La Turquie pourrait couper les filières de ravitaillement de l’Etat Islamique. Pourquoi ne le fait-elle pas ?

mercredi 2 décembre 2015.
 

Par David Graeber, animateur du du mouvement Occupy Wall Street aux Etats Unis

Occupy Un mouvement contre "l’âpre guerre sociale du monde des affaires" Chomsky (videos et 32 articles)

Les leaders occidentaux pourraient détruire l’Etat Islamique en exigeant de Recep Tayyip Erdogan qu’il cesse ses attaques contre les forces kurdes en Syrie et en Turquie et qu’il leur permette de combattre l’Etat Islamique sur le terrain.

Au lendemain des attentats meurtriers de Paris, nous pouvons attendre des chefs d’état occidentaux qu’ils fassent ce qu’ils font toujours en de telles circonstances, déclarer une guerre totale et permanente à ceux qui les ont commandités. Ils ne le souhaitent pas vraiment. Ils ont les moyens d’éradiquer et de détruire l’État Islamique depuis plus d’un an déjà. Ils ont tout simplement refusé de se servir de ces moyens. De fait, alors que le monde entendait les dirigeants proclamer leur implacable résolution lors du sommet du G20 à Antalya, ces mêmes dirigeants fricotent avec le président Turc, Recep Tayyip Erdoğan, un homme dont la politique, les décisions économiques et même le soutien militaire contribuent ouvertement à permettre à l’Etat Islamique de perpétrer les atrocités de Paris, sans mentionner le flux incessant de leurs atrocités au Moyen-Orient même.

Comment l’Etat Islamique pourrait-il être éliminé ? Dans la région, tout le monde le sait. Il suffirait de libérer les forces principalement kurdes des unités de protection du peuple (YPG) en Syrie et de la guérilla du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak et en Turquie. Celles-ci sont, actuellement, les principales forces combattant l’Etat Islamique sur le terrain. Elles se sont avérées extraordinairement efficaces sur le plan militaire et s’opposent en tout à l’idéologie réactionnaire de l’Etat Islamique.

Mais au lieu de cela, les territoires contrôlés par les YPG en Syrie se retrouvent placés sous un embargo total par la Turquie et les forces du PKK subissent le bombardement incessant de l’aviation turque.

Non seulement Recep Tayyip Erdoğan a fait tout ce qui était en son pouvoir pour affaiblir les seules forces s’attaquant effectivement à l’Etat Islamique, mais en plus il y a de nombreuses preuves qui permettent d’affirmer que son gouvernement aide, au moins tacitement, l’État Islamique lui-même.

Cela peut sembler outrancier de suggérer qu’un membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) comme la Turquie soutiendrait de quelque façon que ce soit une organisation qui assassine de sang-froid des citoyens occidentaux. Un peu comme si un membre de l’OTAN soutenait al Qaïda. Mais il y a des raisons de croire que le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan soutient également la branche syrienne d’al Qaida, Jahbat al Nusra, ainsi qu’un certain nombre de groupes rebelles partageant son idéologie islamiste conservatrice. L’institut pour l’étude des droits humains de l’université de Columbia a compilé une longue liste de preuves du soutien que la Turquie fournit à l’Etat Islamique en Syrie.

Et puis, il y a les positions officielles de Recep Tayyip Erdoğan. En août 2015, les YPG, revigorées par leurs victoires de Kobane et de Tal Abyad, étaient sur le point de s’emparer de Jarablus, la dernière ville que contrôlait l’Etat Islamique sur la frontière turque, que l’organisation terroriste utilisait comme point de ravitaillement, pour sa capitale Raqqa, en armes, matériel et recrues, les filières de ravitaillement de l’Etat Islamique passent directement par la Turquie.

Des observateurs avaient prédit qu’aune fois Jarablus reprise, Raqqa tomberait rapidement. Recep Tayyip Erdoğan a réagi en déclarant que Jarablus constituait une « ligne rouge », si les kurdes attaquaient, ses forces interviendraient militairement contre les YPG. Jarablus reste à ce jour aux mains des terroristes, de facto sous protection militaire turque.

Comment Recep Tayyip Erdoğan a-t-il réussi à justifier cela ?

Principalement en déclarant que ceux qui combattaient l’Etat Islamique étaient des « terroristes » eux-mêmes. Il est vrai que le PKK a par le passé mené une guérilla parfois sale contre la Turquie, dans les années 1990, ce qui l’a placé sur la liste internationale des organisations terroristes.

Cependant, ces dix dernières années, il a complètement changé de stratégie, renoncé au séparatisme et adopté une politique stricte de ne jamais s’en prendre aux civils. Le PKK est à l’origine du sauvetage de milliers de civils yézidis, menacés de génocide par l’Etat Islamique en 2014, et son organisation jumelle, les YPG, de la protection de communautés chrétiennes en Syrie aussi. Leur stratégie vise à poursuivre le dialogue de paix avec le gouvernement, tout en encourageant l’autonomie démocratique locale dans les zones kurdes sous l’égide du parti démocratique des peuples (HDP), au départ un parti politique nationaliste, qui s’est réinventé comme voix de la gauche démocratique pan turque.

Ils se sont avérés extraordinairement efficaces sur le plan militaire et, en adoptant les principes d’une démocratie de base et des droits des femmes, ils s’opposent en tout point à l’idéologie réactionnaire de l’Etat Islamique.

En juin 2015, le succès du HDP dans les urnes a empêché Recep Tayyip Erdoğan d’obtenir la majorité parlementaire. La réponse de Recep Tayyip Erdoğan fut ingénieuse. Il a appelé à de nouvelles élections, déclarant qu’il allait « entrer en guerre » contre l’Etat Islamique, il a effectué une seule attaque symbolique contre eux, puis a déployé la totalité de ses forces armées contre les forces du PKK en Turquie et en Irak, tout en accusant le HDP de « soutenir des terroristes » pour leur association avec eux.

S’ensuivit une sanglante série d’attentats à la bombe, en Turquie, dans les villes de Diyarbakir, Suruc et, enfin, Ankara, des attentats attribués à l’Etat Islamique mais qui, pour quelque mystérieuse raison, ne semblaient cibler que des activistes associés au HDP. Les victimes ont signalé à de nombreuses reprises que la police empêchait les ambulances d’évacuer les blessés, ou s’attaquait même aux rescapés à coups de gaz lacrymogènes.

En conséquence, le HDP a abandonné jusqu’à la tenue de rassemblements politiques lors des semaines qui précédaient les nouvelles élections de novembre 2015 par peur de meurtres en masse et suffisamment d’électeurs du HDP ne ne sont pas allés voter pour assurer une majorité parlementaire au parti de Recep Tayyip Erdoğan.

La nature exacte de la relation entre le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan et l’Etat Islamique peut faire l’objet de débats, mais nous pouvons être certains de plusieurs choses. Si la Turquie avait établi contre les territoires de l’Etat Islamique le même genre de blocus qu’elle a mis en place sur les parties de la Syrie tenues par les kurdes, ou fait preuve envers le PKK et les YPG de la même « indifférence bienveillante » dont elle a fait preuve envers l’Etat Islamique, ce « califat » maculé de sang se serait depuis longtemps effondré et les attentats de Paris auraient peut-être pu être évités. Et si la Turquie faisait cela aujourd’hui, l’Etat Islamique s’effondrerait probablement en quelques mois. Et pourtant, a-t-on vu un seul dirigeant occidental exiger cela de Recep Tayyip Erdoğan ?

La prochaine fois que vous entendrez un de ces politiciens déclarer qu’il est nécessaire de restreindre les libertés civiles ou les droits des migrants en raison de la nécessité absolue d’une « guerre » contre le terrorisme, pensez à tout cela. Leur résolution est tout aussi « absolue » qu’elle est politiquement confortable. La Turquie, après tout, est un « allié stratégique ». Donc, après leurs déclarations, ils sont sans doute allés partager une tasse de thé amicale avec l’homme qui permet à l’Etat Islamique de continuer à exister.

http://www.tlaxcala-int.org/article...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message