Comment sortir de l’impasse économique des politiques néolibérales  ?

mardi 10 mai 2016.
 

Anne Eydoux Économiste au Centre d’études de l’emploi et à l’université Rennes-II Frédéric Boccara Économiste, membre du conseil national du PCF Mireille Bruyère Maître de conférences à l’université de Toulouse et Christophe Ramaux économiste à l’université Paris-1-Sorbonne

La bataille de l’emploi par Anne Eydoux Économiste au Centre d’études de l’emploi et à l’université Rennes-II

L’évolution des mesures pour l’emploi traduit des choix de société. L’ambiance est à l’austérité. Mais à l’austérité sélective, à l’avantage des employeurs et aux dépens des salariés et des demandeurs d’emploi. Le projet de loi sur la négociation collective, le travail et l’emploi, suivant de vieilles revendications du Medef, entend ramener le Code du travail à des principes généraux, pour faire la part belle aux accords d’entreprise. S’y ajoute une série d’« assouplissements » concernant le temps de travail et la rémunération des heures supplémentaires (une nouvelle remise en cause des 35 heures), mais aussi les conditions du licenciement économique et les indemnités pour licenciement « sans cause réelle et sérieuse », désormais plafonnées en fonction de l’ancienneté du salarié. Ce projet réputé lever les obstacles à l’embauche ne permettra pas davantage que les « assouplissements » qui l’ont précédé (ruptures conventionnelles, accords de maintien dans l’emploi, etc.) d’inverser la courbe du chômage. Tout simplement parce que si les employeurs n’embauchent pas, ce n’est pas par crainte de ne pouvoir licencier mais parce que leurs carnets de commandes ne les incitent pas à le faire.

Le « plan d’urgence pour l’emploi » de janvier a pérennisé les dizaines de milliards d’euros d’« allégements » de cotisations sociales accordés aux entreprises sans contrepartie. Les dépenses en allégements de cotisations et autres crédits d’impôt pour les employeurs représenteront bientôt 40 milliards par an. Ces montants permettront sans doute de reconstituer les marges des entreprises. Ils n’inverseront pas la courbe du chômage, car ils ne remplissent pas leurs carnets de commandes. Les évaluations ont montré que les sommes en jeu sont exorbitantes au regard des (très modestes) effets sur l’emploi.

Deux poids, deux mesures. Les travailleurs vont perdre de l’argent avec la réforme du Code du travail  : baisse de la rémunération des heures supplémentaires et plafonnement des indemnités de licenciement illégal. Les demandeurs d’emploi aussi, avec le plan emploi. Ce plan leur fait l’obole d’un milliard d’euros pour des formations, plus quelques centaines de millions d’euros pour des contrats de professionnalisation.

Or, ces dispositifs sont financés par des mesures d’économies. Ainsi, la dégressivité des allocations de chômage, présentée comme une mesure d’incitation à l’emploi (comme si les demandeurs d’emploi ne voulaient pas travailler), vise en réalité à rééquilibrer les comptes de l’Unedic. Pousser à l’emploi en rognant les indemnités ne sert à rien si les emplois font défaut – et ils font cruellement défaut. Les demandeurs d’emploi vont juste s’appauvrir. Les politiques d’« assouplissement » du Code du travail, de baisse des cotisations ou de dégressivité des allocations ont déjà été tentées. Ce sont celles qu’on nous impose depuis trente ans. Au mieux, elles sont sans effet sur l’emploi. Au pire, elles creusent les inégalités. S’il faut réformer l’emploi, choisissons des mesures qui ont fait leurs preuves. Les 35 heures, dont la gauche curieusement ne revendique guère le bilan, ont créé des emplois à un coût raisonnable pour les finances publiques. Dans un contexte de croissance ralentie, réduire le temps de travail est raisonnable pour contenir le chômage et les inégalités. Mais il en faudra davantage. Changeons de modèle productif et créons les emplois dont l’économie et la société ont besoin. C’est le seul moyen de lutter contre le chômage en relevant les défis sociaux (logement, éducation, santé, justice, etc.) et environnementaux (transition écologique). La bataille est rude pour les pays d’Europe, qui doivent faire sauter le carcan de l’austérité budgétaire dans lequel ils sont enserrés. Elle en vaut la peine.

Utiliser l’argent autrement par Frédéric Boccara Économiste, membre du conseil national du PCF

« Sortir de l’impasse économique », c’est l’appel que nous avons lancé, avec de nombreux économistes. Car les difficultés de chacun empirent chaque jour et le monde est au bord d’une nouvelle crise financière et globale, peut-être plus grave que la précédente. Le sentiment prévaut de la catastrophe à venir, mais sans les moyens de la conjurer  ! Nous appelons ainsi à ouvrir un débat sur un plan de sortie de crise en trois volets  : « un nouveau pacte productif à la fois écologique et social », concernant de fait les entreprises et les services publics, « un programme de soutien à l’activité économique et à l’emploi » et une remise en cause des « règles néolibérales » de l’Union européenne. La France doit « proposer cette réorientation à ses partenaires ». Il faut un mouvement populaire citoyen pour une autre utilisation de l’argent. Car combattre le monopole culturel et de pouvoirs sur l’argent, utilisé pour le profit et l’accumulation contre l’emploi, le social, les dépenses publiques et pour spéculer, est au cœur des moyens d’en sortir.

Et passer sous silence le rôle des banques et de la BCE pour une issue, c’est ou bien faire preuve de l’ignorance la plus crasse, ou bien tromper le « bon peuple » avec des paroles pompeuses et des promesses grandiloquentes que l’on est décidé par avance à ne point tenir. Les idées néolibérales mènent à une impasse. La guerre sociale intérieure actuelle débouche sur une guerre antisociale et économique extérieure sans fin. Chacun cherche à exporter au détriment de l’autre en baissant ses coûts salariaux et en comprimant sa demande intérieure, de l’Allemagne à l’Espagne en passant par la France. Soutenir une tout autre activité et l’emploi et desserrer l’étau européen néolibéral sont nécessaires. Mais comment  ? La question est là. Il ne suffit pas d’une politique keynésienne « traditionnelle » de soutien à la demande, même amendée d’une orientation écologique.

Il faut une deuxième jambe  : celle de l’offre, la production. Et entre les deux, la finance et le crédit. Pour une autre production matérielle et de services, il faut combattre et dénoncer ce que font les banques et la BCE, en faire peu à peu des leviers décisifs d’une alternative réussie. C’est aussi une question de démocratie qui unifie les peuples de toute l’Europe. Il n’y a qu’à voir le début de succès de la campagne internationale « Quantitative easing for the people », ou encore la campagne trop tôt arrêtée sur le coût du capital. Car une issue réussie exige une autre efficacité productive et des pouvoirs sur les financements. Elle exige de contrer la croissance financière et faire reculer le coût du capital pour engager d’autres dépenses qui vont permettre une autre efficacité. Les banques et les entreprises doivent financer de nouveaux investissements matériels et de recherche à bas taux s’ils développent les salaires, mais aussi la formation, les emplois, et économisent les rejets et les consommations de matières. Une autre efficacité c’est aussi que la BCE appuie un développement massif des services publics, particulièrement pour développer les capacités de toutes et tous. Cela tirerait en outre immédiatement la demande.

Il y a trois urgences  :

- créer un fonds européen de financement des services publics nationaux et locaux, à taux zéro, financé par le quantitative easing de la BCE (1 500 milliards d’euros), intercalé entre elle et les États nationaux, et démocratique. Les traités existants le permettent  !

- utiliser et élargir le pôle public bancaire (dont la BPI) pour faire levier sur les entreprises, avec des pouvoirs démocratiques sur le crédit et sur les entreprises (utilisation de leurs crédits et profits).

- réformer, oui, le Code du travail, mais pour aller vers une sécurité d’emploi ou de formation où ce n’est pas le marché et le patron qui maîtrisent les mobilités, mais les gens pour un développement des personnes, appuyés par de nouveaux droits et pouvoirs et un service public de l’emploi profondément refondu.

Il existe des alternatives sociales et écologiques par Mireille Bruyère Maître de conférences à l’université de Toulouse

Le dernier projet de loi de la ministre du Travail dynamite les fondements du Code du travail et l’idée même que la dignité humaine prime sur les exigences économiques du capital. Ce projet de loi « terrible », pour reprendre une expression de Jean Jaurès au sujet des lois Le Chapelier, constitue sans aucun doute une rupture historique du Parti socialiste avec les aspirations du mouvement ouvrier qui l’a fait naître. Pour autant, ce projet de loi s’inscrit dans la continuité logique d’une série de politiques économiques mises en œuvre depuis plus de trente ans. Elles ont en commun de supposer que la crise économique et le taux de chômage trouvent leur origine dans la « rigidité » de l’emploi instituée par le Code du travail et la protection sociale. Pourtant, ces politiques de flexibilité du travail et de l’emploi n’ont produit presque aucune création d’emploi. Il faut être animé par un catastrophisme morbide pour désigner un taux de chômage oscillant autour de 10 % depuis trente ans et une précarité accrue comme une confirmation de l’efficacité de ces politiques de flexibilité. Même l’OCDE, célèbre relais pseudo-scientifique de cette doctrine, n’a jamais pu trouver la trace d’un début de corrélation statistique entre flexibilité et création d’emploi. Mais pourquoi alors continuer sur une voie qui montre clairement son inefficacité  ?

C’est certainement que la démocratie sociale et la citoyenneté des travailleurs sont devenues les nouveaux obstacles à abattre pour le capital. Si, avant les années 1980, l’accumulation du capital était garantie pas des institutions qui renforçaient la stabilité (des travailleurs, des conditions de financement des investissements et de la progression des revenus et de la demande), depuis et pour faire face au ralentissement de la croissance, les stratégies des grandes entreprises et les politiques économiques n’ont eu de cesse de développer la liquidité du capital et la flexibilité du travail. Ainsi, par l’automatisation et l’informatisation, le volume de travail diminue, et par le développement de l’individualisation et de la fragmentation des collectifs de travail, le travail devient de plus en plus difficile, voire dangereux. Les politiques de l’emploi viennent favoriser encore ces transformations en flexibilisant l’emploi, fragilisant le financement de la protection sociale et contrôlant les demandeurs d’emploi.

Pour sortir de l’impasse sociale et écologique, il faut donc d’autres politiques économiques.

Le défi majeur est alors de lutter simultanément et avec autant de force contre la rareté de l’emploi comme source d’accès à la protection sociale et contre la dégradation des conditions de travail. Il faut donc mener en même temps, d’une part, une réduction du temps de travail légal pour créer des emplois et développer une protection sociale de haut niveau et, d’autre part, inverser le rapport de forces dans les entreprises pour améliorer la qualité et le sens du travail et engager la transition écologique. Alors que les luttes ouvrières ont déjà permis par le passé d’obtenir des avancées dans la première direction, l’inversement du rapport de forces au sein des entreprises reste une lutte encore largement à construire. Elle est pourtant indispensable car, sans elle, une réduction du temps de travail et un développement de la protection sociale ont toutes les chances d’approfondir l’aliénation au sein des entreprises. Avec la crise actuelle qui associe enjeux sociaux et écologiques, on ne pourra plus contourner encore longtemps la question des droits de propriété des moyens de production. Il nous faut penser des alternatives à la mesure des risques majeurs qui s’annoncent, par le bas en favorisant l’émergence d’expérimentations de modes de production en commun fondés sur des principes de la solidarité et de la démocratie  ; par le haut en socialisant les secteurs les plus importants et en renforçant le rôle des syndicats et des usagers au sein des directions des autres entreprises.

Réhabiliter la dépense publique  : il y a urgence par Christophe Ramaux économiste à l’université Paris-1-Sorbonne

Le XXe siècle a été marqué par l’opposition entre capitalisme et communisme. La disparition de ce dernier avec la chute du mur de Berlin peut laisser croire que le monde vit dorénavant dans des « économies capitalistes de marché ». Cette idée est contestable  : elle gomme le poids considérable de l’État social (protection sociale, services publics, droit du travail, politiques économiques budgétaires, monétaires, des revenus…) dans nos économies. L’État social n’a pas seulement une dimension antilibérale, il a une dimension proprement anticapitaliste. Le capital domine sans aucun doute, mais il ne surdétermine pas tout, des sphères entières d’activité lui échappent.

Le néolibéralisme, depuis le début des années 1980, a rogné les différents dispositifs de l’État social de façon plus ou moins marquée selon les pays. L’État social n’a toutefois pas disparu. La dépense publique est plus élevée aujourd’hui qu’elle ne l’était au début des années 1980. En France, elle équivaut à 57 % du PIB en 2014 (contre 46 % en 1980). On se méprend souvent sur le sens de ce chiffre  : il ne signifie pas qu’il ne reste que 43 % pour le privé. En rapportant la dépense publique (1 226 milliards en 2014) au PIB, on la compare à une grandeur familière, ce qui n’est pas infondé, mais elle n’est pas une part du PIB (la dépense privée calculée à son instar équivaut à plus de 200 % du PIB  !). Bref, il serait parfaitement possible de l’augmenter sans nuire au privé.

La grande crise ouverte en 2008 a marqué la faillite du néolibéralisme, lequel n’avait tenu que par l’explosion des dettes privées. Les États sont intervenus afin que la grande récession ne se transforme en grande dépression. Mais l’Europe, dès 2011, alors que la reprise était à peine commencée, a fait le choix d’un nouveau tournant vers l’austérité. Les États-Unis (le Royaume-Uni a fait de même) n’ont pas hésité à pousser leur déficit public jusqu’à 12 % du PIB en 2009 et 2010, 5 % encore en 2014 (leur dette publique est passée de 64 % en 2007 à 105 % en 2014). L’économie est repartie et grâce à elle déficits et dettes se réduisent. La zone euro s’acharne, de son côté, alors que les taux d’intérêt sont très bas (négatifs même pour la France jusqu’à 4 ans), à réduire les déficits pour mieux au fond réduire la dépense publique. Par dogmatisme néolibéral mais aussi pour satisfaire certains intérêts privés. Le résultat est accablant  : elle s’enlise dans la stagnation. La dépression même, là où cette politique a été menée le plus loin  : Grèce, Portugal, Espagne, Italie.

Les effets multiplicateurs de la dépense publique (son effet sur l’activité globale) sont d’autant plus massifs que le privé, gangrené par la financiarisation, va mal. La consommation globale (1 700 milliards) représente 80 % de la demande globale et l’investissement lui-même (les 20 % restants) dépend d’elle. Or, la dépense publique soutient la moitié de cette consommation globale  : directement via la consommation des services publics (éducation, hôpital, justice, police…) produits par les fonctionnaires (390 milliards)  ; indirectement via les prestations sociales en espèces (retraites, allocations familiale ou chômage, etc., 430 milliards en 2014) et les « transferts sociaux en nature de produits marchands » (remboursements de médicaments et consultations de médecine libérales, allocations logement, etc., 128 milliards).

Les États sociaux sont essentiellement nationaux et le resteront (nul sens à créer des retraites européennes ou des enseignants européens…). L’Europe pourrait utilement contribuer à les fortifier et à les renouveler pour leur permettre d’assumer la transition écologique. Mais, depuis l’Acte unique de 1986, et cette tendance a été durcie avec l’introduction de l’euro, elle est principalement conçue pour les démanteler. Il est plus que temps de la remettre à plat.

Dossier de L’Humanité


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