser sa prétention à être une science comme les autres. C’est aussi pourquoi elle est particulièrement exposée aux pressions externes (matérielles et institutionnelles), mais aussi à la concurrence interne de ceux qui s’ajustent sans trop de réticences à la «  demande sociale  » et/ou à la logique de l’audimat.

«  L’engagement sociologique  » ne fait ainsi que tirer les conséquences du travail sociologique  : c’est ce que nous nous efforçons de faire dans le cadre du collectif et de la revue Savoir/Agir. Tel que le concevait Bourdieu, cet engagement impose un double devoir de «  réflexivité  » et de «  scientificité  ». Le devoir de réflexivité implique la critique de l’ethnocentrisme intellectuel, de l’autorité intellectuelle comme arme politique et de la propension au «  campus radicalism  ». Quant au devoir de scientificité, il implique le renoncement à l’essayisme et au prophétisme de l’intellectuel «  à l’ancienne  », présent sur tous les fronts de la pensée et ayant réponse à tout. D’où la nécessité, pour pallier la division du travail scientifique et conjurer les facilités de l’essayisme, de la construction d’un «  intellectuel collectif  » auquel Bourdieu assignait des fonctions négatives (critiques) et des fonctions positives (constructives). Côté critique, il s’agit de travailler à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique. Côté constructif, il s’agit de «  définir l’utopisme rationnel, capable de jouer de la connaissance du probable pour faire advenir le possible  », en se gardant à la fois du volontarisme irresponsable et du fatalisme scientiste. Mais il faut aussi rechercher de nouvelles formes d’action politique  : parce qu’ « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie  », il s’agit de surmonter les multiples obstacles à la diffusion d’une sociologie engagée. De ce point de vue, il s’agit surtout de surmonter ce paradoxe qui veut que «  la vérité scientifique a toutes les chances d’atteindre ceux qui sont les moins disposés à l’accepter et très peu de chances de parvenir à ceux qui auraient le plus intérêt à la recevoir  », ce qui suppose de la part des chercheurs un changement de langage et d’état d’esprit. Il s’agit, en somme, comme le dit Jacques Bouveresse, de «  passer du statut de sociologue pour sociologues à celui de sociologue pour tout le monde ».

Dernier ouvrage paru  : Tentative d’évasion fiscale, Deux sociologues en bande organisée. Zones, La Découverte. (1) Sociologie générale, vol.1. Cours au Collège de France, 1982-1984. Éditions du Seuil, 880 pages, 30 euros.


Dossier publié dans L’Humanité


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