L’état d’urgence en France, contre qui et pour quoi faire ?

samedi 9 janvier 2016.
 

Le 13 novembre, des assassins se réclamant de Daesh ont tué, à Paris et à Saint-Denis, 130 personnes et en ont blessé plus de 350 autres. Après la sidération, c’est avec beaucoup d’émotion que la tristesse, la peur, la rage continuent de s’exprimer face à ces tueries lâches et inacceptables. Des besoins nouveaux de solidarité, de rencontres, d’analyses, de débats voient le jour dans la population. De son côté, Hollande, dont la côte de popularité ne cessait de décroître, a tenté de se positionner en homme fort de la situation en déclarant en boucle « la France est en guerre ». Ce qu’il a traduit en politique extérieure par l’intensification de la guerre en Syrie et en interne par la mise en œuvre de l’état d’urgence pour douze jours, comme la loi l’y autorise et par l’annonce d’une modification de la Constitution dès le début 2016.

Puis, il a très rapidement obtenu de l’Assemblée nationale et du Sénat la rénovation du texte de 1955 sur l’état d’urgence et sa prorogation de trois mois, jusqu’au 26 février. Dans une apparente précipitation, il a ainsi suspendu l’État de démocratie bourgeoise qui s’appuie sur l’équilibre des différents pouvoirs au profit d’une forme d’État sécuritaire qui les concentre entre les mains de l’exécutif.

D’abord créer un bouc émissaire et tenter de rassembler le reste de la « nation » contre lui.

L’état d’urgence, une histoire issue de la colonisation

En effet, il n’a été utilisé que trois fois avant le drame de novembre 2015, et toujours pour tenter de rassembler une partie de la population contre une autre, en affirmant une politique coloniale ou néocoloniale face à de légitimes révoltes contre l’injustice sociale et la domination. Sa création, en 1955, devait permettre de faire face à ce que le gouvernement d’alors et ceux qui suivirent refusèrent longtemps de reconnaître comme une guerre de libération et continuèrent d’appeler « les événements d’Algérie ».

En 1955, à l’Assemblée nationale, des députés se sont opposés fermement au projet de loi. Ainsi M. Sarah Bendjelloul, député de Constantine, déclare dans l’hémicycle qu’« avant de songer à décréter l’état d’urgence en Algérie pour y rétablir l’ordre, il convient d’établir d’autres urgences : il faut d’abord lutter contre la misère, contre le chômage, contre l’analphabétisme qui atteint près d’un million et demi d’enfants musulmans ». Ou encore, R. Guyot, député de la Seine qui apparente le projet aux décrets pétainistes sous l’occupation et analyse « nous sommes en présence d’une loi de guerre qui vise à l’étouffement dramatique de la démocratie en France et au déchaînement de violences en Algérie ».

L’état d’urgence, comme on le sait, ne calma évidemment pas la soif d’indépendance du peuple algérien. Mais il permit l’année suivante, surenchère guerrière et sécuritaire terrifiante, à Guy Mollet (SFIO – ancêtre du PS) de faire voter les pleins pouvoirs autorisant de fait toutes les exactions, viols, actes de tortures, assassinats... dont se rendit coupable une partie de l’armée française.

En 1984, c’est en Kanaky contre les Kanaks que Laurent Fabius (PS) va l’utiliser. Cette fois, il s’agit d’en finir avec le conflit qui oppose kanaks et caldoches (métropolitains établis dans la colonie) en donnant brutalement l’avantage à ces derniers.

En 2005, lors de la révolte des banlieues, l’état d’urgence est appliqué dans certains quartiers à coups de couvre feux, de descentes de police « musclées » et de jugements expéditifs contre les jeunes émeutiers des quartiers populaires. Ils exprimaient pourtant leur révolte devant la mort de deux jeunes maghrébins et leur besoin tout à la fois d’une justice « juste » et de l’arrêt des discriminations à leur encontre. Beaucoup de ces jeunes, étaient enfants de parents issus de la colonisation.

Après le 13 novembre, à nouveau l’état d’urgence

Certes aujourd’hui, le contexte est bien différent : Daesh est une organisation fascisante qui ne se bat évidemment pas pour la libéralisation des peuples qu’elle domine et qui sont ses premières victimes. La lutte contre le terrorisme est en échec depuis 2001 : les guerres impérialistes qui ont contribué à sa création n’ont depuis fait que cultiver le terreau de celui-ci tout en accablant les peuples du Moyen-Orient. Les marchands d’armes des États occidentaux continuent de s’enrichir, ils ont empoché 16 milliards en France en 2014, en vendant leurs armes aux États dictatoriaux, théocratiques du golfe dont l’Arabie saoudite « un daesh qui a réussi ».

L’état d’urgence n’empêchera pas de nouveaux actes terroristes, il est un mauvais outil de politique intérieure qui surfe sur les peurs et fait d’abord augmenter le racisme. Des mosquées ont été fermées, des imams assignés à résidence, la plupart des leaders politiques ont exigé des musulmans qu’ils se désolidarisent des actes terroristes comme s’ils en avaient été (par nature, par essence ?) solidaires. Pire, l’une des propositions de modification de la Constitution vise à déchoir de la nationalité les binationaux nés français, condamnés pour atteinte aux fondamentaux de la nation ou pour un acte terroriste. Cette proposition est une vieille revendication de l’extrême droite. Et on peut craindre que si cette modification passe, elle ne s’accompagne de nouvelles mesures liberticides : expulsion de ces déchus de la nationalité française dans le pays de leur autre nationalité et si celui-ci les refuse, des propositions de port de bracelet électronique à vie, de rétention de sûreté ou de mise dans des camps circulent déjà dans les rangs de la droite. La suspicion élevée au niveau d’une politique d’État légalise en quelque sorte l’expansion du racisme ordinaire : la peur de l’autre, le soupçon, la défiance, des mosquées ont été taguées, des femmes et hommes musulmans injuriés ou molestés.

L’état d’urgence c’est la guerre à l’intérieur des frontières contre un ennemi dangereux qui fait office de bouc émissaire et qui doit faire peur au reste de la « nation ». Cela vise à souder autour du chef de façon démagogique en détournant des vraies questions sur les responsabilités : comment en est-on arriver là ?

Empêcher toute résistance et mobilisations sociales

Mais c’est également la suspension des droits démocratiques pour tous ceux et celles qui luttent en particulier sur les différentes urgences sociales et sociétales.

Et d’abord en nous habituant à vivre quotidiennement dans une société militarisée. En France, les moyens financiers et humains dédiés à la sécurité sont énormes : 25 lois sécuritaires adoptées ces 15 dernières années ! En 2015, avec l’activation du plan vigipirate « alerte attentat », décidé après les attentats du 9 janvier, ce sont 10 000 soldats supplémentaires qui patrouillent sur le territoire, avec une attention particulière aux abords des zones dites sensibles dans lesquelles sont inclus les quartiers populaires. La loi renseignement de 2015 a permis l’embauche globale de 1100 agents supplémentaires à la DGSI (Direction générale de la Sécurité Intérieure).

Cette loi liberticide, d’espionnage généralisé des populations s’applique à une multitude de champs : la politique étrangère, les intérêts économiques et industriels de la France ou encore « les violences collectives pouvant remettre en cause la paix publique ». Elle développe des moyens sophistiqués dans l’écoute et le traitement des métadonnées, et autorise aussi le fichage des « suspects » de dérives terroristes. Ainsi les personnes fichées « S » comme sécurité, sont aujourd’hui autour de 11000 (ou 20000 ?) sur le territoire.

Dans le cadre de l’état d’urgence, 5000 nouvelles embauches de policiers sont annoncées, les effectifs militaires seront renforcés. Dans l’armée de terre par exemple, 15 000 postes sont ouverts pour 2016 au lieu des 10 000 les années précédentes – au moment même où tous les autres services publics subissent des coupes drastiques. Les moyens des policiers, véritables héros nationaux dans cette période, sont renforcés. Ils obtiennent satisfaction sur des revendications que nous trouvons potentiellement dangereuses, comme l’autorisation hors de leur temps de service de porter leur arme et et de s’en servir. Et par ailleurs, une loi va permettre de redéfinir dans un sens plus large, plus favorable aux policiers, les règles de leur légitime défense.

Un bâillonnement de nos libertés individuelles

L’état d’urgence attaques férocement nos libertés : perquisitions sans l’aval d’un juge de jour comme de nuit, interdiction de circuler dans des lieux et aux heures fixées par arrêté, interdiction du séjour dans un département « à toute personne cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics », assignation à résidence élargie « à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Ce n’est plus le délit qui est sanctionné, mais le comportement. Ce sont des assignations à résidence extrêmement contraignantes puisqu’elles obligent à « pointer » dans les commissariats trois fois par jour et à rester chez soi de 20h à 8 heures. Elles peuvent également être effectuées, par décision administrative dans un autre lieu de vie que celui où les personnes résident habituellement. En cas de non respect, ça coûte cher : le contrevenant encoure une peine pouvant aller jusqu’à à 1 an de prison, et une amende pouvant atteindre 45 000 euros !

Une criminalisation de nos résistances

Fermeture provisoire de salles de spectacle, de débits de boisson, de lieux de réunion, interdiction de spectacles, « de réunions ou de manifestations de nature à provoquer ou à entretenir le désordre », dissolution d’associations et d’organisations. Les manifestations sont interdites à peu près partout sur le territoire quelque soit le sujet, avec des arrestations massives et un nombre croissant de convocations à la police et de gardes à vue. Le tout dans un contexte extrêmement tendu de violences policières fortes, relatées par une partie de la presse plus sensationnelle que jamais qui décrit avec complaisance presque chaque jour « la charge » « l’ assaut », « l’attaque » soit exactement les mots de la guerre, décrétée par le chef de l’État !

Celui-ci veut aller plus loin en proposant d’inscrire l’état d’urgence, nommé « création d’un régime civil d’état de crise », dans la Constitution. Ce nouvel article donnerait les pleins pouvoirs à l’exécutif comme l’article 16 les donne au président et l’article 36 à l’armée. Il s’agit d’instituer dans la loi fondamentale, au dessus de toutes les lois ordinaires, un autre type d’État, l’État policier. C’est assez logique : Hollande qui avait promis d’inverser la courbe du chômage, a conduit une politique contre les travailleurs, les jeunes et les quartiers populaires. Il a fait une politique de droite dure en allant jusqu’à remettre en question ce qui avait été laborieusement gagné par nos luttes : des droits inscrits dans le code du travail, les prud’hommes qui sont des tribunaux censés rétablir un peu la parole et l’intérêt des salariés face à ceux des patrons, et la suprématie des lois, par exemple pour la durée ou l’amplitude du travail, sur les négociations boite par boite, généralement moins favorables aux salariés. Avec le pacte de stabilité, il a détruit nos services publics, bon nombre d’actions culturelles ou éducatives, des systèmes de santé qui fonctionnaient.

Avec cette politique, il a découragé ceux et celles qui l’avaient élu, il a alors tenté en durcissant les paroles et les actes sécuritaires de s’adresser à la droite de son électorat traditionnel. Mais aujourd’hui, l’instrumentalisation qu’il fait des drames survenus le 13 novembre en mettant en œuvre un pacte de sécurité qui reprend une partie des programmes de droite et d’extrême droite, se retourne contre lui. Car dans la surenchère sécuritaire, dans la chasse aux étrangers, Marine Le Pen est bien meilleure et plus crédible aux yeux des électeurs déçus par la droite puis par la gauche que lui. Lors du premier tour des élections régionales (le 6 décembre), le FN a triplé son nombre de voix par rapport à celui des régionales de 2010, il sera présent dans toutes les régions au second tour, il arrive en tête dans 6 d’entre elles, sur 13. Et si, face au FN, et à la faveur des désistements entre la droite et la gauche pour celui qui a fait le meilleur score au 1° tour, le Parti socialiste ne sera sans doute pas détruit électoralement au soir du second tour, politiquement il est déjà défait.

Qu’allons nous faire ?

Face à l’état d’urgence sécuritaire, nous opposons nos urgences à nous : elles sont écologistes, sociales, antiracistes, solidaires. Elles sont urgentes pour que résiste et se construise la société et le monde que nous voulons : sans guerre, pour l’égalité, pour une autre production de richesses respectueuses des salariés, des populations et de la planète et un autre partage de celles ci...

Nos besoins et notre envie de nous battre sont immenses.

C’est pour cela que nous continuons à nous réunir et à agir. Les manifestations prévues, comme celles contre la COP 21, en défense des migrants ou des salariés d’Air France ont lieu.

Des appels unitaires pour le retrait de l’état d’urgence sont lancés, des rassemblements, des manifestations sous des formes variées, les plus larges possibles, commencent à s’organiser partout en France. A travers ce mouvement qui se dessine, des questions devront être posées : face au FN, face à une gauche qui fait une politique de droite et une droite peu distincte de l’extrême droite, comment représenter les intérêts de notre classe ? Comment la gauche anticapitaliste, celle qui veut révolutionner la société, et largement ouverte, celle qui ne renonce pas et ne se compromet pas avec les instituions, pourra t-elle représenter un espoir pour les exploité(e)s, les opprimé(e)s et les exclu(e)s ?

Roseline Vachetta, NPA

* Article écrit pour Viento Sur, à paraître dans le nº 143


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