Sociétés pétrolières, pouvoir politique, mépris des règlementations et boues dévoreuses à Java en Indonésie

dimanche 23 août 2015.
 

On a parlé d’un volcan, mais c’est un lac, un immense lac de boue qui s’étend à vos pieds. De la boue comme vous n’en avez jamais vu. Noirâtre, compacte, visqueuse, brûlante, nauséabonde. Paisible par endroits, bousculée par de dérisoires tentatives de dérivation ailleurs, craquelée par le soleil lorsqu’on l’a laissée s’étaler et sécher en paix. Vorace, elle a déjà englouti près de cinq villages et une vingtaine d’usines en six mois, mais n’est pas rassasiée. Ici, un minaret émerge, témoin d’une vraie vie il y a quelques mois. Là où la boue est moins profonde, le premier étage de ce qui fut une maison bourgeoise continue de défier l’invasion. Plus loin, il ne reste d’une usine de montres, célèbre en Indonésie pour le meurtre, en 1993, de la jeune ouvrière Marsinah, coupable d’avoir organisé une grève, que quatre toits de tôle, comme flottants, sagement alignés.

Bientôt, eux aussi disparaîtront, inexorablement. Au-dessus d’un point identifié comme la source de la boue s’élève une haute colonne de fumée blanche : « De la vapeur d’eau, vous rassure-t-on. C’est que l’eau, là-dessous, est à plus de 100 degrés. Une énorme bouilloire ! »

« Lumpur » - la boue, en bahasa indonésien - est le nom du nouveau fléau qui s’est abattu sur Java. Le 29 mai, alors que la compagnie pétrolière locale Lapindo effectuait un forage exploratoire sur un gisement de gaz souterrain dans l’est de l’île, dans la conurbation de Surabaya, deuxième ville et poumon économique du pays, la boue a jailli tout près du lieu du forage, dans la municipalité de Sidoarjo. Les géologues ont identifié un « volcan de boue ».

Toutes les tentatives de le maîtriser ont jusqu’ici échoué et, parti d’un débit de 5 000 m3 par jour, le volume de boue crachée par le sol n’a cessé d’augmenter, jour après jour. Selon le professeur Indrasurya Mochtar, chef du département de génie civil de l’Institut technologique de Surabaya, qui travaille sur l’éruption de boue depuis le premier jour, il a atteint, fin novembre, 200 000 m3 par jour. « Une telle augmentation, constamment en évolution, rend toute prévision très difficile, constate-t-il, découragé. Pour la première fois depuis le début, je suis vraiment pessimiste. » Le 4 décembre, le ministre de l’environnement, Rachmat Witoelar, a justifié le pessimisme du professeur : « Cela pourrait durer des années, a-t-il reconnu. Nous ne sommes pas en mesure d’arrêter le flot. »

Sachant qu’un camion benne ordinaire contient 10 m3, il faudrait donc 20 000 camions pour transporter le volume de boue produit en une journée à Sidoarjo.

La boue, salée, corrosive, contient du sulfure d’hydrogène et des hydrocarbures, mais nul n’est très sûr de son niveau de toxicité. Quinze mille personnes ont déjà été déplacées, après avoir tout perdu.

Plus de 430 hectares sont envahis par la boue, autour desquels des digues ont été érigées pour la contenir, comme un barrage. L’autoroute Surabaya-Gempol, axe routier vital pour l’acheminement des matières premières du port vers les industries de la région dans un sens, et des produits exportables dans l’autre, a dû être fermée définitivement, lorsque la boue en a pris possession, le 25 novembre.

Tous les ingrédients d’une catastrophe sont réunis. Une catastrophe écologique, humaine, économique. Non pas que les catastrophes soient quelque chose de nouveau pour les Indonésiens : en deux ans, ils ont cumulé tsunami, tremblements de terre, éruption volcanique et attentats terroristes. Dans ce pays de 220 millions d’habitants, la vie continue, mais différemment. « Un tremblement de terre, un raz de marée, ça a un début et une fin, relève le professeur Indrasurya. Nous ne sommes pas habitués aux désastres sans fin. »

Mercredi 22 novembre, le désastre a tourné au drame. « Vers 16 heures, j’ai remarqué des fissures dans la digue, raconte Sukamto, le policier chargé de la surveillance de l’autoroute. Puis j’ai senti la terre bouger. Dans un périmètre de 20 mètres, le niveau de la boue montait et descendait. A 19 heures, la boue a débordé de la digue. A 19 h 20, la fissure était devenue un fossé, un camion est tombé dedans. En l’espace de dix minutes, un jet de boue a jailli, l’autoroute s’est fendue et une immense flamme est montée dans le ciel. »

Enfoui profondément sous le site, un gazoduc avait rompu sous la pression du sol, affaissé sous le poids de la boue au-dessus. Douze corps ont été repêchés, deux policiers n’ont jamais été retrouvés. « Presque tous ont été projetés en l’air par le souffle de l’explosion, puis brûlés en retombant dans la boue. » Les blessés, dont l’un vient de mourir, ont été atrocement brûlés par la boue. Sukamto a le calme des gens qui en ont trop vu ; il continue de surveiller ce site infernal où les curieux viennent en famille le dimanche, mais il est « très déçu par la compagnie nationale Pertarmina : deux semaines avant l’explosion, il y a eu une enquête et ils n’ont pas voulu réduire la pression du gaz ». Ce que Sukamto ne sait pas encore, c’est que, moins d’une semaine après l’explosion, le gazoduc sera réparé : aujourd’hui, le gaz circule à nouveau sous le barrage de boue. Le même accident peut donc se reproduire ? « Bien sûr, reconnaît un expert local. Mais quelle est l’alternative ? 250 usines dépendent de ce gazoduc ! La voie ferrée le long des digues, les wagons-citernes pleins de pétrole, les pylônes électriques au milieu de la boue, est-ce raisonnable ? Non, évidemment ! » Le gazoduc aussi doit être détourné. Quand ? Nul ne le sait.

Plusieurs des 500 familles supplémentaires évacuées à la suite de l’explosion ont trouvé refuge au marché de Porong, où les autorités ont installé un camp provisoire. Couché à même le sol avec sa jeune femme et leurs deux petites filles, Agung Wahgu Saputra, 28 ans, employé de la fabrique de cigarettes proche, explique qu’il avait l’intention de partir depuis longtemps mais n’avait pas d’argent pour louer une camionnette et déménager. Puis la boue est arrivée à Kedungbendo, son village, et elle s’est mise à monter. Il a fallu partir. L’armée les a transportés ? Agung sourit : « Les militaires sont partis lorsque la boue est arrivée... »

Les Javanais sont philosophes - ou fatalistes. Sarong de soie violette noué autour des hanches et « marcel » blanc immaculé, Sunoko, 55 ans, a été élu malgré lui chef du village de Besuki, en bordure des digues, ou de ce qu’il en reste : la digue a déjà cédé deux fois. La moitié du village est partie définitivement, explique-t-il en montrant les maisons vides bordées d’arbres aussi desséchés que si un bataillon de sauterelles s’était abattu sur eux. Sa femme et lui ont passé dix jours dans des abris puis sont revenus, en attendant de toucher une indemnisation. L’arrivée de la saison des pluies les inquiète. « C’est notre destin, sourit Sunoko. Bien sûr, on est en colère, mais comme personne ne nous écoute, que faire ? » Que faire ? Accroupi sous un arbre près des digues qui retiennent la boue, Darto, 50 ans, n’a plus que les yeux pour pleurer, et il s’en sert, essuyant ses larmes avec le foulard qu’il porte sur le visage, comme beaucoup de gens ici, pour atténuer l’odeur de soufre qui pique le nez et les yeux. A côté de lui, Darsono, 65 ans, s’en prend au président Yudhoyono, qui « parle mais ne fait rien. Il dit que ce sera bientôt fini, mais quand, quel mois, quelle année ? »

Que faire ? C’est aussi la question qui agite Basuk Hadimulyono, le chef de l’équipe nationale chargée le 8 septembre par le président de gérer le désastre, qui a installé son QG dans une suite de l’hôtel Somerset, à Surabaya. Dans la salle de réunion, le plastique protecteur recouvre encore les chaises bleues flambant neuves. Directeur au ministère des travaux publics, titulaire d’un doctorat de la Colorado State University, Basuki était à Atjeh le lendemain du tsunami, en décembre 2006 : « J’aime les défis », dit-il. Il est servi. Il a le ton rassurant des hauts fonctionnaires : si les deux puits de réparation (relief wells) qui tentent d’étouffer la source d’éruption de la boue à l’aide d’une boue plus lourde réussissent, « ce sera une première », dit-il fièrement, car cette situation est sans précédent.

Mais la confusion et l’imprécision des chiffres qu’il cite, loin de rassurer, inquiètent. Il a fait creuser un canal de dérivation pour déverser la boue dans la rivière voisine, la rivière Porong, qui se jette dans le détroit de Madura, avec l’espoir que tout cela soit évacué vers la mer. Mais, trop lourde, la boue se dépose dans la rivière Porong au lieu d’être entraînée par le cours d’eau. « Je voudrais ouvrir un canal de dérivation de plus et renforcer les digues avant la saison des pluies, dit-il. C’est une course contre la montre. Le problème, c’est que la pression sociale (comprendre : la résistance des habitants) nous ralentit. »

C’est qu’au bout de six mois l’invasion de boue, l’opacité de la compagnie pétrolière et l’impuissance de l’Etat finissent par avoir raison de la légendaire résignation javanaise. Des manifestations s’organisent. Le 5 décembre, Lapindo a fini par trouver un compromis avec les habitants sur le prix des terrains à indemniser.

Partout, alors que l’Indonésie prend tardivement la mesure du désastre, la colère monte contre Lapindo. L’explication désormais jugée la plus plausible sur l’origine du désastre, y compris par les experts de l’industrie pétrolière, est celle d’une erreur commise par Lapindo lors du forage : dans ce type d’opération, la tige de forage doit être « chemisée », c’est-à-dire revêtue d’un tubage qui l’isole de l’extérieur. Mais celle-ci ne l’était pas. Négligence ou volonté d’économiser quelques centaines de milliers de dollars ? Un document récemment publié a révélé que la société Medco, partenaire minoritaire de Lapindo avec la compagnie australienne Santos dans l’exploration de ce gisement, lui avait demandé en vain de prévoir un tubage.

Un autre élément permet de comprendre la lenteur du gouvernement : Lapindo est une filiale d’Energi Mega Persada (EMP), deuxième compagnie pétrolière indonésienne, qui appartient au groupe Bakrie. Qui contrôle le groupe Bakrie ? Aburizal Bakrie, ministre des affaires sociales, membre important du gouvernement. Discrètement, le groupe Bakrie a tenté, depuis septembre, de se débarrasser de sa filiale Lapindo en la vendant à des sociétés offshore, de Jersey puis des îles Vierges ; cette démarche a aussitôt été interprétée comme une tentative du groupe d’échapper à ses responsabilités. L’autorité des marchés d’Indonésie, appuyée par la ministre des finances, s’est fermement opposée à la vente, qui semble suspendue. Lapindo a estimé le coût du désastre, jusqu’ici, à 170 millions de dollars, mais, selon la banque UBS, il serait plus proche de 750 millions. Le ministre Bakrie, lui, reste muet et à son poste.

Dans toutes ses dimensions, la catastrophe de Sidoarjo est un concentré de l’Indonésie d’aujourd’hui : un contexte énergétique tendu, qui, poussé par une forte croissance de la demande, entraîne une politique intensive de forage, sans égard pour l’environnement. Une sous-estimation de l’ampleur du désastre pendant plusieurs mois. Une attitude flagrante de rétention d’information et de non-transparence de la part de la compagnie impliquée. L’incapacité de la société civile à s’organiser et la méfiance à l’égard de certaines ONG écologistes dont elle ne comprend pas le combat. Les experts étrangers venus donner leur avis n’accusent pas l’absence de compétences mais celle d’organisation, de capacité d’anticipation et de volonté politique. C’est la faiblesse de l’appareil d’Etat face à Lapindo, symbolisée par la double casquette du ministre Bakrie.

Voilà qui désespère Daniel Sparringa, sociologue à l’université d’Airlangga, à Surabaya. « Ce désastre est aussi un désastre social, dit-il. La démocratie ne se concrétise que si la société participe. J’espérais qu’à ce stade, huit ans après la chute de Suharto, les gens exerceraient leur pouvoir, pas seulement les élites. Or, là, la seule chose qu’ils peuvent demander, c’est de l’argent. Il n’y a ni transparence ni responsabilité. » A Djakarta, d’où il dirige KBR 68 heures, un réseau de 430 radios indépendantes à travers le pays, Santoso voit les choses plus positivement : pour lui, « cette histoire est à l’image du processus démocratique indonésien : un processus lent, non révolutionnaire, mais qui finit par produire des résultats. Dans le cas de Lapindo, des décisions cruciales n’ont pas été prises au début. Alors il faut maintenir la pression, de façon continue. »

Comme en écho, dans une petite maison basse de Surabaya qui abrite une fondation d’aide juridique, financée par l’Union européenne et le milliardaire philanthrope George Soros, un groupe de jeunes avocats prépare des poursuites judiciaires contre l’Etat pour manquement à ses responsabilités. Ils songent aussi à une action collective au nom des victimes. L’infrastructure juridique, disent-ils, leur offre toutes ces possibilités. Il ne reste qu’à changer les juges. Eclat de rire général : « Evidemment, on perd à chaque fois ! Mais ça ne fait rien, on recommence. »

Sur l’écran de son ordinateur, le professeur Indrasurya a élaboré les pires scénarios, comme l’inondation de la ville de Surabaya (trois millions d’habitants). Il a aussi fait une simulation graphique du barrage de boue qui déborde. Très graphique. La tache grise dévorant les zones habitées au fur et à mesure que le débit augmente est une vision d’horreur. A la fin de sa présentation, ce titulaire d’un PhD (diplôme de troisième cycle) de l’université du Wisconsin offre quelques recommandations. La dernière traduit toute l’impuissance des scientifiques : « Prier Allah que la boue cesse de jaillir. Inch’Allah ! »


Encart

Une catastrophe pour trente ans ? Phénomène géologique connu des spécialistes des zones pétrolifères, y compris à Java, les « volcans de boue » n’ont de volcanique qu’une éruption comparable à celle de la lave. Ce phénomène se crée lorsque des couches souterraines, mises sous pression par du gaz, remontent à la surface. Il peut en principe être maîtrisé par différentes techniques. Ces boues sont constituées de sédiments gonflés d’eau et de gaz.

L’éruption de Sidoarjo, vraisemblablement provoquée par un forage de gaz fait dans de mauvaises conditions à quelque 1 500 mètres de profondeur, est différente à la fois par son ampleur et par les caractéristiques uniques de la boue. « Au moment où elle est apparue, relève un expert occidental, on n’a pas eu idée de l’ampleur qu’elle pouvait atteindre. En réalité, une éruption de cette taille et dans une zone aussi peuplée est sans précédent. »

Selon Indrasurya Mochtar, de l’Institut technologique de Surabaya, il s’agit d’une boue visqueuse, compacte, qui, telle une gelée ou de la peinture épaisse, ne se décompose pas en eau et sédiments. « Le problème est que nous l’avons abordée comme de l’eau au début, dit-il, alors qu’elle ne s’écoule pas. » Les pompes utilisées pour la pomper, par exemple, se sont révélées totalement inadaptées.

Comme d’autres experts, cet universitaire considère que les tentatives de détournement de la boue par des canaux déversés dans la rivière proche qui se jette ensuite dans le détroit de Madura, non loin de Bali, sont une mauvaise solution : non seulement l’énorme volume de boue, contenant du sulfure d’hydrogène et des hydrocarbures, va tuer l’écosystème et les poissons, mais il risque aussi de bloquer la rivière et de provoquer, en saison des pluies, des inondations majeures.

Une mission de la section environnement du bureau des affaires humanitaires de l’ONU, venue en juillet à la demande du gouvernement indonésien, a également déconseillé cette solution.

Un organisme officiel indonésien a calculé que, si l’on laissait le volcan de boue de Sidoarjo s’éteindre naturellement, cela prendrait trente et un ans. Que faire de toute cette boue ? L’enfouir au fond de la mer est envisageable, à une grande profondeur, mais il faut l’y acheminer et les fonds marins à proximité de Sidoarjo sont peu profonds. Le gouvernement envisage d’en faire un marais au bord du détroit de Madura. Des barges de dragage pourraient charger cette quantité de boue, mais comment les faire venir jusqu’à l’intérieur des terres ?

Ancien ministre indonésien de la population et de l’environnement, Emil Salim, aujourd’hui engagé dans le combat du développement durable et la défense de la société civile, veut retenir au moins une leçon de ce désastre : « Ne plus autoriser d’opérations minières dans des zones aussi peuplées, interdire les forages à Java-Est, à moins d’avoir la certitude que l’on contrôle la technologie. »

Un archipel équatorien comme l’Indonésie, qui repose sur la ceinture de feu du Pacifique, « doit avoir une stratégie énergétique fondée sur un paradigme différent de celui des énergies fossiles », ajoute-t-il.

KAUFFMAN Sylvie


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