Avec l’état d’urgence pour 3 mois "nous sommes en train de tuer la justice"

jeudi 18 août 2016.
 

Entretien avec Isabelle Attard, députée ex EELV et ex Nouvelle Donne, qui a voté contre l’état d’urgence.

Interview d’Isabelle Attard par Barnabé Binctin, Reporterre

Isabelle Attard est députée « citoyenne » du Calvados. Elle a récemment quitté Europe Ecologie Les Verts (EELV) puis Nouvelle Donne. Elle est l’une des six députés à avoir voté contre la loi de prolongation de l’état d’urgence. Elle s’explique à Reporterre.

Barnabé Binctin. Pourquoi avoir voté contre la loi prolongeant l’état d’urgence ?

Isabelle Attard. Tout ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui pouvait l’être sans décréter l’état d’urgence, que ce soit les perquisitions de jour ou de nuit, les assignations ou les expulsions d’imams dangereux. C’est un problème de moyens, nous avons peu de juges en France et nous ne renouvelons pas les postes, du coup tout cela prend plus du temps. Et du coup, nous estimons qu’il faut s’en passer pour aller plus vite encore.

Barnabé Binctin. Craignez-vous des déviances sur les écoutes et la surveillance ?

Isabelle Attard. Vous savez, les écoutes sont déjà généralisées par la loi sur le renseignement. Mais j’estime que nous avions encore un minimum de justice dans notre pays jusqu’au Vendredi 13 Novembre 2015. Depuis, nous avons atteint quasiment cinq cent perquisitions en quatre jours. Qu’est-ce que cela veut dire ? Soit que nous n’avons absolument rien fait depuis le mois de janvier 2015. Soit que, depuis quelques jours, nous faisons n’importe quoi et que les perquisitions ne concernent pas seulement le terrorisme. Et cela, malheureusement, nous savons que c’est un risque. C’est très inquiétant. Depuis Vendredi 13 Novembre 2015, les services de renseignement peuvent pêcher au chalut, en eau profonde, avec des filets très larges et avec des innocents, forcément, au milieu. Mais il faut croire que tout le monde s’en fout.

Barnabé Binctin. L’état d’urgence est encadré, y a-t-il véritablement autant de risques ?

Isabelle Attard. Mais bien sûr, c’est évident. Très concrètement, l’état d’urgence signifie que nous n’avons plus besoin de la validation d’un juge pour faire une perquisition, donc nous enchaînons les perquisitions. Lisez les réactions du Syndicat de la Magistrature, des bâtonniers et d’anciens juges anti terroristes, nous sommes en train de supprimer la justice. C’est très grave. De surcroit, la loi introduit de nouvelles possibilités, notamment dans le domaine de l’internet et du numérique. Prenons l’association de la Quadrature du Net qui s’est souvent illustrée dans la défense des libertés fondamentales. Comme ils font la promotion de la cryptographie, ils peuvent être perquisitionnés demain, en l’absence de juges. On peut aller fouiller leurs ordinateurs, leurs clouds et autres, car cela ne concerne pas seulement le matériel physique.

Barnabé Binctin. Est-ce la fin de l’état de droit ?

Isabelle Attard. S’il n’y a plus de séparation des pouvoirs, vous n’avez plus la justice pour contrôler l’exécutif, c’est effectivement un danger pour la démocratie.

Barnabé Binctin. Mais nous pouvons aussi considérer que l’état d’urgence a permis l’intervention Mercredi 18 Novembre 2015 à Saint Denis, ne trouvez vous aucune justification à ce dispositif ?

Isabelle Attard. Je suis totalement favorable à cette mesure annoncée il y a une semaine. Aucun écologiste n’a d’ailleurs émis la moindre critique lorsque le président de la république a décrété l’état d’urgence. Quand c’est le chaos, nous devons effectivement nous donner les moyens d’agir très vite. Mais quand on est un responsable politique, on doit aussi réfléchir et utiliser son cerveau, non surfer sur l’émotion des gens une semaine plus tard. C’est ce que je reproche au gouvernement et au président de la république, au lieu de mettre l’émotion de côté, on tombe dans la démagogie en jouant la peur contre la peur. Le gouvernement avait tout en main pour réagir dans l’immédiateté et rassurer les français, sans prolonger l’état d’urgence. Nous ne sommes même pas encore dans la limite des douze jours. Il faut garder la tête froide, nous ne pouvons pas légiférer dans l’urgence, c’est François Hollande lui-même qui l’a dit. Là, nous apprenons que nous allons armer les policiers municipaux, sans aucune réflexion en amont, aucune étude d’impact, combien cela va-t-il coûter, est-ce efficace, qui l’a fait ailleurs, rien.

Barnabé Binctin. C’est donc la durée de cet état d’urgence qui pose problème ?

Isabelle Attard. Après le 11 septembre 2001, le Patriot Act de Georges Bush devait être temporaire. Il est toujours en vigueur, personne ne l’a démonté. Et à quoi a-t-il servi ? À mettre sur écoute le monde entier. À surveiller les écologistes et les associations citoyennes. Sûrement pas à lutter contre le terrorisme, le patron de la National Security Agency (NSA) l’a reconnu il y a peu devant le congrès. Nous serions naïfs de ne pas nous faire de souci. Chaque fois qu’il y a eu des modifications de la constitution en France, le temporaire a eu tendance à durer très longtemps. La constitution a été modifiée en 1962 pendant la guerre d’Algérie, nous avons encore la même aujourd’hui, et nous en souffrons. Honnêtement, je n’ai pas un seul exemple historique à vous donner de situation où on a voté ce genre de pouvoirs à la police et gendarmerie et où cela a bien fini, pas un seul exemple positif dans toute l’histoire de l’humanité. Ne peut-on pas en tirer les leçons ? C’est honteux. Moi, j’ai honte pour mes collègues. On nous accuse d’être irresponsables parce que nous n’avons pas voté l’état d’urgence, mais ce sont eux, les irresponsables. Je suis atterré par ce que j’ai entendu ces derniers jours à l’assemblée nationale. J’ai eu l’impression de vivre des jours totalement surréalistes.

Barnabé Binctin. N’est-ce pas l’union nationale ?

Isabelle Attard. Une union nationale au nom de quoi et pour quoi faire ? Pour lutter contre le terrorisme, oui. Mais pas pour faire n’importe quoi. Nous avons un cerveau, quand nous sommes députés, nous ne le perdons pas à l’entrée de l’assemblée nationale.

Barnabé Binctin. Et justement, que fait-on pour lutter contre l’Etat Islamique ?

Isabelle Attard. Il faut assécher son financement. Il faut de la coopération internationale à l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour les services de renseignement. Surtout, il faut en finir avec l’hypocrisie de nos relations avec les émirats arabes. Nous savons que ce sont des mécènes des pays du golfe qui financent l’Etat Islamique. Et nous, nous continuerions à accueillir sur notre sol les Émirats Arabes Unis (EAU), le Qatar et l’Arabie Saoudite, parce qu’ils ont de l’argent, dans le cadre de relations commerciales et militaires ? Tout en détournant notre regard du financement de l’Etat Islamique ? La Suède a arrêté sa coopération militaire avec l’Arabie Saoudite au mois de mars 2015. Et nous, nous faisons quoi ? J’attends une réponse claire du président de la république à ce sujet.

Barnabé Binctin. Quid d’une intervention militaire, aérienne ou au sol, en Syrie ?

Isabelle Attard. C’est l’intervention militaire américaine en Irak qui a créé l’Etat Islamique. Ce sont les prisons américaines qui ont donné naissance à l’État Islamique. Comment cautionner, alors, une intervention militaire ? Pour créer un monstre militaire pire que l’Etat Islamique ? Non, je ne suis pas d’accord avec l’intervention militaire sur place.

Barnabé Binctin. Mais, à court terme, n’y a-t-il pas besoin d’affaiblir l’Etat Islamique ?

Isabelle Attard. Il faut plus de coopération internationale, plus de moyens pour la justice, plus de juges et de magistrats. Il faut faire exister une coalition internationale, non pas pour faire la guerre, mais pour clore les relations financières avec les émirats. Et vous verrez que dans six mois, quand l’Etat Islamique aura moins d’argent pour acheter des armes, nous aurons moins d’attentats. C’est un travail collectif, mais il faut le décréter. Je suis horrifiée d’entendre des propos guerriers inutiles. Allons-nous rassurer les français en allant faire la guerre en Syrie ? C’est irresponsable et ceux qui tiennent ces propos savent très bien comment l’État Islamique est né. La gesticulation intempestive des torses bombés et va-t-en-guerre au son du « nous sommes la France et dans trois mois, c’est terminé », nous avons connu cela en 1914 et en 1939. Nous avons vu ce que cela donnait. Nous devons être honnêtes avec les gens, contre les kamikazes, nous ne pouvons rien faire, par contre, nous pouvons nous battre collectivement pour empêcher les kamikazes d’acheter des armes. Ce n’est pas utopique de dire cela. Ce n’est même pas être pacifique, c’est juste être réaliste.


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