Allemagne : Le moins-disant salarial et social du libéralisme nourrit une flambée de l’extrême droite

mardi 3 mai 2016.
 

La percée électorale de l’extrême droite en Allemagne dans les récents scrutins régionaux révèle l’extension du malaise au sein d’une société profondément ébranlée par les contre-réformes libérales engagées il y a dix ans.

Les sinistres créatures de la fracture sociale allemande

L’Allemagne est rattrapée par la contagion nationaliste qui se propage en Europe. Les nouveaux succès électoraux, enregistrés dans les scrutins régionaux du 13 mars dernier, confirment en effet l’irruption de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) dans le spectre politique. Le pays n’est plus épargné par ce phénomène devenu si menaçant chez son voisin méridional, dont il semblait encore préservé, il y a peu de temps. L’aiguisement du débat sur la question de l’accueil des réfugiés, qui a été jusqu’à nourrir des polémiques vénéneuses au sein du Parti chrétien-démocrate (CDU) de la chancelière, a naturellement constitué une aubaine pour les démagogues de l’AfD qui ont été ainsi placés, de fait, au centre du jeu politique au point de pouvoir y asséner tranquillement leurs surenchères xénophobes. Mais il ne faut pas s’y tromper, le succès de l’AfD est bien moins conjoncturel qu’il ne révèle l’ampleur d’un malaise qui ébranle aujourd’hui toute une société.

Au moment même du scrutin, de nouveaux signaux d’alertes économiques et sociaux retentissaient outre-Rhin. Le poison des réformes impulsées, il y a dix ans, par l’ex-chancelier Schröder s’est diffusé. Le pays est devenu l’un des plus inégalitaires d’Europe. Une large partie de la population s’est appauvrie ou précarisée. Durant ces vingt dernières années, les revenus des personnes appartenant aux « couches sociales » supérieures ont bondi quand ceux des salariés appartenant aux 40 % du bas de l’échelle se sont « contractés », soulignent plusieurs études. La belle image d’une population allemande prospère et bénéficiant d’un haut niveau de protection sociale n’est plus qu’une « illusion », relève l’économiste Marcel Fratzscher. Président du DIW, le grand institut de recherche économique de Berlin, ex-employé de la Banque centrale européenne, l’homme n’a rien d’un contestataire échevelé de l’ordre établi. Et pourtant son dernier livre (1) fait grand bruit, ces jours-ci en Allemagne. Car il montre combien la course au moins-disant salarial et social est devenue contre-productive. Ceux qui sont condamnés à tourner en rond de « minijobs » en contrats « atypiques » ne parviennent pas à s’extirper de leur enfermement dans ces réserves à bas salaires. L’ascenseur social a été cloué au sol par les réglementations nouvelles visant à « assouplir le droit du travail ». Et les jeunes gens « mal-nés » n’ont quasiment plus d’espoir de promotion. Certains parlent de l’émergence d’un « néoféodalisme » où chacun reste prisonnier de son milieu précaire originel, relève le magazine Der Spiegel, qui consacrait un dossier au sujet dans son édition du 12 mars, à la veille du scrutin qui allait voir la percée de l’AfD.

Cette situation n’est pas seulement « injuste socialement », pointe Fratzscher, elle a commencé de peser sur les résultats de l’économie. L’approfondissement de la fracture sociale « freine dangereusement la conjoncture », explique-t-il. Et, en effet, à un moment où nombre d’entreprises se plaignent d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, ces barrières étanches, sous-produits des réformes Schröder/Merkel, amplifient les effets de la crise démographique. Certains think tanks anticipent que quelque 3,5 millions de salariés qualifiés manqueraient à l’appel d’ici à 2030.

Selon tous les sondages réalisés à la sortie des bureaux de vote le 13 mars, l’AfD a réalisé ses meilleurs scores parmi les chômeurs et les ouvriers (respectivement 36 % et 35 % en Saxe-Anhalt). La formation d’extrême droite tire classiquement partie de l’approfondissement du malaise dans ces couches de la population en livrant les étrangers en boucs émissaires. Et cela même si l’application de son programme économique ultralibéral – avec une sortie de l’euro assortie de réductions d’impôts pour les entreprises et les plus hauts revenus – heurterait en fait de plein fouet les intérêts de ces populations précarisées.

L’Allemagne n’est plus épargnée par la montée des nationalismes. Partout les souffrances populaires induites par la soumission aux normes restrictives du « modèle » ordo-libéral, celui que Berlin cherche à imposer comme référence indépassable à toute la zone euro, en usant de sa position hégémonique, alimentent des risques de régressions analogues. L’Europe et l’Allemagne ont plus que jamais besoin d’antidotes anti-austéritaires. Il est urgent de les mobiliser.

Bruno Odent, L’Humanité

(1) Marcel Fratzscher, « Verteilungs Kampf. Warum Deutschland immer Ungleicher wird » (Combat distributif. Pourquoi l’Allemagne devient de plus en plus inégalitaire), Éditions Hanser, 2016.


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