François Mitterrand et les militants socialistes : une mémoire ambivalente

lundi 14 décembre 2015.
 

Peu avant la mort de François Mitterrand, j’interviewais des militants socialistes de la section de Lille dans le cadre de ma recherche doctorale sur la mémoire socialiste en France. Loin de la clameur dithyrambique d’aujourd’hui, certains dressaient, à froid, un portrait ambivalent de l’ex-président : celui d’un homme devenu socialiste sur le tard, secret et manquant de chaleur humaine[1].

Sur certains aspects, François Mitterrand se rapproche de Jean Jaurès et de Léon Blum : petit-bourgeois, intellectuel, élevé dans un milieu plutôt conservateur, il n’est pas « né » socialiste, mais les circonstances de la vie l’ont amené au socialisme[2]. Comme ses prédécesseurs, les militants que j’ai rencontrés louent l’intelligence et la « grande culture littéraire » de Mitterrand[3], sa plume de polémiste élégante et dévastatrice, lorsqu’il rédige ses chroniques politico-littéraires dans L’Unité au cours des années 70[4].

De Jaurès, Mitterrand a le goût des interventions publiques à la Chambre ou lors de réunions publiques. Comme Jaurès (et ce sont peut-être les deux seuls exemples dans l’histoire du socialisme français), il sait retenir l’attention des auditoires socialistes, mieux même, il les captive, les « électrise »[5]. On trouve, à travers ces deux figures, une illustration réelle du leadership charismatique, tel que l’a énoncé Max Weber[6]. Avec Blum, outre le port du même chapeau en feutre noir et à bord très large[7] et le souci de la citation lettrée, Mitterrand partage cet hexis corporel bourgeois : d’apparence toujours un peu guindé, il a la posture un peu raide et compassée. Au sein du Parti socialiste, notamment dans les générations qui lui sont comtemporaines, Mitterrand ne passe pas vraiment pour le camarade fraternel avec qui l’on peut converser librement et sans manières. Bien au contraire :

J’ai fait le congrès d’Epinay. On était partis pour faire élire Guy Mollet. Moi, j’étais avec Guy Mollet depuis toujours. Mais on m’a démontré que Guy Mollet était foutu. C’était plus ça, c’était le parti de 1910. Moi, je suis un ancien combattant, membre de la Fédération du Nord des anciens combattants. J’ai connu Mitterrand chez les anciens combattants, je l’ai tutoyé. Dans les congrès, ils se tutoient tous les anciens combattants, même lui, qui était pas content (rire). C’est un charmeur, un type formidable. Je l’admire quand même comme type. On le suit, on l’écoute. A la fin, j’ai voté pour lui. Puis je suis devenu mitterrandiste. Je l’ai revu en 1974, quand il est venu faire une conférence à Lille à la Foire commerciale. Il nous a reçus. Je me suis retrouvé à côté de lui : « François, tu te souviens pas du congrès des Anciens combattants de Lille ? ». Lui : « Oui, oui, je me souviens... C’était rude, hein ? » [ces mots sont dits sur un ton hautain et précieux]. Et puis, y m’a laissé tomber. Il a dû penser : « Encore un emmerdeur, et puis il me tutoye devant tout le monde ». Le tutoiement, Mitterrand y pouvait pas sentir ça. Mitterrand est d’une politesse blessante.

Julien, Contrôleur principal du Trésor à la retraite, adhésion en 1933, section de Lille.

Mitterrand est un homme que l’on ne tutoye pas dans le Parti socialiste. Ce fait est suffisamment important pour être remarqué par différents anciens. Le tutoiement des cadres dirigeants par la base, l’emploi du terme « camarade » à tous les échelons du parti, sont autant d’éléments qui affirment la symbolique égalitaire du mouvement socialiste, et aident à le distinguer des partis bourgeois. Mitterrand n’a jamais aimé se plier à cette culture ouvrière, gardant ses distances vis-à-vis des autres cadres du parti, ainsi que de la base militante. Cela dérange manifestement les militants qui ont pu le rencontrer. Pour bien marquer qu’il ne s’agit en rien d’une critique des origines bourgeoises de Mitterrand, mais de sa relative froideur en public, un militant le compare à Blum, autre intellectuel bourgeois, mais qui était, à ses yeux, « plus proche des gens », « plus chaleureux » :

Blum, c’était pas le Mitterrand. Je parle de Mitterrand parce que j’ai eu l’occasion de le voir. Mitterrand, c’est l’homme qu’on ne tutoye pas (...). Blum on le tutoyait. Mon père, pas moi, j’étais trop jeune.

Roger, inspecteur des Renseignements Généraux à la retraite, adhésion en 1936, section de Lille.

En dépit de son manque de savoir vivre socialiste, Mitterrand est de l’avis général, un « socialiste », mais non sans quelques réserves, ici et là. En particulier ce militant lillois le soupçonne de s’être entouré d’« intellectuels parisiens » qui ne sont pas des « vrais » socialistes :

Mitterrand, c’est un socialiste. Il a parfaitement assimilé l’histoire. On a l’impression parfois que l’histoire le fait souffrir, il n’en parle pas avec indifférence. Mais il a amené dans ses bagages des intellectuels parisiens qui n’ont d’autre souci que le pouvoir et non l’application d’un programme socialiste.

Pierre, directeur d’un bureau d’études en urbanisme à la retraite, adhésion en 1956, section de Lille.

François Mitterrand « est » donc un socialiste. Les militants interviewés le concèdent volontiers. Toutefois, à l’inverse de Jaurès, Salengro ou Blum, pour qui cela va de soi, il convient ici de l’affirmer, comme si cela n’allait pas de soi, comme s’il y avait un doute sur l’identité du personnage et de ses motivations. La critique feutrée d’une personnalité peu chaleureuse et aux manières assez guindées, participe également d’une relative mise à distance du personnage. Arrivé au socialisme sur le tard, François Mitterrand n’a jamais cherché à se convertir à la symbolique ouvrière du mouvement socialiste.

Repoussant le marxisme avec dédain dans les années 70, il a en réalité tout fait pour cultiver une image non-marxiste et bourgeoise : sa rhétorique lettré un peu précieuse, le ton chuintant de sa voix, un hexis corporel raide, son goût affiché pour une littérature de droite (Chateaubriand, Barrès, Mauriac), son amour de la nature, de la solitude et de la campagne, le placent en porte-à-faux vis-à-vis de la culture socialiste traditionnelle[8].

Mitterrand a donc fait partie de la famille, mais plutôt comme un cousin lointain dont on admire les prouesses, que comme un père pour qui l’on éprouve de la tendresse. La mémoire de Mitterrand peut être qualifiée d’ambivalente, c’est-à-dire positive, mais certainement pas inconditionnelle.

8 janv. 2016 Par Philippe Marlière

[1] P. Marlière, La Mémoire socialiste, 1905-2007. Sociologie du souvenir politique en milieu partisan, Paris, L’harmattan (« Logiques sociales »), 2007.

[2] La plupart des militants cités dans cet article ont été réalisés quelques mois avant la mort de François Mitterrand en janvier 1996, ce qui explique que les militants en parlent au présent.

[3] Le cliché le plus répandu à son propos est celui de « l’homme d’Etat français le plus lettré de sa génération ». Sa passion pour la littérature le rend, aux dires de ses fidèles et détracteurs, intarrissable sur la littérature du XIXè siècle : « Il a tout lu » entend-on dire souvent, de l’auteur le plus connu jusqu’aux plus complets anonymes.

[4] Qui seront ultérieurement publiées dans deux ouvrages qui connaîtront un certain succès de librairie : F. Mitterrand, La Paille et le grain, Paris, Flammarion, 1975 et L’Abeille et l’architecte, Paris, Flammarion, 1978.

[5] Telle que ma mémoire vive de « chercheur-observateur » peut encore se remémorer pour avoir assisté à un meeting politique à Lille en mars 1986 dans le cadre de la campagne législative. Dans une salle comble, François Mitterrand est apparu, suscitant une clameur durable frisant l’hystérie collective. Des hommes et des femmes de tous âges et conditions sociales se frayaient un passage pour essayer d’approcher, de toucher et d’être touché par le Président de la République, dans une réplique séculière des attouchements pratiqués autrefois par les rois thaumaturges. Après avoir été surnommé affectueusement « Tonton » pendant les années précédant son accession au pouvoir, l’élévation charismatique de Mitterrand imposa à ses suporteurs de trouver une appellation qui authentifie son statut d’« homme hors du commun » : il fut rebaptisé « Dieu » lors de la campagne présidentielle de 1988. Voir, sur ce point : P. Marlière, « Republican King », London Review of Books, Vol. 36, no. 8, 17 avril 2014, pp. 25-27, http://www.lrb.co.uk/v36/n08/philip...

[6] Voir M. Weber, « La domination charismatique », in Economie et société, Paris, Agora, 1995, Tome I, pp. 320-329.

[7] M. Righini, « Les objets de François Mitterrand », in C’était Mitterrand. 50 pages de témoignage pour l’Histoire, Le Nouvel observateur, no. 1593, 18-24 mai 1995, pp. 24-25.

[8] P. Nora, « Quatre coins de la mémoire », Histoire, no 2, juin 1979, p. 24.


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