La Pologne n’est pas à l’abri d’une dérive fasciste

mardi 9 février 2016.
 

Le 26 octobre 2015, le parti nationaliste et conservateur Droit et Justice (PIS) avec 37,5 % des voix a obtenu 51 % des sièges au Parlement. Après huit ans passés dans l’opposition, il peut gouverner seul.

Dans un élan de sagesse politique, lors de la soirée postélectorale, le leader de PIS Jaroslaw Kaczynski avait déclaré que son parti s’engageait à réparer la République en laissant de côté toute tentative de vengeance. Les événements des dernières semaines n’ont pas manqué de contredire ces déclarations. La vraie crise politique, se poursuit depuis début décembre autour de la nomination des juges du Tribunal Constitutionnel, puis au sujet de la modification de la loi sur les compétences du Tribunal, adoptée par le Parlement et le Sénat polonais juste avant Noël. En s’attaquant à cette institution, PIS tente d’éliminer toute entrave à la réalisation d’un projet politique de refondation de la IVe République polonaise dont le sujet souverain serait désormais la Nation, République qui ne serait pas issue de négociations avec les communistes comme ce fut le cas après la Table Ronde de 1989.

Une partie de la société polonaise manifeste dans les rues de Varsovie le 12 décembre. Le PIS réagit en organisant une contre-manifestation le 13 décembre. Deux jours de suite, deux Polognes ont exprimé leur opinion dans les rues de Varsovie.

Les deux Polognes, celle du 12 décembre et celle du 13 décembre

La manifestation du 12 décembre réunit 50 000 participants. Les rues de Varsovie sont remplies de personnes de tout âge, la majorité appartient à la génération « Solidarnosc » qui avait combattu contre le régime communiste et accepté le compromis historique de 1989, tirant un trait sur le passé au nom de l’unité nationale. Des élites artistiques, intellectuelles et des classes moyennes présentes, sont convaincues qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie et à l’ouverture de la Pologne à l’Ouest. Au-delà des craintes sur le non-respect de la Constitution, au vue de signes précurseurs d’un régime totalitaire dirigé par l’homme de l’ombre - Jaroslaw Kaczynski - les participants du 12 décembre brandissent les drapeaux polonais et européen, chantent l’hymne européen, contestent le refus du gouvernement d’accueillir les réfugiés syriens et plaident pour une Pologne tolérante. Les manifestants du 12 décembre expriment un patriotisme polonais opposé au nationalisme étriqué de PIS.

Lors de la marche du 13 décembre, Jaroslaw Kaczynski traite les marcheurs du 12 décembre de « communistes et voleurs ». Dans sa perspective, la Pologne était dirigée par des élites postcommunistes, corrompues, vendues au diktat de l’UE et aux corporations internationales. Jaroslaw Kaczynski qualifie les participants du 12 décembre de « mauvais genre », de « traîtres à la cause nationale », dont la traîtrise se transmet génétiquement : rhétorique tout à fait semblable à la langue de la propagande communiste. Pour gagner les dernières élections, le PIS adopte une stratégie populiste audacieuse en promettant de réparer une république pourrie par des élites enrichies et diplômées et de distribuer 500 zlotys à chaque enfant. Il est probable que les électeurs n’ont pas compris que le PIS leur proposait un choix entre pain et liberté. Pour de nombreuses familles modestes, c’est un choix cornélien. Dans les années 2007, l’électorat du PIS était connu sous le nom péjoratif de « bérets en mohair », symbole des personnes âgées, plutôt provinciales et ne comprenant pas les avancées modernes du pays. Il s’agissait de ces oubliés de la transition, qui en ont accepté le prix pour se retrouver ensuite sans emploi, sans protection sociale, sans Etat protecteur, condamnés à vivre en marge de la modernisation avec l’entre-aide et l’Eglise comme seuls recours. Ils participaient à leurs marches avec des slogans, xénophobes, homophobes et antisémites. Dopés par des années de ritualisation des nouveaux martyrs polonais morts à Smolensk, les manifestants du 13 décembre exprimaient des sentiments anti-communistes et anti-libéraux. Il est difficile de les qualifier de droite ou de gauche. Ils sont contre.

Une révolte des masses ?

En 1929, le sociologue espagnol Ortega Y Gasset publie « La révolte des masses ». Les masses se révoltent, dit-il, lorsque les élites n’assument plus leur rôle de guide. Depuis plusieurs années, la situation polonaise évolue dans cette direction. Les formations politiques au pouvoir depuis 1990 ont été portées par un grand récit, fondé par le mythe de Solidarnosc qui a emporté une victoire sur le communisme et permis la destruction du mur de Berlin, puis par le projet de l’intégration européenne. Dès lors que ce projet est réalisé, un nouveau récit est difficile à élaborer. Le trait de génie du PIS a été de s’emparer de la catastrophe de 2010, d’instituer des pratiques de deuil permanent et de construire le récit et le programme politique d’un nécessaire règlement de comptes avec le passé. Il passe par un changement de Constitution, punition de collaborateurs du communisme, contrôle de médias l’imposition d’une morale nationale. Le fascisme est la prochaine étape.

La révolte des masses incarnée et idéologisée par le PIS visualise la contradiction majeure des démocraties occidentales dans lesquelles les activités législatives, l’affirmation des droits civiques abstraits s’accompagnent d’une perte de vue des gens « ordinaires ». Pire, ces derniers sont rendus coupables de leur incapacité à se rendre utiles, performants et efficaces. On peut penser que cette révolte des masses qui conduit à une forme d’autoritarisme politique et à une dictature populiste résulte des « politiques de non-reconnaissance » conduites un peu partout en Europe, selon la doxa néolibérale. Tous les fascismes européens ont commencé de la même façon : transformation d’un manque de dignité des masses populaires en fait politique pour retrouver la fierté nationale. On peut craindre que le fascisme qui a déjà pris une forme d’exercice de pouvoir et une méthode de gouvernance renaisse en Pologne.

Peut-être tout n’est-il pas encore perdu, mais il est probable qu’une partie du devenir de la démocratie européenne se joue actuellement en Pologne. C’est peut-être de la Pologne que viendra le changement, celui d’une voie médiane qui combine les notions d’équilibre budgétaire, de respect de la dignité de l’homme et d’une démocratie dans laquelle il est possible de vivre ensemble.

Ewa Bogalska-Martin est sociologue, professeur à l’Université Grenoble-Alpes, chercheur à Pacte-CNRS


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message