Citoyenneté, égalité, droit du sol, intégration

jeudi 18 février 2016.
 

Conseiller d’État honoraire, ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives, ancien sénateur et conseiller général des Hauts-de-Seine, il a été président de l’Association des juges de l’asile, membre du Haut-Conseil à l’intégration. L’auteur des « Que sais-je  ? » la Citoyenneté et le Droit d’asile (PUF) participera, samedi matin, aux Agoras de l’Humanité, à l’université Paris-VIII-Saint-Denis.

Forte abstention, recherche d’une figure autoritaire, replis communautaires et racisme, méfiance envers les partis politiques et les syndicats, etc. La citoyenneté invoquée pour juguler la crise politique a-t-elle aujourd’hui les ressorts nécessaires  ?

Anicet Le Pors Vous évoquez là une série de symptômes de la décomposition sociale dans laquelle nous nous trouvons. Celle-ci a un sens. Il s’agit d’une nouvelle mutation de l’humanité qui, pour les sociétés développées comme la nôtre, a connu successivement  : la sécularisation du pouvoir politique à partir de la fin du Moyen Âge, l’autonomisation de l’appareil d’État sous l’éclairage des Lumières, la conquête du pouvoir d’État dans les luttes sociales du XIXe et du XXe siècle guidées par la raison mais donnant finalement naissance à des constructions totalitaires inspirées par des religions séculières dévastatrices. Tout cela s’est effondré à la fin du dernier siècle, laissant le champ libre à un libéralisme destructeur des bases de l’intérêt collectif. Sortant d’un siècle « prométhéen », il n’est donc pas étonnant que nous nous trouvions aujourd’hui en « perte de repères » car, comme l’a écrit Ernst Jünger  : « Pendant la mue le serpent est aveugle. » D’autres sociétés dans le monde ont connu d’autres expériences, mais je pense que l’époque à venir sera caractérisée par un processus général de bipolarisation  : individuation-mondialisation. Dans votre « Que sais-je  ? » la Citoyenneté (PUF, 2011), où vous abordez ce concept sur un temps long, vous parlez d’une « généalogie discontinue »   ?

Anicet Le Pors L’individuation que je viens d’évoquer remet la citoyenneté au premier plan de la réflexion politique. Au cours des vingt-cinq siècles passés, en effet, la citoyenneté a connu des acceptions différentes qui ont concouru à son enrichissement. La démocratie athénienne nous a légué la notion de démocratie directe. Rome a consacré la règle de droit et fait de la citoyenneté un moyen d’assimilation des populations de l’Empire. Le développement des cités commerçantes et la Renaissance ont puissamment œuvré en faveur de la liberté par la connaissance. La Révolution française proclame  : « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie  ! » Les deux derniers siècles enrichiront le concept dans les luttes pour la République, le socialisme et la sortie de l’emprise de la religion.

La Constitution de juin 1793 définit la citoyenneté. Est-elle la définition la plus pertinente  ?

Anicet Le Pors Je ne pense pas qu’il faille donner une définition de la citoyenneté, une définition enferme. La citoyenneté est une création continue. Il vaut mieux, à mon avis, poser une problématique qui permette son analyse au cours du temps. Face aux problèmes d’aujourd’hui, il me semble utile de citer l’article 4 de la Constitution de 1793 : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis  ; — Tout étranger âgé de 21 ans accomplis qui, domicilié en France depuis une année, — Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard – Tout étranger, enfin, qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des droits des citoyens français. »

Selon vous, la citoyenneté repose sur un « triptyque valeurs-exercice-dynamique » . Pouvez-vous en quelques mots présenter chacune de ces dimensions  ?

Anicet Le Pors La citoyenneté est un concept fédérateur. D’abord, il n’y a pas de citoyenneté sans finalités  : valeurs, principes, utopie, rêve d’avenir partagé. Ensuite, il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif et moyens le permettant. Enfin, il n’y a pas de citoyenneté sans une dynamique inscrite dans l’histoire.

Vous dites qu’il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, sans finalités, que vous appelez une « pleine citoyenneté » . Écartez-vous une vision reposant uniquement sur les droits  ?

Anicet Le Pors J’aurais pu retenir simplement « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais cette belle devise ne se traduit qu’imparfaitement en règles de droit. La fraternité ne se décrète pas. La liberté doit être réglementée mais non excessivement contrainte ainsi que le souligne l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui… (les) bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » C’est pour ces raisons que j’ai retenu comme valeurs cardinales  : une conception de l’intérêt général, une affirmation du principe d’égalité, une éthique de la responsabilité.

Il s’agit de garantir l’intérêt général. Comment  ? En quoi la question du service public est-elle capitale  ?

Anicet Le Pors Tout d’abord, le concept d’intérêt général est une notion faussement simple. Elle a eu, tôt dans notre histoire, un caractère éminent, politique  ; elle n’est pas la somme des intérêts particuliers, conception dominante au sein de l’Union européenne. Le service public en est l’opérateur. Les mots « service public » apparaissent dans les Essais de Montaigne en 1580, mais sa théorisation en sera opérée par l’école de Bordeaux à la fin du XIXe siècle. Le service public a connu une extension remarquable. Il est aujourd’hui dénaturé sous la pression de l’économie de marché qui creuse les inégalités, la régression de la loi face au contrat, la politique d’austérité, mais aussi l’abandon d’une condition essentielle  : l’existence d’une propriété publique étendue, cohérente, base matérielle vitale pour une affirmation politique conséquente de l’intérêt général. « Là où est la propriété, là est le pouvoir », disait-on dans les années 1970. Les capitalistes, eux, savent que c’est toujours vrai.

L’égalité est un des principes fondateurs de notre démocratie. Sans la citoyenneté, parviendrait-elle à se confronter à la réalité  ?

Anicet Le Pors C’est en effet une composante majeure de la citoyenneté. Mais le principe d’égalité ne peut se contenter de sa seule formulation juridique. Le principe doit prendre en compte les différences de situation et les impératifs d’intérêt général, ce qui ouvre le champ des actions positives. C’est ce principe qui fonde l’exigence de parité femmes-hommes dans tous les domaines  ; qui est à la base du modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol et l’égalité des individus, contre le modèle établi sur le droit du sang et la reconnaissance juridique des communautés.

La constitutionnalisation de la déchéance de nationalité ne risque-t-elle pas de mettre à bas ce principe d’égalité  ? Et peut-on garantir la pleine responsabilité du citoyen dans un système politique sous « état d’urgence permanent »   ?

Anicet Le Pors Tout individu a droit à une nationalité et il ne peut en être privé selon la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Si les citoyens sont responsables devant la société, celle-ci a des responsabilités vis-à-vis de chacun d’eux, quel qu’il soit, au nom du principe d’égalité. La France ne peut se dérober à cette responsabilité. En outre, la constitutionnalisation de l’état d’urgence va avoir pour effet de renforcer le caractère autoritaire et présidentiel des institutions de la Ve République. La mise sous contraintes des citoyens (déplacement, manifestation, réduction des garanties juridiques, etc.) réduit leurs libertés, méprise leur responsabilité, est une atteinte grave à la citoyenneté.

Vous soulignez l’« exigence de responsabilité » pour être libre. Comment y parvenir ensemble  ? Grâce à la laïcité  ?

Anicet Le Pors Cette responsabilité repose avant tout sur l’idée que ce sont les citoyennes et les citoyens qui établissent les règles de la vie en société  : c’est le principe de laïcité qui le leur permet. À l’instar des conceptions dominantes au sein de l’Union européenne, il tend à être réduit à la liberté de conscience, tandis qu’est négligé cet autre principe posé par la loi de 1905  : la neutralité de l’État, qui doit être fermement respectée. Il y a bien un problème de laïcité en France. Pourtant, aucune proposition tendant à sa pleine restauration – application du droit commun en Alsace-Moselle, création d’un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, etc. – n’est actuellement revendiquée. La citoyenneté en est affaiblie d’autant.

La France est cette « nation fortement politique » où s’est affirmé le principe de citoyenneté au travers de la production philosophique et de grandes manifestations collectives. Pourquoi les expériences les plus intéressantes semblent aujourd’hui se passer ailleurs  ?

Anicet Le Pors Je n’ai aucune raison de penser que l’avenir est ailleurs. La citoyenneté fait partie de notre conscience politique. C’est la citoyenneté dans l’entreprise qui est la plus déficiente et qui appellerait l’élaboration d’un véritable statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, convergeant avec le statut général des fonctionnaires qui couvre – c’est une exception française – le cinquième de la population active du pays. Par ailleurs, la démocratie locale dispose dans notre pays d’une assise solide aujourd’hui remise en cause par une réforme territoriale qui, pour reprendre les mots de Nicolas Sarkozy, privilégie les « pôles » et les « réseaux », mettant en cause à la fois le principe d’unité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales.

Comment relancer la citoyenneté démocratique  ? Cela passe-t-il par un changement institutionnel  ? La VIe République  ?

Anicet Le Pors C’est évidemment une question cruciale pour la citoyenneté. Je ne reprends pas à mon compte le slogan de VIe République qui est, à mes yeux, une facilité pour les trois raisons suivantes. Premièrement, c’est une proposition qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite  ; on ose espérer que ce n’est pas le même projet. Deuxièmement, l’examen méthodique des diverses variantes proposées révèle leur grave insuffisance. Troisièmement, il n’y a jamais eu, en France, de changement de République sans guerre ou révolution. Il n’y a pas de consensus aujourd’hui – à la rigueur de large majorité – ni pour récuser les institutions en place, ni pour en caractériser de nouvelles. Alors ne faudrait-il pas commencer par réfléchir et rechercher un accord sur quelques questions essentielles  : la garantie de la souveraineté, la nature du régime, les modalités de la démocratie directe, le mode de scrutin, la procédure parlementaire, le détenteur du pouvoir exécutif, etc. ? Mais prioritairement, bien que l’élection du président de la République au suffrage universel, clé de voûte de la Ve République, soit une atteinte majeure à la citoyenneté, sa suppression n’est pas franchement demandée, chacun se concentrant sur l’échéance de 2017.

Dans ce monde en conflits et confronté à des crises financière et écologique, la « communauté de destin » de l’humanité est-elle capable de faire émerger un projet émancipateur  ?

Anicet Le Pors La question de la citoyenneté se pose en effet aussi à ce niveau, au sein de la « métamorphose », pour reprendre la juste formule d’Edgar Morin. Si l’individuation peut être appréhendée à travers le perfectionnement de la citoyenneté nationale, en revanche, il est plus difficile d’anticiper, sur l’autre pôle, une mondialisation qui n’est évidemment pas seulement celle de la finance. Toujours, des hommes se sont proclamés citoyens du monde, mais ce n’est qu’en ce XXIe siècle que les conditions de cette émergence commencent à pouvoir être réunies. La problématique précédemment proposée permet d’identifier des valeurs universelles affirmées ou en gestation, de caractériser le développement d’interdépendances, de coopérations, de solidarités dans tous les domaines. La violence des réactions à cette modernisation témoigne de son inexorable nécessité.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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