Déchéance de nationalité : L’ultime rupture – « infâme, c’est-à-dire vil, bas, indigne » (par Edwy Plenel)

mercredi 6 janvier 2016.
 

L’introduction dans notre Constitution de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français serait un attentat contre la République, ruinant son principe d’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine. En portant ce projet, la présidence Hollande et le gouvernement Valls actent leur propre déchéance politique en signifiant leur ultime rupture avec le peuple de gauche qui les a élus.

L’histoire de la gauche est pavée de moments où l’essentiel est soudain en jeu parce qu’il a été trahi par ceux qui s’en réclamaient. De moments où il ne s’agit plus de savoir si l’on est d’accord ou non sur les politiques économique, sociale ou européenne suivies, mais où il est question de ce qui fonde durablement une identité politique, au-delà de ses aléas momentanés. Or, même si elle n’est en rien propriétaire de la morale ou du bien, la gauche, dans notre histoire républicaine, s’est affirmée en brandissant l’exigence démocratique fondamentale issue de la philosophie du droit naturel et de sa première traduction politique, la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ce fut toujours son étendard, son cri de ralliement, son dernier refuge.

Nous naissons libres et égaux en droit. Nous avons le droit d’avoir toutes et tous les mêmes droits, sans distinction d’origine, de sexe, de croyance, d’apparence. Et ces droits sont inaliénables et sacrés.

C’est ainsi que nous sommes égaux devant la justice, répondant de nos actes selon les mêmes lois, sans différence de traitement et, notamment, de peines, sans discrimination liée à nos spécificités, par exemple le fait d’avoir hérité d’une double nationalité. Bref, il n’y a pas deux catégories de Français, dont l’une aurait une nationalité conditionnelle parce qu’elle aurait cette particularité d’avoir une autre nationalité. Non, il n’y a pas des Français plus que d’autres qui n’auraient qu’à répondre de leur crimes éventuels et d’autres qui, commettant les mêmes crimes, devraient être exclus de la nation alors même qu’ils sont nés Français, ont grandi en France, ne connaissent que la France.

Idéal souvent malmené dans la réalité mais néanmoins fondateur du pacte républicain, ce qui vient d’être rappelé n’est autre que ce qu’énonce notre loi fondamentale, la Constitution de la République française. Et c’est cette loi fondamentale que la présidence Hollande et le gouvernement Valls entendent violenter avec le projet de loi constitutionnelle dit « de protection de la Nation » présenté au conseil des ministres du 23 décembre. Loin de protéger la Nation, ce texte entend la diviser, portant le ferment du démembrement d’une République indivisible pour tous ses citoyens en République divisée entre Français à raison de leur origine, ceux dont la double nationalité atteste d’un lien familial avec l’étranger, l’ailleurs et le monde, étant désignés comme Français sous réserve, Français d’occasion, Français en sursis.

Pour dévaler un escalier, il n’y a que le premier pas qui coûte, écrivions-nous après le vote de la loi sur l’état d’urgence. Et quand les amarres sont rompues, les dérives peuvent être infiniment rapides. Nous y sommes, donc : la supposée habileté politicienne du discours de François Hollande devant le Congrès, le 16 novembre, enfante, un mois plus tard, d’une monstruosité politique que, sans doute, aucun électeur du second président socialiste de la Cinquième République n’aurait imaginé. Le chemin de perdition emprunté avec ce projet de loi cumule l’infamie, l’imposture et l’irresponsabilité.

L’infamie, c’est de suivre l’extrême droite. L’imposture, c’est de surenchérir sur Nicolas Sarkozy. L’irresponsabilité, c’est de nous exposer encore un peu plus, de nous fragiliser et de nous diviser, face au terrorisme.

Il est en effet infâme, c’est-à-dire vil, bas, indigne, qu’un pouvoir qui se prétend l’adversaire du Front national, épouse, à la lettre, l’idéologie de l’extrême droite, celle selon laquelle nos maux, quels qu’ils soient, nous viennent de l’étranger, ont pour cause les étrangers et supposent de chasser l’étranger qui est en nous. En brandissant dans l’urgence comme une mesure de protection, face à des attentats proférés pour la plupart par des Français, enfants égarés de notre nation, la déchéance de nationalité pour ceux d’entre eux qui sont binationaux parce que de parents étrangers, le pouvoir sème le poison de la purification nationale.

Il accrédite le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs viendraient de la part étrangère de notre peuple. Il sème l’illusion identitaire d’une nation qui se renforcerait et se protègerait en excluant l’allogène. Il diffuse l’aveuglement nationaliste d’un pays refusant de s’interroger sur lui-même, sa politique sociale ou sa politique étrangère, en affirmant à la face du monde qu’il ne saurait y avoir de terroristes autochtones et que d’autres nations, celles qui pourraient les accueillir alors même qu’ils n’y ont jamais vécu, en produisent, par héritage barbare, par identité culturelle, par religion dominante.

Faire de la déchéance nationale l’urgence politique, c’est convoquer un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et racisme s’entretiennent et s’épanouissent autour du bouc émissaire principal de notre époque, le musulman, de croyance, de culture ou d’origine. Car, chacun le devine, les nations qui, dans l’esprit de nos gouvernants, sont destinées à accueillir ces déchus de la nationalité sont celles-là même d’où viennent les bataillons d’immigrés qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont régénéré nos classes populaires.

Sans souci vivant du passé, sans mémoire vigilante ni fidélité historique, les apprentis sorciers qui, au palais de l’Elysée comme à l’hôtel Matignon, légitiment aujourd’hui ces amalgames où s’enracine la discrimination, semblent avoir oublié combien la déchéance de nationalité est l’arme idéologique de l’extrême droite. Non pas un dispositif technique, tant elle n’a aucune efficacité préventive, mais un levier propagandiste qui donne crédit à son idéologie inégalitaire, de hiérarchie et d’exclusion.

A peine renversée la République et instauré l’Etat français, les 10 et 11 juillet 1940, le premier geste du régime de Vichy ne fut-il pas de promulguer, le 16 juillet, une loi « relative à la procédure de déchéance de la qualité de Français ». Dans la foulée, le 17 juillet, les naturalisés furent exclus de toute la fonction publique, puis, successivement, dès l’année 1940, des professions suivantes : médecins, dentistes, pharmaciens, avocats, vétérinaires, architectes. Le 22 juillet, une nouvelle « loi » – en fait, l’acte autoritaire d’un pouvoir dictatorial, le maréchal Pétain exerçant seul le pouvoir législatif – instaura une procédure expéditive de révision des naturalisations. Enfin, le 23 juillet 1940, était promulguée la « loi relative à la déchéance de la nationalité à l’égard des Français qui ont quitté la France », dont furent notamment victimes Charles de Gaulle et Pierre Mendès France.

Quand elle est ainsi élargie et renforcée, la déchéance nationale devient une pathologie du droit de la nationalité : elle ouvre une brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer les fantasmes de communauté nationale épurée, avec des hiérarchies de loyauté.

En visant explicitement des citoyens nés Français, et non pas des personnes nées étrangères ayant ensuite acquis la nationalité française, qui plus est des Français n’ayant aucun lien de citoyenneté avec le pays dont ils ont l’autre nationalité par héritage familial, le projet de loi constitutionnelle ouvre grand la porte aux pires arrière-pensées : sous la binationalité, c’est l’origine qui est disqualifiée, qu’elle soit culturelle, ethnique ou religieuse. De fait, tous nos compatriotes issus de la communauté juive d’Algérie se souviennent de l’abrogation par Vichy, dès octobre 1940, du décret Crémieux qui faisait d’eux des citoyens français à part entière. Soudain, tous, sans distinction, furent déchus de leur nationalité, à raison de leur origine.

L’engrenage est terrible, et l’on comprend que le Front national, c’est-à-dire la formation politique héritière idéologique de Vichy, se félicite de cette bataille gagnée sans savoir à combattre, par simple désertion de leur camp des irresponsables qui nous gouvernement. C’est bien pourquoi nos récentes Républiques, que l’on se gardera pourtant d’idéaliser sur ce terrain de la nationalité, n’en ont pas moins tenu à distance la déchéance nationale, exclusion exceptionnelle, voire rarissime. Quand, entre 1940 et 1944, sous Vichy, il y eut 15.154 dénaturalisations dont une majorité de Français juifs, pour un peu moins de 2.000 naturalisations d’adultes, la Troisième République n’appliqua que 16 déchéances entre 1927 et 1940 pour 261.000 naturalisations d’adultes. Rappelant dans Qu’est-ce qu’un Français ? (Folio, 2004) que, depuis la fin des années 1950, la déchéance pour déloyauté, dont est passible tout Français qui possède une nationalité étrangère, était « tombée en désuétude », l’historien Patrick Weil soulignait qu’elle « représente une sorte d’arme de dissuasion, un article 16 de notre droit de la nationalité. »

Ces comparaisons sont instructives : tout comme la bombe atomique, arme de destruction massive, ou les pleins pouvoirs, symbole d’un Etat d’exception, donc de non-droit, la déchéance nationale est faite pour ne pas servir. Elle est en quelque sorte l’impensé violent et autoritaire de notre droit de la nationalité. Un reliquat du passé, notamment de la guerre froide. De fait, la plupart des vieilles démocraties ne l’ont gardée en réserve que pour des situations extrêmement rares et sortant de l’ordinaire, touchant à l’espionnage entre nations. Vouloir l’actualiser et l’étendre, jusqu’à viser les comportements criminels de certains Français, c’est donc ressusciter une idéologie de l’exclusion et de la purification, celle-là même contre laquelle se sont reconstruites nos démocraties européennes depuis 1945.

Quelles que soient ses suites concrètes, cette transgression politique libère une violence qui n’est pas seulement symbolique. Le pacte social qui soude une nation autour d’un peuple souverain, communauté d’hommes libres assemblés librement, est rompu depuis le sommet de l’Etat. Un discours de guerre civile, agressant une partie de la population, toujours la même, celle qui est venue d’Afrique ou du Maghreb et où la binationalité est fréquente, tient lieu non seulement de parole officielle, mais désormais de projet constitutionnel. On aurait tort de se rassurer en pensant qu’il ne s’agit là que de gesticulations démagogiques : ces mots produisent forcément des actes, tant cette hystérie verbale est un appel à la violence. En ce sens, le crime contre la République se double d’une provocation contre la Nation, son unité et sa concorde.

Les principes ne se bradent pas au prétexte de la peur. Sauf à égarer la République elle-même, en concédant à ses ennemis, adversaires de sa liberté, ennemis de son égalité, négateurs de sa fraternité, ce qu’ils souhaitent précisément : sa perdition. Nous affirmons donc aujourd’hui, avec les mêmes mots, les mêmes rappels, ce que nous disions haut et fort, en 2010, quand Nicolas Sarkozy rompit le premier le pacte de concorde républicaine en affirmant, à Grenoble, que « la nationalité française doit pouvoir être retirée à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police, d’un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique ».

Nous n’étions pas seuls. « La Nation, c’est un traitement digne et égal pour tous » : François Hollande a alors signé cet appel de septembre 2010 où l’on lisait ceci : « Sous le faux prétexte d’assurer la sécurité des Français, le pouvoir tend en fait à imposer une idée aussi simple que malhonnête : les problèmes de notre société seraient le fait des étrangers et des Français d’origine étrangère ». « Non à l’extension des possibilités de déchéance de nationalité ! » clamait cette appel qui dénonçait, dans la politique de Nicolas Sarkozy, « une atteinte intolérable aux principes constitutifs de la Nation ». Aux côtés de l’actuel président de la République, parmi les signataires de cet appel solennel à un sursaut : Martine Aubry, alors première secrétaire du PS ; Claude Bartolone, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale ; Bertrand Delanoë, alors maire de Paris ; Myriam El Khomry, aujourd’hui ministre du travail ; Laurent Fabius, actuel ministre des affaires étrangères ; Lionel Jospin, devenu membre du Conseil constitutionnel ; et, bien sûr, Christiane Taubira, la garde des sceaux qui, maintenant, se prépare à défendre l’inverse, c’est-à-dire ce déshonneur. Interrogé à l’époque par Mediapart, Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France mais aussi témoin et acteur de la gauche réformiste française, nous expliquait que le sarkozysme « n’est plus une politique : il est une tentative permanente d’adaptation opportuniste aux réalités ».

Dans sa désastreuse manœuvre tactique où il espère cannibaliser la droite face au Front national, le hollandisme se révèle donc une dérisoire prolongation du sarkozysme. Avec préscience, Pierre Rosanvallon estimait alors que « la forme la plus caricaturale et révoltante de ce sarkozysme, c’est l’union nationale négative. C’est la tentative de construire du consensus par les formulations les plus archaïques de la xénophobie ». Hélas – oui, hélas, car nous avons appelé de nos vœux cette alternance après l’hystérie de l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy –, sous son apparence plus cauteleuse et plus ronde, le hollandisme ouvre la voie aux mêmes passions tristes et dévastatrices, nées des noces de la peur et de la haine.

Enfin, à l’infamie de créditer l’extrême droite et à l’imposture de surenchérir sur Sarkozy, s’ajoute l’irresponsabilité de mesures qui, loin d’une quelconque efficacité, ne font que mettre la France sous tension, qu’aviver ses plaies, qu’accroître ses divisions. La déchéance de nationalité n’a aucune portée pratique vis-à-vis de jeunes ayant épousé une idéologie totalitaire qui fait du sacrifice de sa propre vie une arme de guerre. Elle ne répond à aucune des questions légitimes que posent les échecs sécuritaires d’un pouvoir n’ayant pas réussi à nous protéger des attentats de janvier et des massacres de novembre, mais ayant, de plus, choisi de nous exposer en se lançant dans des aventures guerrières – au Mali, en Irak, en Syrie, en Libye, hier mais sans doute demain – sur lesquelles nous n’avons aucun droit de regard et dont les terrains sont des pays dont les peuples ne nous ont jamais déclaré la guerre.

Les suites de l’état d’urgence l’ont amplement montré : la lutte antiterroriste n’est qu’un prétexte tacticien pour survivre au pouvoir, se faire réélire, affaiblir le camp adverse. Nous sommes bien loin des grands mots et des phrases ronflantes. L’intérêt politicien prend le pas sur l’intérêt général. De fait, le projet de loi constitutionnelle dit « de protection de la Nation » envisage aussi de constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est-à-dire de banaliser un Etat de police et de bureau (préfectoral) qui impose sa loi à l’état de droit. Les mesures prévues, dit le communiqué officiel du conseil des ministres, « seront placées sous le plein contrôle du juge administratif ». Bel aveu ! Ce juge-là est celui de l’Etat, au sein de l’Etat, par l’Etat lui-même. La justice congédiée, ses magistrats du parquet comme ses juges du siège, le seul contrôle, jusqu’au Conseil d’Etat, c’est celui que l’Etat concède à l’Etat, dans l’entre-soi administratif. Plus d’équilibre des pouvoirs, plus de pouvoir judiciaire, un tant soit peu indépendant, pour arrêter le pouvoir exécutif. Les figures intellectuelles du droit, à gauche, Mireille Delmas-Marty et Christine Lazerges notamment, viennent de l’affirmer dans un appel (lire ici) disant « Non à létat durgence permanent » où elles dénoncent le projet sur la déchéance nationale comme un moyen de « contourner les fondements républicains du droit de la nationalité ».

Avec le gouvernement Valls, la prophétie orwellienne est au pouvoir. La guerre, c’est la paix. L’Etat, c’est le droit. L’indignité, c’est l’honneur. En politique, les ruptures morales sont autrement définitives que les divergences partisanes, de programme ou d’alliance. Elles brisent ce qui faisait du commun et du lien : une appartenance, une histoire, une complicité. Le communisme français tout comme son partenaire socialiste a connu de tels moments, qu’il s’agisse des crimes staliniens, des dérives mollettistes ou de l’affairisme mitterrandien. Ce sont des moments tragiques, tant ils déchirent des fidélités, mais aussi fondateurs, tant ils obligent à tracer une autre route.

Nous y sommes, sans retour.

Edwy Plenel


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