Expliquer, est-ce excuser  ? En quoi Manuel Valls trahit les les valeurs de la république

samedi 20 février 2016.
 

"Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser", avait déclaré Manuel Valls lors de la cérémonie du souvenir des quatre victimes de l’attaque de l’Hyper-cacher porte de Vincennes le 9 janvier 2015.

- A) Un rappel à l’ordre antidémocratique par Bernard Lahire (sociologue)

- B) Un projet politiquement délétère  : la vérité officielle par Laurence De Cock

- C) Le credo des parvenus, bien-pensants par Willy Pelletier (sociologue)

- D) Le renoncement à toute transformation sociale par Robert Charvin Juriste

Par Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, Laurence De Cock, professeure, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie, Willy Pelletier, sociologue à l’université de Picardie, Fondation Copernic et Robert Charvin, juriste international ancien doyen de la faculté de droit de Nice.

A) Un rappel à l’ordre antidémocratique par Bernard Lahire Professeur de sociologie à l’ENS de Lyon

323821 Image 1En déclarant le 26 novembre 2015 en avoir « assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », et en réitérant par la suite le propos sous différentes formes, Manuel Valls n’a fait que reprendre un thème assez classique de la droite et de l’extrême droite. Un tel discours entend nous enfermer dans une seule et unique logique  : la traque et l’élimination de l’ennemi. On n’explique pas le « mal », on le désigne et on le combat. Le premier ministre ne s’adresse donc pas exclusivement aux chercheurs en sciences humaines et sociales en disant cela. Son propos n’est d’ailleurs pas d’une grande cohérence logique. Selon les cas, il distingue les « excuses » des « explications » (en les rejetant toutes les deux), il voit dans toute « explication » une forme d’« excuse », ou il admet la nécessité d’« analyser », tout en maintenant l’idée qu’« expliquer c’est excuser »… Ce qu’il voudrait, en fait, c’est que toute ­interrogation cesse et que tout le monde fasse bloc avec l’action du gouvernement (la fameuse « unité sociale »). Avant d’être anti-intellectualiste, ce genre de rappel à l’ordre est donc profondément antidémocratique, si l’on considère que la démocratie repose notamment sur la possibilité d’interroger, de discuter et de contredire les décisions du pouvoir. La liberté d’expression, tant invoquée et célébrée depuis les attentats contre Charlie Hebdo, n’est de toute évidence pas de mise lorsqu’il s’agit de la liberté d’interroger et de chercher à comprendre les conditions de possibilité et le sens des attentats.

Pourtant, les explications fournies par nos responsables politiques n’ont pas manqué depuis janvier, puis ­novembre 2015  : les terroristes auraient ainsi voulu attaquer un « mode de vie français », un « modèle culturel », des « valeurs », etc. Ce dont ils ne veulent pas, ce sont d’autres explications qui pourraient établir un lien entre « nous » et « eux »  : rappeler que les attentats ne frappent pas que la France, ni même l’Europe, mais aussi des pays arabes, souligner le fait que les jeunes recrutés pour accomplir les attentats sont des Européens et se demander comment, à la suite de quels parcours et de quels enchaînements de situations, ils ont pu en arriver là, poser la question de l’histoire de la politique étrangère de la France, et notamment de ses opérations militaires, tout cela fait ressurgir les relations d’interdépendance entre des réalités que l’opposition simpliste du « bien » et du « mal » aimerait pouvoir effacer.

Or, en rejetant toute explication autre que celles fournies par le pouvoir, Manuel Valls trahit doublement les valeurs de la République. Il s’en prend à la liberté d’expression, qui n’est pas que la liberté de se moquer ou de caricaturer, mais aussi celle de mettre en doute, de discuter et de chercher à comprendre. Il remet, par ailleurs, en question ce qui est au fondement de l’école comme lieu où se transmettent des connaissances et où l’on apprend à argumenter, à expliquer, à analyser, à commenter et à critiquer. De plus, il trahit les valeurs de la gauche à laquelle il est censé appartenir  : en rejetant plus précisément toute explication de nature historique, sociale ou culturelle, il refuse de considérer que l’état des choses puisse être réformable autrement que par des mesures policières et guerrières. Il nous enferme ainsi dans une logique de guerre, d’opposition entre le « bien » et le « mal », qui nous entraîne dans une spirale de la peur et de la violence perpétuelle.

B) Un projet politiquement délétère  : la vérité officielle par Laurence De Cock Professeure, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie

323821 Image 2D’abord on espère que la formule est une pâle erreur d’algorithme du fait des journées trop chargées des chargés de communication  ; une sorte de bug dans les éléments de langage. Puis il a bien fallu admettre que celle-là (« Expliquer c’est excuser ») n’était ni bévue ni plaisanterie puisqu’elle fut réitérée à plusieurs reprises, y compris devant un parterre de députés « iphonisés » et « androïdisés » qui constituent notre désormais bien triste Assemblée nationale. Les sociologues ont, à ­raison, riposté contre cette incongruité d’imaginer une société dont on ne pourrait expliquer les (dys)fonctionnements sans apparaître comme les avocats naïfs de causes perdues. Mais pour les pédagogues, dont je suis, l’énoncé est encore plus grotesque. Et même, disons-le, il suffirait à lui seul à disqualifier l’ensemble de la politique éducative d’un gouvernement qui ne cesse de plaider, à raison, pour la lutte contre les effets des handicaps sociaux à l’école et pour un énième rafistolage de l’ascenseur social. Or, tout pédagogue sait instinctivement ou apprend (du temps où l’on apprenait à enseigner) qu’il est impossible, voire dangereux, de prétendre asséner des vérités sans les ­expliquer, aussi terribles soient-elles à accepter.

En histoire, nous sommes amenés à rendre compte d’un certain nombre de désastres passés qui ne sont malheureusement pas inhumains – trop facile  ! – mais désespérément humains, car le passé regorge d’horreurs, est-il besoin de le rappeler ? Or, il en va de notre mission de restituer les mécanismes qui mènent à des dénouements sordides  ; non pas pour le fameux « plus jamais ça  ! », qui n’est qu’une autre incantation non opératoire, mais parce que l’intelligence des choses forge l’esprit critique, l’une des plus décisives vertus de l’engagement.

Ainsi en va-t-il par exemple de l’extermination des juifs d’Europe par le nazisme avec la complicité, notamment, de l’État français  ; ainsi en va-t-il également de la traite des Noirs et de l’esclavage   ; ainsi en va-t-il de mille autres séquences sombres et funestes de notre passé qu’il ne faut pas se contenter de regarder en face comme événements hors sol, obsolètes, périmés, ou comme anomalies, mais bien comme le produit d’un contexte où des hommes et des femmes ont choisi de sacrifier la morale et l’humanité sur l’autel de la haine, du racisme, du narcissisme viril, ou de la quête de profit… Liste non exhaustive. Il y a donc bien des mécanismes qui expliquent l’inexcusable, et fort ­heureusement. Il y a des processus historiques et sociologiques qui rendent possible – et évidemment non souhaitable – le basculement dans l’horreur. C’est aussi ce qu’il faut savoir regarder en face, expliquer et comprendre, dans le départ de jeunes Français(es) vers l’horizon apparemment aussi terriblement enchanteur que macabre de l’« État islamique ».

Empêcher cette intelligibilité n’est pas un simple aveuglement ou une erreur de logiciel de communication. C’est un projet politique. Celui de substituer une décision d’État  : « Il n’y a pas d’explication » à l’intelligence collective. Or, déposséder une société de l’intelligibilité d’elle-même est un dessein très dangereux qui vise à préférer le suivisme de masse derrière une vérité officielle quand il faudrait de toute urgence encourager la compréhension non pas seulement du symptôme apparent, mais de l’origine du mal. Ce que savent chercher et expliquer les sciences sociales, ce que doivent enseigner les pédagogues.

Et ce n’est pas un hasard si les uns et les autres sont ­désormais noués dans la même détestation du « sociologisme » et du « pédagogisme ». Car il y a dans ce mépris un projet politiquement délétère  : confisquer la possibilité d’une contestation d’un ordre dominant par la compréhension des conditions d’un véritable changement, et ainsi torpiller le socle démocratique du projet républicain.

C) Le credo des parvenus, bien-pensants par Willy Pelletier Sociologue à l’université de Picardie, Fondation Copernic

323821 Image 3En novembre, à l’Assemblée, M. Valls a dit  : « Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle. » Il l’a dit avant, il l’a dit après. Depuis, c’est un tollé. Pourtant, que M. Valls refuse toute compréhension sociologique est très compréhensible. Et sociologiquement excusable. M. Valls, homme de droite, ami des patrons, exprime juste ce qu’il est. Il énonce, avec l’assurance des puissants, les spontanéités liées à son histoire. D’autant qu’il n’a jamais cessé d’être flic et communicant  : un « premier flic » de France dont le premier emploi fut de communiquer pour Lionel ­Jospin. Et un « flic » n’a guère besoin de comprendre la production sociale de ceux qu’il arrête. Comprendre gênerait. Il a besoin de coupables, c’est tout. Un patron libéral doit-il « socialement » comprendre. Comment pourrait-il surexploiter  ? Quelques amis s’indignent que Valls n’ait aucune connaissance en sciences sociales. Ils ont tort. Valls obtint à 24 ans une licence d’histoire, étudiant médiocre et peut-être méprisé, comment s’étonner qu’il méprise les sciences sociales  ?

Il faut donc excuser M. Valls. Chargé d’imposer à la gauche et au pays une culture de droite, ce « self-made-man » qui ne croit qu’à lui et à ses intérêts est très cohérent. Depuis des siècles, les libéraux et « ceux qui ont réussi » s’enchantent de ce couplet obscène sur la responsabilité individuelle comme moteur des conduites. S’enchantent  ? Oui, car il justifie précieusement leurs privilèges et l’ordre du monde qui les avantage. Obscène  ? Oui, car l’idéologie du « libre choix » fait souffrir ceux qui galèrent déjà. « Aucune excuse ne doit être cherchée. » Les trajectoires, les positions et inscriptions sociales n’expliquent rien.

Traduisons. Les chômeurs sont des assistés, ils n’ont pas d’excuses, ils choisissent leur chômage. Ils pourraient diviser leur salaire par trois, bouger, quitter ceux qu’ils aiment, accepter plusieurs jobs à temps partiel, revendre leur maison (s’ils en ont). Les chômeurs sont coupables. Ils doivent avoir honte d’eux-mêmes. À l’école, les enfants des milieux ­populaires sont des fainéants, ils n’ont pas d’excuses. Si l’école les élimine, cela tient à leur paresse infinie. Ce n’est pas parce que l’école reproduit les codes culturels des classes dominantes, dont ces enfants sont si éloignés. D’ailleurs, que les grandes écoles recrutent quasi exclusivement des filles et fils des élites économiques et culturelles est pur hasard. Les enfants des milieux populaires doivent avoir honte d’eux-mêmes. Les syndicalistes qui bousculent les DRH sont coupables. Leur violence n’a pas d’excuses et n’est en rien l’effet de cette violence première, celle du licenciement, qui bousille une vie passée à trimer dur. Ils doivent avoir honte d’eux-mêmes. Les « sauvageons » ne le deviennent pas par hasard car dans les HLM où il n’y a rien, ils n’ont aucun espoir d’avenir et pas d’autre valorisation possible que leur héroïsation dans une bande. Ils doivent avoir honte d’eux-mêmes. Vous n’avez ni Rolex ni villa, pas d’amis célèbres, pas la taille mannequin, vous n’êtes pas en vacances aux Maldives, vous êtes vraiment trop nul, ce n’est pas votre inscription initiale de classe qui est en cause, ni votre destin de classe, c’est juste du laisser-aller individuel.

« Aucune excuse ne doit être cherchée… » Traduisons  : il n’existe que des individus libres qui choisissent librement  ; les personnes n’héritent ni de leur classe ni des cultures  ; certains sont méchants par choix libre, d’autres, par choix, sont improductifs, se plaisent dans la mollesse, ils ont ce qu’ils méritent… Si Marx n’avait pas appris combien « les dominants sont dominés par leur domination », nous en voudrions à M. Valls. À tort. La droite exprime toujours le credo des bourgeois ou des parvenus, méprisants et bien-pensants.

D) Le renoncement à toute transformation sociale par Robert Charvin Juriste international ancien doyen de la faculté de droit de Nice

323821 Image 0Réagir à ce qui n’est qu’un slogan (opportuniste et électoraliste) est faire beaucoup d’honneur à son auteur. Cette ­formule simpliste révèle l’inexcusable inculture de ceux qui, au sommet de l’État, osent dire n’importe quoi pour en faire un thème propagandiste. Elle témoigne de la remarquable incapacité des « dirigeants » à intégrer les apports des sciences sociales, inconnues de politiciens préoccupés de leur seul maintien au cœur de la « France d’en haut ». Pour la gauche soumise, le savoir n’a pas sa place dans la pratique gestionnaire. Elle manifeste non seulement que la « pensée » rustique et vulgaire dont Nicolas Sarkozy s’est fait le champion a fait des émules « socialistes », mais que le refus de savoir est une vertu politique  !

La « culture de l’excuse » est en effet un non-sens. La formule signifie que comprendre le pourquoi d’un acte ou d’un fait les rend intelligibles, c’est mécaniquement conduire à la déresponsabilisation. La méthode suivie par Sarkozy dans son discours de Dakar sur l’Afrique. Peu importent les origines coloniales et l’exploitation actuellement subie que nul ne peut sérieusement contester.

Nombre de membres de l’« élite » qui exerce son hégémonie sur la société sont-ils pour la plupart responsables méritants de leur position privilégiée ou sont-ils des héritiers, des manœuvriers habiles, des affairistes de talent, des opportunistes patentés ou des aventuriers chanceux  ? Les chômeurs n’ont-ils aucune « excuse » alors que les fluctuations des économies mondiale et nationales, elles-mêmes résultats d’un système absurde, expliquent les taux de croissance, le niveau des investissements et leur impact social  ! Le nazisme a des origines géopolitiques, sociales, économiques et culturelles. Découvrir ses fondements n’est pas l’« excuser ». Au contraire, sans connaître ses fondements réels, il reste incompréhensible. Son explicitation permet de mieux combattre ses réminiscences actuelles.

Il faut beaucoup d’audace pour accuser d’une sorte de complicité avec le terrorisme islamiste ceux qui dénoncent les alliances nouées par les États-Unis et leurs alliés avec la mouvance islamiste de l’Afghanistan à la Syrie, via la Libye, l’Égypte, le Yémen, etc. Contre les progressistes et le nationalisme arabe, tout était « bon »  ! Faire le procès des terroristes sans faire celui de ceux qu’ils ont longtemps assistés avant qu’ils ne se mettent « à leur compte », ce n’est pas « excuser », c’est élargir le champ des « responsables », autrement dit des coupables  !

Ainsi, la formule « culture de l’excuse », au-delà de sa stupidité, a-t-elle une portée désastreuse  : elle est une manifestation d’obscurantisme ravageur condamnant le savoir social. Elle conforte la tendance néoconservatrice pour la remplacer par une sorte de pensée « Paris-Match béhachélisée », comme ironise Régis Debray  !

La volonté politique dominante semble être de vouloir faire des citoyens des imbéciles fonctionnant à la seule émotivité, marchant aux mots d’ordre élémentaires, perdant toute lucidité. Même le pouvoir le plus brutal (ce que le nôtre tend à devenir progressivement) est fondé sur des croyances  ; or, nos gouvernants et les grands médias, tous sur le même « air du temps », produisent des croyances simplistes, primaires.

Ils incitent au refus d’admettre que les hommes et leurs œuvres sont des réalités contradictoires et complexes  ; ils fabriquent un imaginaire politico-culturel par ­l’invention de formules creuses qui « font mouche » pour compenser leur incapacité à résoudre les problèmes et pour pérenniser un système dont la seule logique est l’argent… jusqu’aux prochaines élections.

Cet obscurantisme dominant fait mine de croire aux « évidences », au « bon sens », à une seule « vérité » universelle. Il dénonce le sectarisme religieux, mais manifeste un dogmatisme primaire par ses fausses certitudes médiatisées en boucle  ! Il convient donc d’expliquer les comportements de François Hollande, Manuel Valls, Emmanuel Macron et les autres pour dévoiler leurs objectifs de destruction de toute la gauche par leur pratique systématique d’insertion dans un système d’inégalités forcenées. Ces explications ne les excusent pas, bien au contraire.


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