Notre-Dame-des-Landes : « Bon sens et raison garder »

mercredi 20 janvier 2016.
 

Jean Varlet, géographe d’origine angevine et professeur à l’Université Savoie Mont Blanc, nous a adressé cette "tribune libre". Nous avons décidé de la publier en intégralité en tant que contribution au débat sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il va de soi que ce point de vue n’engage en aucune manière la rédaction du journal "Presse Océan", qui veille à permettre à l’ensemble des points de vue de s’exprimer, dans le respect de ses principes éditoriaux.

« Rarement un projet d’aménagement aura suscité autant de tensions, de divergences d’opinions, d’avancées et de reculs, et de coups de force pour l’imposer ou pour s’y opposer.

La procédure de réalisation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a même été enclenchée alors qu’aucun consensus profond sur le projet n’était et n’est réellement acquis, et ce à presque tous les niveaux. Les doutes sont nombreux et deux logiques s’affrontent, sur fond de pertinence du projet, mais sans remettre en cause la nécessité d’un développement aéroportuaire de Nantes.

Au vu des discours avancés et de l’embarras général, revenir ici sur quelques questions simples, abordées ici sous le seul angle des transports et des déplacements, pourrait apporter sa contribution à la réflexion.

L’actuel aéroport de Nantes Atlantique est-il saturé ?

La piste actuelle de Nantes-Atlantique (2 900 m de long) a accueilli 48 000 mouvements d’avion et un trafic de 4 Mp en 2014. Est-elle saturée ? Pour apporter une réponse et à titre de comparaison, qu’en est-il sur d’autres aéroports ? Roissy enregistre un trafic moyen par piste de 116 000 mouvements d’avion et de 16 Mp ! (465 000 mouvements et 63,8 Mp en 2014 sur quatre pistes). À Orly, où le nombre de mouvements est contraint et limité depuis des décennies pour raison de nuisances sonores, les ordres de grandeur sont à peu près identiques : un trafic égal à sept fois celui de Nantes (28,8 Mp) et 228 000 mouvements d’avion (5 fois la valeur nantaise), qui sont réalisés surtout avec deux pistes sur les trois existantes. À Londres-Heathrow (73,4 Mp en 2014), troisième aéroport mondial, le trafic moyen de chacune des deux pistes s’élève à 36,7 Mp !

Et la question d’une troisième piste, posée de longue date, reste toujours sans réponse. Comment affirmer qu’avec 4 Mp, c’est-à-dire le quart d’une piste de Roissy, la piste de Nantes-Atlantique serait saturée ?

Si saturation il y a, elle serait davantage du côté de la capacité d’accueil de l’aérogare en terminaux d’avions ainsi qu’en halls et salles d’embarquement. Cela ne surprend pas, c’est la réalité constamment vécue par tous les aéroports européens depuis plus d’un demi-siècle, chacun anticipant cette saturation future par de constants aménagements d’infrastructures d’accueil. Qu’en est-il à Nantes de ce point de vue ?

Nantes a-t-elle besoin d’un aéroport avec deux pistes ?

En toute logique, la perspective d’un trafic d’environ 9 Mp (d’ici 2030 ou 2050, voire 2065 selon les sources) envisagé par le projet Notre-Dame-des-Landes, c’est-à-dire un peu plus d’un doublement, ne semble donc pas non plus devoir saturer la piste actuelle. Celle-ci resterait à un niveau d’un plus de la moitié du trafic moyen actuel d’une piste de Roissy...

Comment justifier une deuxième piste ?

Peut-on regarder, parmi tant d’autres exemples, celui de Genève, voisin immédiat et ville mondiale ? L’aéroport de Cointrin, qui enregistrait un trafic de 5 Mp en 1985 ? proche de celui de Nantes aujourd’hui ? en compte 15,2 Mp en 2014 (avec 187 596 mouvements d’avion), ce trafic étant réalisé sur une seule piste ! Plus encore, coincée d’une part entre la ville à l’Est (en position tangentielle, ce qui diffère de Nantes) et la frontière d’État avec la France à l’Ouest, et d’autre part par des espaces urbains au-delà des deux extrémités de la piste, l’emprise aéroportuaire est inextensible... et aucun espace n’est disponible pour envisager la construction d’une deuxième piste, encore moins d’un deuxième aéroport ; au point que, depuis longtemps, l’idée d’une éventuelle collaboration future avec l’aéroport de Lyon est émise. Pourquoi Nantes aurait-elle besoin d’un aéroport à deux pistes pour un trafic escompté de 9 Mp seulement d’ici 15 à 50 ans ?

S’il s’agit d’un problème de différentiel de dotation avec d’autres métropoles régionales telles que Lyon, Bordeaux ou Toulouse, qui disposent de deux pistes, il faut rappeler que ces choix d’aménagement furent faits il y a plus de quarante ans dans le contexte bien différent des Trente Glorieuses, qui n’est plus, et que pour deux d’entre eux le développement d’une industrie aéronautique motrice nécessitait un équipement spécifique. Nantes n’est pas Lyon non plus. Et leurs trafics actuels pourraient tous être réalisés avec une seule piste...

Plus encore, Nantes a-t-elle besoin de trois pistes ?

Sans vouloir provoquer, la question se doit d’être posée. Le projet Notre-Dame-des-Landes, conçu avec deux pistes (2 800 m et 2 900 m, de même longueur donc que l’actuelle), envisage évidemment de facto le transfert de toutes les activités aéronautiques et de tous les trafics depuis Nantes-Atlantique.

Or, une activité économique au moins, située aux portes de l’aéroport actuel, pose problème : Airbus Industrie, qui occupe de vastes superficies connectées à l’aéroport et qui fournit environ 2 000 emplois.

Autrement dit, sauf à imaginer que l’agglomération nantaise décide d’abandonner cette activité dynamique et ces emplois, l’actuelle piste de Nantes-Atlantique ne pourra que subsister et fonctionner au service d’Airbus Industrie, dont a priori on n’imagine pas un déménagement à Notre-Dame-des-Landes. Voilà maintenant Nantes pourvue de trois pistes (!) alors que les trafics actuels et futurs n’en justifient même pas deux.

Le projet fera-t-il effectivement de Notre-Dame-des-Landes l’aéroport du Grand Ouest ?

En tant que plus grande agglomération de l’Ouest, sans être toutefois le pôle animateur de tout cet ensemble, Nantes qui est déjà le plus grand aéroport de l’Ouest pourrait raisonnablement prétendre devenir l’aéroport du Grand Ouest. Mais sa position quelque peu excentrée et la configuration des réseaux ferroviaires et de leurs fonctionnements dans cet Ouest français (un éventail de radiales parisiennes) ne plaident pas en sa faveur, à moins de l’envisager exclusivement par route.

En effet, la desserte ferroviaire en direction de Nantes, notamment depuis l’Ouest breton, est déficiente : les liaisons étant peu fréquentes, lentes, voire compliquées, l’accès direct à Paris et à Roissy restera sans concurrence et préféré depuis la Bretagne, le Maine, le sud de la Normandie, le Poitou ou les Charentes. Faire venir à Nantes suppose une très nette amélioration des dessertes ferroviaires en rapidité, cadencement, confort et en intermodalité commode à l’aérogare ; est-ce réellement prévu ? à quels coûts et par qui ?

Plus important, le projet Notre-Dame-des-Landes adopte-t-il ce qui est presque devenu la norme en Europe, à savoir une desserte ferroviaire directe à l’aérogare avec le réseau régional et national, grande vitesse comprise, au moins cadencée depuis/vers les diverses régions proches et vers Paris ? La réponse est négative et ne donne donc pas à Nantes les moyens d’une ambition d’aéroport du Grand Ouest.

Le budget affiché de 561 M€ est strictement limité à la construction de l’aéroport (446 M€), de la tour de contrôle (34 M€) et à la desserte routière (81 M€), vastes parkings inclus. Où est la desserte ferroviaire interrégionale ? Tout au plus annonce-t-on une desserte en tram-train, simple navette urbaine entre Nantes et son aéroport, obligeant tout client extérieur à un passage obligé en gare de Nantes, à une rupture de charge et à un temps d’acheminement bien long. Où se trouve un véritable report modal pour toutes les clientèles ? Qui finance ce tram-train et pour quel montant dans ce qui se trouve hors budget annoncé ?

En matière de commodités de déplacement et de « développement durable » sur le plan des accès, rien ne peut donc valablement être affiché, et la modernité européenne est de facto éliminée, comme ailleurs en France dans ce domaine précis. L’aéroport Notre-Dame-des-Landes ne sera que l’aéroport de Nantes et de sa région proche. À Nantes-Atlantique, un prolongement du tramway jusqu’à l’aéroport, actuellement peu éloigné, et l’accès de trains, voire de TGV, grâce à une voie ferrée existante qui le longe auraient-ils un coût aussi élevé ?

Où réside alors le « côté indispensable » du projet Notre-Dame-des-Landes ?

S’agit-il de créer de l’emploi ? Les prévisions font état d’une création de 600 emplois aéroportuaires par million de voyageurs supplémentaires. Cette norme européenne actuelle, contre un millier il y a un quart de siècle, concerne tout aéroport. Il n’est nullement question de lieu ou de différenciation spatiale et cette croissance concerne aussi bien Nantes-Atlantique que Notre-Dame-des-Landes. Quant à la création d’emplois induits aux abords du futur aéroport, comptabilise-t-elle les coûts économiques, énergétiques et environnementaux des flux domicile-travail ainsi engendrés depuis Nantes (17 km) ou d’autres agglomérations, et qui seront principalement routiers ?

S’agit-il de désigner l’aéroport de Nantes comme l’un des éléments d’un éventuel troisième aéroport parisien, polynucléaire et intermodal par TGV interposé ? Après tant de destins aéroportuaires potentiels avortés à Nantes, lui aussi ne semble plus d’actualité malgré sa pertinence. Aéroports De Paris n’est guère favorable à cette idée car son territoire n’inclue pas l’aéroport de Nantes ; et l’intermodalité nécessaire n’y est pas envisagée. En l’absence d’une conception globale d’un système aéroportuaire français qui pourrait octroyer des fonctions parisiennes à Nantes, entre autres aéroports, quel potentiel accorder à Nantes, d’autant que la réforme aéroportuaire de 2005 débouche plus sur une compétition entre métropoles ou aéroports que sur leur complémentarité ?

S’agit-il des nuisances sonores engendrées par le survol d’une partie de l’agglomération nantaise ? Concernant les décollages à Nantes-Atlantique, les pilotes indiquent la possibilité d’effectuer leurs virages un peu plus tôt et ainsi moins la survoler. À Notre-Dame-des-Landes, a-t-on pris en compte les mêmes nuisances pour une partie des 20 000 riverains et pour les populations permanente et touristique de St-Nazaire et de la Côte d’Amour ?

S’agit-il d’une volonté de pouvoir valoriser, enfin, une opportunité foncière (Zone d’Aménagement Différé) créée par une remarquable anticipation en matière d’aménagement, celle des collectivités territoriales d’avoir réservé dès 1967 une emprise dans la perspective d’un futur aéroport ? La réponse logique aurait été positive dix ou vingt ans plus tard, mais un demi-siècle plus tard, les contextes ayant tellement changé, cette réponse a-t-elle encore toute sa pertinence ? Ne s’agit-il pas d’un projet du passé et d’un projet dépassé ?.. même si l’on peut valablement s’interroger sur le devenir à long terme de cette emprise foncière collective en plein espace rural,

S’agit-il de libérer coûte que coûte l’emprise foncière de Nantes Atlantique pour permettre enfin l’extension de l’agglomération nantaise vers le sud, trop hypertrophiée au nord de la Loire ? L’une des vraies raisons, la plus importante, semble être là, et on la comprend bien ; mais elle élude à la fois la question d’Airbus Industrie et la possibilité d’une extension du site actuel vers le sud avec, au besoin, la création d’une deuxième piste orientée Ouest-Est.

S’agit-il d’un problème juridique ?

L’affirmation récente que « l’État est parfaitement dans son droit » renvoie en effet à la signature, trop hâtivement provoquée, du contrat de concession avec VINCI Airports. Elle confirme que, juridiquement, chacune des deux parties est dans son bon droit et est désormais tenue de respecter les engagements signés pour réaliser le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ; mais en l’absence de consensus, elle ajoute une pierre supplémentaire à l’impasse. Le contrat de concession peut-il être modifié ?

En termes de transports et de planification des déplacements, les réponses aux questions posées ne plaident pas en faveur de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et posent à la fois un problème de pertinence au regard des besoins de déplacements, et un problème de démesure, voire de luxe au regard des moyens disponibles. Réexaminer en profondeur la situation semble nécessaire. L’optimisation de l’aéroport actuel peut être une solution sous réserve de tenir compte des aspects d’urbanisation sensibles aux aménageurs de l’agglomération, des volontés de développement aéroportuaire (quitte à ajouter, si réel besoin, une deuxième piste, située selon la suggestion d’un cabinet de Delft) et des engagements vis-à-vis d’un concessionnaire qui, lui aussi, est dans son bon droit (transfert de site).

Au vu de perspectives de déplacement non efficaces, de l’état des finances publiques, de la faiblesse des moyens, des dépenses non affichées à ajouter obligatoirement, et de ce que le citoyen devra supporter tôt ou tard, est-il possible, en gardant un peu de bon sens et de raison, d’éviter de s’engager dans une profonde erreur d’aménagement ?

Jean Varlet

Jean Varlet est d’origine angevine. Il est professeur des Universités, géographe, à l’Université Savoie Mont Blanc.

Président (2000-2012) de la Commission de Géographie des Transports du Comité national français de géographie.


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