Allemagne. L’agriculture, autre faussaire du développement durable

mercredi 9 décembre 2015.
 

Des mégadomaines agricoles se reconstituent à l’Est du pays sous l’égide d’« investisseurs » qui piétinent 
équilibres écologiques et sociaux en se servant de la réglementation… « verte ».

« Il n’y a plus de paysans à Kutlitz.  » Manfred Biermann ne décolère pas. Son bourg (3 000 habitants) est devenu l’otage du plus gros producteur agricole allemand. Sur des milliers d’hectares, les champs sans fin qui s’étendent entre la petite cité «  dortoir  » aux rues vides et sa voisine Karstädt appartiennent au groupe KTG Agrar. La société cotée à la Bourse de Francfort depuis quatre ans possède 45 000 hectares et des dépendances en Lituanie.

«  C’est le grand retour des Junckers  », maugrée Manfred (75 ans), ancien technicien agricole licencié dans les années 1990. Les nouveaux maîtres ne sont plus ces grands propriétaires terriens, issus de la noblesse prussienne imprégnée de culture militariste qui s’est si fâcheusement illustrée dans la montée du nazisme. Purs produits de la financiarisation du capitalisme allemand, ils siègent à Hambourg et pilotent leurs réserves depuis leurs ordinateurs pour en tirer la meilleure rente. Depuis quatre ou cinq ans, l’Allemagne, et plus particulièrement celle des grands espaces agricoles du nord-est, est dans le collimateur des «  investisseurs  » (voir ci contre). On assiste à une frénésie d’achats de terre. «  Les prix de l’hectare ont été multipliés par cinq. Ceux des fermages par trois  », précise Manfred. Résultat  : les paysans ou même certaines coopératives agricoles, survivances lointaines de l’agriculture «  socialiste  », vendent ou cèdent leurs baux. La concentration bat son plein.

Un niveau de rentabilité extrêmement attrayant

Comme en d’autres lieux de la planète, la terre nourricière joue, aux yeux des marchés, un rôle de valeur refuge, de placement porteur, comme l’immobilier. Singulière perversité du phénomène  : il est stimulé en Allemagne par les mesures publiques qui prétendent assurer la… transition énergétique. À perte de vue autour de Kutlitz, s’étalent des champs de maïs ou de colza, dont la seule vocation est d’être broyés pour produire du «  carburant vert  » ou alimenter des minicentrales électriques qui brûlent du méthane. KTG, qui réalise un tiers de son chiffre d’affaires avec la production d’énergie, est autant un géant de l’agriculture qu’un électricien qui envoie quelque 60 mégawatts sur le réseau. à l’échelle du pays, près d’un million d’hectares sont consacrés à cette «  Energimais  » (maïs énergie)

La loi destinée à stimuler l’utilisation d’énergies renouvelables (EEG) garantit pendant vingt ans un prix très rémunérateur de l’électricité produite. D’où un niveau de rentabilité extrêmement attrayant aux yeux des exploitants. En particulier des plus gros, incités ainsi à étendre leurs méthodes agro-industrielles et leurs domaines pour accroître encore productivité et rendements de leurs monocultures. Le méthane produit par la biomasse est estampillé «  biogaz  ». Car le bilan carbone de celui-ci serait «  neutre  ». «  La plante capte par photosynthèse le CO2 qu’elle restitue ensuite sous forme de combustible en se décomposant dans la biomasse  », explique un fonctionnaire du ministère allemand de l’Environnement. Mais l’argument qui sert de justification au «  business vert  » ne trompe plus personne dans la région. À Wittstock, chef-lieu d’arrondissement de 10 000 habitants, le vétérinaire Armin Stutz, gaillard costaud à la barbe grisonnante, qui sillonne les routes de campagne par tous les temps, met très vite les choses au point  : «  Si vous intégrez les tonnes de diesel nécessaires aux passages des engins de labour, au semage et à l’épandage d’engrais et que vous y ajoutez un traitement sans vergogne aux pesticides les plus toxiques, le bilan écologique est catastrophique.  » Et de s’exclamer  : «  L’appellation bio de biogaz. C’est une arnaque.  »

Les funestes conséquences de l’agrobusiness

L’effet de cette drôle de réglementation environnementale sur les émissions de CO2 est ainsi inversement proportionnel à sa capacité à stimuler la rentabilité financière du capital investi dans l’agriculture. Les faussaires à l’écologie ne siègent pas seulement dans les étages supérieurs de l’immeuble du groupe Volkswagen à Wolfsburg. Et une poursuite du voyage autour de Wittstock dans la campagne du Brandebourg va nous permettre de découvrir toutes les funestes conséquences de l’emprise croissante de l’agrobusiness sur la vie locale. À Zampow, pittoresque village en bordure du plateau du Mecklembourg parsemé de lacs (Seenplatte), Wilhelm Schäkel, diplômé d’agriculture et… de philosophie, est installé depuis 1992. Militant de l’agriculture biologique, il est à la tête d’une grande ferme de 400 hectares où il élève 130 bovins labellisés viande bio. «  L’espace imparti à l’agriculture respectueuse de l’environnement ne cesse de se rétrécir  », dit-il. À l’instar de son domaine qui s’étendait, il y a cinq ans encore, sur près de 800 hectares.

La raison  : l’explosion du coût du fermage. «  Pour beaucoup, c’est devenu ingérable  », s’exclame Wilhelm qui pointe la pression des «  investisseurs  » sur les prix. Il se retourne et désigne aux quatre points cardinaux les terrains de collègues «  écolos  » qui ont dû «  renoncer les uns après les autres  ». «  Ici, c’est un Hollandais qui a racheté pour construire un poulailler géant. Là, c’est le groupe Rothkötter, le fournisseur de McDo en volatiles. » «  Ce capitalisme sauvage est en train de nous bouffer  », lance Wilhelm. Il relève qu’au total 4 000 fermes bio ont ainsi disparu en Allemagne et pointe la contradiction avec les objectifs toujours affichés par le ministère de l’Agriculture de consacrer 20 % des terres cultivables à l’exploitation «  écologique  ». Wilhelm réussit à boucler ses comptes, comme bon nombre d’agriculteurs survivants du secteur, grâce à l’aménagement de plusieurs logements dans sa ferme qui lui permet de proposer des formules de séjours de vacances en gîte rural. Un moyen de résister dans tous les sens du terme. La destination, il est vrai, est prisée à 150 kilomètres de Berlin et à proximité immédiate des lacs. «  En saison, ça ne désemplit pas. À croire que les gens affectionnent les espèces en voie de disparition  », conclut Wilhelm en éclatant de rire.

Autre contradiction des petits arrangements de l’ordo-libéralisme avec l’environnement  : ils mettent à mal le principe de l’autosuffisance alimentaire toujours proclamé par Berlin. Seuls 2 000 hectares sont consacrés à la culture de la pomme de terre aujourd’hui dans le Brandebourg contre 20 000 autrefois. «  C’est une autre conséquence de l’expansion des monocultures du maïs et du soja  », relève Georg Büchner, responsable du syndicat IG BAU (construction, agriculture et environnement) au niveau du Land. Mais pour l’homonyme du célèbre écrivain, inspirateur de la révolution de 1848, le plus grave est dans les conditions sociales réservées aux salariés de l’agriculture. Profitant d’un taux de syndicalisation très faible, le patronat du secteur a réussi à imposer un report de l’application du salaire minimum (8,50 euros brut de l’heure) à 2017. Jusque-là le minimum de branche (aujourd’hui 7,20 euros) demeure la règle.

Multitude de salariés saisonniers

Le plus grave, aux yeux de Büchner, c’est cette multitude de salariés saisonniers ou embauchés dans les mégastructures d’élevage. Ils travaillent sous l’égide de «  contrats d’ouvrage  » (Werkverträge) avec des sociétés de mains-d’œuvre polonaise, bulgare ou roumaine et s’entassent dans des habitations communautaires à trois ou quatre par chambre. L’entreprise prélève le loyer (jusqu’à 200 euros) et le couvert directement sur leur salaire. «  Les ouvriers étrangers vivent en autarcie, parfois des vigiles ont été déployés par les patrons autour de leurs “résidences”, précise Georg Büchner. Dans le sud du Brandebourg, certains sont logés dans une caserne désaffectée de la Bundeswehr (l’armée allemande). » Malgré les difficultés, le syndicat a mis en place des «  lieux de contact  » pour que ces travailleurs détachés puissent connaître leurs droits, témoigner, se défendre et poser des recours. «  Il y a eu une amélioration. Les gens sont moins surexploités, précise Büchner. Mais on est encore très loin du respect de la légalité sociale.  »

Toutefois, «  de plus en plus d’habitants dénoncent le caractère irresponsable du développement des monocultures du maïs ou du colza, des fermes à 2 000 vaches ou de porcheries à 40 000 cochons  », relève Kirsten Dackmann, députée Die Linke de la circonscription de Wittstock. Des mouvements de résistance ont surgi en faveur d’une agriculture durable «  parce que solidaire et préservant l’environnement  », précise l’élue.

À Dranse, à quelques kilomètres du bourg, les bâtiments tout neufs d’une usine dans un champ. Capacité d’accueil  : 380 000 poulets. D’énormes cheminées déjà en place au bout des premières rangées de ces poulaillers géants rejetteront des tonnes d’ammoniac dans l’atmosphère dès que la production aura démarré. Mais la construction a été stoppée suite au recours posé par une association de la région contre «  les dégâts prévisibles sur l’environnement  ». Détaillant les enjeux environnementaux et notamment le danger de pollution irréversible des lacs tout proches, devant la grille du chantier vide auquel deux molosses aboyant interdisent l’entrée, Albrecht Gautzsch, président de l’initiative de citoyens «  Wittstock contre la poule industrielle  », évoque la détermination des populations. «  C’est énorme. Nous avons réussi à collecter plus de 50 000 euros pour couvrir les frais d’avocats. Sans quoi nous n’y serions jamais arrivés.  » L’«  investisseur  », qui vient de Basse-Saxe à l’ouest du pays, a fait appel. «  Nous avons bon espoir, poursuit Gautzsch, qu’il soit définitivement débouté.  » Un premier coup d’arrêt aux pollueurs et aux exploiteurs du capital financier  ?

La loi de transition énergétique (EEG) garantit pendant vingt ans aux producteurs (éolien, solaire, «  biogaz  ») un prix de l’électricité. Il est aujourd’hui de 6 à 8 centimes d’euro du kWh supérieur à celui du marché. Le financement est prélevé sur la facture des consommateurs ordinaires d’électricité, l’une des plus élevées d’Europe. Les groupes en sont totalement ou partiellement exemptés, au nom de la préservation de leur compétitivité. Au total, le pays, toujours dépendant du charbon, du lignite et donc du méthane, ne cesse d’augmenter ses émissions de CO2.

Bruno Odent, L’Humanité


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