USA : Bernie et ses critiques

dimanche 14 février 2016.
 

Les caucus de l’Iowa ont placé de manière inattendue Hillary Clinton et Bernie Sanders à égalité presque complète. De manière éhontée, le camp Clinton présente ce résultat comme une victoire, feignant d’oublier que Sanders, dans les premiers sondages, partait avec près de 50 points de retard. Durant les premiers mois de la campagne électorale, depuis le début de l’automne 2015, il a dû faire face à de très nombreuses attaques, de l’establishment, des grandes entreprises, des médias, bien sûr. Mais aussi, et cela n’est guère étonnant, de la majorité du parti Démocrate, de ses structures et de ses élus qui ne peuvent envisager la victoire d’un candidat progressiste, opposé à l’agenda des grandes entreprises. Après la primaire de l’Iowa, le 2 février, Hillary Clinton s’est senti obligée de « gauchir » son discours et le débat entre les deux candidats démocrates, en vue des primaires du New Hampshire, qui a eu lieu le jeudi 4 février, s’est résumé à « qui est le plus progressiste ? », Clinton semblant prête à reprendre certaines propositions de Sanders sur le salaire minimum ou la gratuité de l’éducation. A lui seul, ce glissement des thèmes de campagne est un révélateur de l’impact et du succès de la campagne de Bernie Sanders.

Mais de nombreuses critiques lui sont également portées, provenant de larges secteurs de la gauche radicale. Nous avons choisi de publier ici un article rédigé par une militante américaine, engagée dans le mouvement syndical enseignant, qui revient sur ces critiques et sur les responsabilités politiques de la Gauche radicale américaine dans cette période nouvelle.

L’impensable est en train d’arriver. Un socialiste auto-proclamé n’est pas seulement en train de mener la course des primaires démocrates, mais il pourrait même gagner. Pourtant, au fur et à mesure que sa popularité monte, qu’il met en avant des sujets qu’aucun candidat n’avait porté dans le débat public depuis des décennies, Bernie Sanders doit faire face à des critiques provenant de tous les secteurs de la gauche. Il est accusé de ne pas avoir de positions économiques assez radicales, de ne pas tenir compte des questions de race, d’affaiblir les chances d’élection d’une femme à la Présidence, de ne pas être éligible et d’ouvrir potentiellement la voie à une victoire Républicaine, et, enfin, de menacer le mouvement social en entraînant les progressistes vers le parti Démocrate.

Certaines de ces critiques sont, sans aucun doute, méritées. Sanders n’apporte rien qui s’approche d’une solution d’ensemble à la myriade de problèmes que rencontrent les pauvres et les opprimés, et certains points de son agenda politique sont réellement orientés vers le passé. Mais, si nous plaçons sa candidature dans le contexte des défis qui se posent à la Gauche, l’orientation de ses rivaux et l’incroyable enthousiasme qu’elle a suscité dans ce climat général de défaites, ces attaques provenant de la Gauche deviennent plus difficiles à justifier.

Quelques-unes sont habituelles. Bernie n’est qu’un social-démocrate. Il ne défend pas la socialisation des moyens de production, il ne cherche pas à démanteler l’empire américain, il a parfois été dans l’incapacité d’exprimer de l’empathie envers les minorités raciales, et bien sûr, ce serait mieux si Sanders était une femme.

Mais la politique est une question de contexte, et nous ne sommes ni en Europe ni en Amérique Latine. C’est un pays avec une longue histoire d’anticommunisme, peu de mémoire d’une gauche politique organisée, qui vient de subir trois décennies d’attaques soutenues, sans répit, contre la classe ouvrière. Et le fait est qu’aujourd’hui, après des décennies de retraites de la Gauche, la campagne de Sanders est entrée en résonnance avec les travailleurs dans tout le pays, et non pas malgré son emploi du terme « socialisme », mais à cause de celui-ci. Pensez-y un instant.

Bien sûr, il n’appelle à l’expropriation. Mais quand, pour la dernière fois, un candidat a-t’-il connu le succès en appelant à démanteler les plus grandes banques, à l’augmentation des impôts pour les plus riches et les entreprises, au déplacement des ressources vers un immense accroissement des dépenses sociales, à la création d’un système de santé universel, à la mise en place d’un système d’éducation supérieur gratuit, à la dépense de milliards de dollars en travaux publics et à l’augmentation du salaire minimum, national, à 15$ de l’heure.

Pas besoin d’une grande pénétration pour voir que tout cela est très éloigné du genre de transformations révolutionnaires que nous souhaitons. Elles ne sont pas sur la table. Toutefois, ce qui est remarquable, c’est que jusqu’à récemment, ni la vision, ni les propositions de Sanders n’étaient à cette table et que maintenant de larges secteurs de la population les partagent.

Bernie est un homme…

Des féministes libérales, comme Katha Pollitt et Gloria Steinem ont développé l’argument selon lequel Clinton devrait être soutenue parce que sa victoire serait celle du féminisme. Mais aucune des deux ne semble avoir d’opposition substantielle aux positions politiques de Bernie.

Dans un article de the Nation , « pourquoi je suis prête et excitée pour Hillary », Pollitt cite les trois raisons de son soutien à Clinton : en premier lieu, son éligibilité, en second lieu, il est temps pour les USA d’élire une femme, enfin Clinton « à l’opposé du Républicain qui battrait Sanders » travaillerait pour l’égalité de genre, en particulier grâce à des nominations progressistes à la Cour Suprême.

La première et la troisième raison de Pollitt sont identiques. Elles découlent toutes les deux de l’hypothèse que Sanders ne peut pas gagner. S’il le pouvait, alors le rôle supposé de Clinton dans la nomination de juges ou l’usage du pouvoir exécutif dans des buts progressistes n’aurait plus d’importance, car Sanders serait à même de faire aussi bien, ou mieux encore. De plus, l’argument de l’éligibilité est remis en question depuis que Pollitt a rédigé son article en juin dernier. De nombreux sondages montrent Bernie vingt points devant ses poursuivants républicains.

Ce qui ne laisse que l’appel à élire une femme, une position partagée par Steinem, qui a avancé l’étrange théorie selon laquelle la raison pour laquelle les femmes progressistes s’opposent à Clinton est la jalousie sexuelle. Alors qu’elle faisait campagne pour Clinton, en 2008, Steinem en est arrivée à la conclusion que les femmes blanches éduquées avaient souvent « des vies maritales précaires et inégales » et qu’ainsi elles jalousaient Clinton « parce que leurs propres maris n’avaient pas partagé le pouvoir avec elles ».

Steinem ne développe pas l’idée selon laquelle ces femmes pourraient s’opposer à Clinton à cause de son militarisme, de sa politique d’immigration, de ses hésitations sur l’avortement ou de l’impact désastreux de sa « réforme » sociale sur les femmes de la classe ouvrière.

Pollitt et Steinem sont des progressistes de longue date et elles sont pleinement conscientes des divergences politiques entre Clinton et Sanders. Mais pour elles ces divergences doivent être subordonnées à la tâche d’amener une femme à la Présidence. On nous demande d’être excitées à l’idée d’élire une candidate qui partage l’agenda des grandes entreprises…

Oui, le « symbole compte » comme nous le rappelle Pollitt, mais dans cette circonstance, il est mis en avant aux dépens de questions importantes avec des conséquences directes sur la vie des femmes des classes populaires. De telles positions mettent en évidence un aveuglement devant la dimension de classe des orientations de Clinton, tout cela au nom du féminisme.

Bernie réduit tout à la question sociale…

Les critiques faites à Sanders pour son aveuglement supposé aux questions du racisme ont été nombreuses, et on peut porter à son crédit le fait qu’il y a répondu beaucoup plus soigneusement que n’importe quel autre candidat. Le coup le plus récent est venu de Ta-Nehisi Coates, qui réprimande Sanders pour son refus de soutenir la politique des réparations ( qui seraient versées aux victimes du racisme et à leurs héritiers, NdT) et pour ses propositions de transformations structurelles indépendantes des questions raciales.

Coates fonde son argumentation sur un appel moral à des réparations sans se préoccuper d’expliquer comment quelque chose comme un paiement en une fois de ces réparations pourrait résoudre les questions du racisme institutionnel ou pourquoi ce serait plus efficace pour améliorer la situation des Noirs Américains que les réforme soutenues par Sanders. Coates dénigre les initiatives de Sanders, comme un salaire minimum plus élevé ou un collège gratuit, car il pense que le racisme institutionnel garantit aux blancs de toujours être les premiers bénéficiaires de toute initiative universelle.

Cet argument est terriblement biaisé. Il ignore le fait que la grande majorité des travailleurs qui seraient tirés de la pauvreté par l’augmentation du salaire minimum ne sont pas des blancs. De la même manière, Coates ne tient pas compte des études qui montrent que l’écart de salaire entre noirs et blancs s’amenuise avec le niveau d’études, diminuant ainsi le privilège des blancs, alors que l’écart de salaire entre les noirs sortants du collège et ceux sortant simplement de l’école est beaucoup plus grand que chez les blancs. Ce qui démontre que les bénéfices d’un collège gratuit seraient extrêmement importants et seraient majoritairement orientés en direction de la classe ouvrière noire.

Quoi qu’il en soit, le succès des critiques de Coates envers Sanders est frappant. Coates se fait le porte-parole d’une constellation politique pour laquelle les questions de classe sont considérées comme une diversion à l’encontre des questions de race, où les politiques raciales sont opposées aux politiques de classe, au lieu d’être considérées comme complémentaires dans la lutte pour la justice sociale. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce que soutient Coates n’est pas une simple vision des politiques raciales, c’est aussi une vision de classe très particulière.

Bernie est un modéré…

Il n’est pas surprenant que Sanders soit attaqué par des proches du parti Démocrate traditionnel, des libéraux qui considèrent qu’il met trop l’accent sur les dynamiques de classe. Mais ce qui est réellement intriguant, c’est la réaction de certains radicaux. Ils s’opposent à Bernie non parce qu’il est différent de Clinton, mais parce qu’il n’est pas assez différent, pas assez à gauche. Ils le souhaiteraient plus radical sur la restructuration de l’économie et ils l’interrogent à juste titre sur ses déclarations de politique étrangère.

Et par-dessus tout, ils se demandent pourquoi un vrai socialiste irait concourir sur un ticket Démocrate. N’est-ce pas le parti où les mouvements vont pour mourir ? Ils craignent que des militants engagés soient rabattus vers le parti Démocrate. Ils s’inquiètent du fait que, si Sanders est vainqueur, il ne soit pas ou ne puisse pas être différent des autres Démocrates, mais qu’il ait causé la démobilisation d’une génération de jeunes s’engageant à gauche.

Le problème de cette analyse n’est pas qu’elle soit fausse, mais que par bien des aspects elle soit apolitique. La question n’est pas de savoir si Bernie peut être critiqué sur ses positions économiques ou de politique étrangère. Bien sûr qu’il peut l’être. La question est de savoir si cette campagne donne une ouverture à la Gauche pour sortir nos orientations d’une position marginale. Nous devrions être enthousiastes devant cette opportunité offerte par un candidat présidentiel qui captive l’imagination de dizaines de millions de personnes en attaquant les élites des puissants et leur système politique.

Ma réaction personnelle face à Sanders découle en partie du fait d’avoir été politisée dans un contexte très différent. En tant que militante étudiante en Inde, j’appartenais à une organisation de gauche qui avait été élue à la direction du syndicat étudiant de mon collège. Notre organisation était apparue comme un petit corps insurrectionnel dans un campus traditionnellement à droite. Nous étions peu nombreux et notre orientation politique faisaient de nous définitivement des aberrations. Mais nous étions décidés à nous organiser et à croître.

En y repensant, spécialement en comparaison avec la gauche radicale américaine, je vois maintenant que l’état d’esprit politique que nous tenions pour acquis provenait d’un contexte politique plus large dans lequel la Gauche jouait un rôle significatif. Nous comprenions bien sûr qu’être de gauche impliquait de faire plus d’effort pour affûter continuellement nos analyses politiques afin de contenir nos plus puissants ennemis. Mais nous savions également que faire de la politique signifiait nous adresser à un grand nombre et que cela nous incombait, si nous souhaitions demeurer pertinents et efficaces. Nous savions cela, précisément parce que nous étions la Gauche, que c’était important.

Il semble que des dizaines d’années d’isolement ont fait oublier à l’extrême-gauche américaine un principe cardinal de la lutte politique : il est fondamental de s’engager dans un travail de masse, pas de se contenter de manœuvres dans un petit groupe d’extrêmistes qui pensent comme vous.

La campagne de Sanders pourrait bienvenue pour la gauche radicale car elle nous fournit une opportunité spectaculaire pour nous organiser. Des centaines de milliers de personnes viennent aux meetings et aux réunions parce qu’il a puisé dans un profond rejet de la classe dirigeante. Ils viennent parce qu’ils sont inspirés par ses railleries contre la prise du pouvoir politique par les grandes entreprises, ses critiques du système carcéral, ses appels à la mobilisation de la classe ouvrière. Il a fait rentrer le mot « socialisme » dans le lexique politique pour la première fois depuis des décennies.

Si vous êtes un militant, vous savez que les mots comptent, que les idées comptent, que transformer le bon sens populaire compte. J’ai entendu des critiques sur le fait que cette campagne ne mènerait pas bien loin, tant qu’elle ne s’appuierait pas sur une politique d’organisation en profondeur. Mais, même ainsi, cela ne serait-il pas mieux que rien ? Et cette politique d’organisation en profondeur, une tâche que la Gauche doit entreprendre, ne démarrerait-elle pas de manière plus favorable en s’appuyant sur la vague d’une campagne nationale contre le profit des grandes entreprises ?

Une partie de la gauche radicale rejette Sanders à la fois parce qu’il ne peut gagner et parce qu’il le peut. S’il perd et soutient Clinton, il aura rabattu des centaines de milliers de personnes vers le parti Démocrate. S’il gagne, il sera pieds et poings liés par l’establishment et donc pas différent de Clinton. Si Sanders l’emporte, il sera de première importance pour la Gauche de lui faire tenir ses promesses et de le pousser encore plus à gauche. Et s’il perd les primaires, je ne doute pas qu’il essaiera d’entraîner ses supporters vers Clinton. Mais cela entraînera-t’-il réellement un flot de socialistes vers le parti Démocrate ? Qui sont ces militants qui se laisseraient si facilement arnaquer ?

Bien sûr, certains tiendraient compte de son appel. Mais il faut être réalistes. La Gauche, telle qu’elle est, est si faible, si marginale pour l’instant, que le principal défi auquel elle doit faire face n’est pas la possibilité de perdre des membres au profit des Démocrates, mais bien de croître au point de pouvoir réellement compter, au poids d’avoir un poids social certain bien au-delà des campus ou de certaines structures syndicales.

En s’engageant dans cette campagne, les militants de gauche peuvent créer des liens avec des milliers d’Américains de la classe ouvrière qui sont écoeurés par la prise de contrôle du pouvoir politique par les grandes entreprises et qui ne sont pas rebutés par l’idée du socialisme. Il s’agit d’une occasion inestimable de croître et d’apprendre. Mais ce n’est possible qu’à travers un engagement militant.

En fin de compte, nous devons comprendre que ce n’est pas de Sanders qu’il s’agit. Il s’agit du mouvement politique créé par la campagne et de ses potentialités. La campagne politique de Sanders, contre le système (anti-corporate), en faveur de la classe ouvrière, qui a malgré tous les pronostics, déjà électrisé des millions de personnes. Que la Gauche décide de rejeter ou de tirer avantage de cette ouverture définira sa trajectoire dans le long terme.

Nivedita Majumdar. Article paru le 2 février sur le site de Jacobin ( www.jacobinmag.com). Traduction Mathieu Dargel.


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