La loi El Khomri, outil de Manuel Valls pour une recomposition politique d’Union nationale

mercredi 24 août 2016.
 

Alors qu’on l’attendait à droite sous Nicolas Sarkozy, c’est à gauche sous François Hollande que la recomposition politique se profile. Avec la loi travail, le premier ministre précipite de manière concrète l’avènement d’une « gauche de substitution » qu’il appelait de ses vœux depuis 2011.

« Ils ont perdu toute rationalité. Dès qu’il y a une chose à ne pas faire, ils la font. Je n’arrive plus à les comprendre. » Ces propos récents sont ceux d’un député socialiste à propos de ses camarades de l’exécutif. Des propos révélateurs d’une fracture profonde qui s’est créée au sein même du groupe majoritaire à l’Assemblée nationale et définitivement creusée à l’occasion de l’examen de la loi travail. En l’inscrivant dans un temps plus long, il n’est pas interdit de voir une logique dans le comportement de l’exécutif : celle vantée depuis longtemps par Manuel Valls, mais aussi par François Hollande. Un recentrage, un « renversement des alliances », une conversion assumée à la « modernité », comprenez au libéralisme pur. Quitte à faire exploser ce qui existe à gauche, à commencer par le PS. 1. Fractures contrôlées sur la loi Travail

La loi El Khomri est à ce titre symbolique, tant elle semble conçue dans le but de diviser la gauche. En effet, le principe d’un droit du travail protecteur des salariés visant à compenser la dissymétrie naturelle dans les rapports avec leurs employeurs est historiquement l’un des marqueurs les plus partagés par toutes les formations et en tout temps à gauche. Même en mai 2015, lors du congrès de Poitiers du PS, la motion majoritaire, présentée par Jean-Christophe Cambadélis et signée par des membres du gouvernement, l’affirmait sans détour : « Il faut rétablir la hiérarchie des normes : la loi est plus forte que l’accord collectif et lui-même s’impose au contrat de travail. » Un an plus tard, le gouvernement en prend le total contre-pied. La « social-démocratie » basée sur le « dialogue social », dont se revendique François Hollande, révèle l’abandon d’un des principes fondateurs de la gauche. Celui qui veut, selon les mots de Lacordaire, qu’ « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ».

Alors qu’il était député, Manuel Valls avait pu assister au discours devant les députés français de Tony Blair, l’un de ses modèles, à l’origine de la transformation du Parti travailliste britannique en un parti libéral. « La gestion de l’économie n’est ni de gauche, ni de droite... Elle est bonne ou mauvaise », avait alors déclaré le premier ministre britannique, alors plus applaudi par la droite que par la gauche. Valls suit le modèle : en mai 2016, selon un sondage Ifop pour le JDD, si seulement 48 % des Français de gauche souhaitent que le gouvernement maintienne le projet de loi travail, à droite ils sont 59 % à soutenir le texte du gouvernement. 2. Une «  culture du compromis  » qui cache l’autoritarisme

Manuel Valls, et dans une moindre mesure Emmanuel Macron, un temps en première ligne lui aussi pour défendre la loi El Khomri (et auparavant la loi qui porte son nom, vendue peu ou prou avec le même packaging de modernité), sont présentés comme des héritiers de la « culture du compromis » chère au défunt Michel Rocard. C’est aller un peu vite en besogne. Le paradoxe est tout entier contenu dans l’utilisation massive du 49-3, pour contourner l’évidente absence de majorité. Certes, dans d’autres circonstances, Rocard, premier ministre de cohabitation, y avait eu recours. Mais contre sa propre majorité ? C’est faire peu de cas du dialogue entre exécutif et législatif. Logique que les députés opposés à la loi s’en plaignent, qui envisagent de saisir le Conseil constitutionnel pour « non-respect du débat parlementaire ». Mais même le très fidèle rapporteur de la loi, Christophe Sirugue, soulignait mercredi, juste après une nouvelle utilisation du 49-3 par le premier ministre Valls, sa « frustration de ne pas pouvoir défendre ce texte dans l’Hémicycle ». 3.Un projet théorisé depuis 2011

La recomposition qui trouve ici une traduction concrète vient de loin. Dans une tribune publiée dans le Point il y a un an, le mode d’emploi était même donné par Jean-Marie Le Guen, ministre des Relations avec le Parlement. Sans détour, ce proche de Manuel Valls écrit que « la question sociale n’est plus l’élément moteur de la structuration du débat politique en France ». Actant deux gauches irréconciliables, il oppose « la gauche en mouvement, ouverte, offensive », qui « doit parler à tous les Français, de gauche comme de droite », et la gauche issue des « partis traditionnels, et des formes organisées du mouvement social, trop souvent enfermés dans leurs postures ». Les mains tendues se succèdent, Jean-Pierre Raffarin (LR) envisage « un pacte républicain contre le chômage » ? Valls approuve et twitte « Tous rassemblés pour en finir avec le chômage ! OK avec @jpraffarin ! ». Une objection pointe assez vite pourtant, notée par le frondeur Christian Paul. « On ne peut pas pointer du doigt la vieille gauche, relève le député de la Nièvre, et devoir l’implorer après le premier tour pour se qualifier au second. Valls lorgne une majorité de substitution qui n’existe pas. » 4. La majorité, transformée en annexe du gouvernement  ?

En feignant d’éviter une « rupture conservatrice » avancée par la droite, disait Manuel Valls, c’est une autre que le gouvernement a poussée. Pas avec une aile conservatrice, mais bien avec la gauche traditionnellement représentée par les socialistes et leurs alliés. « Sa stratégie est celle de la liquidation du PS », estimait le politologue Rémi Lefebvre, dans l’Humanité du 6 juillet. Le « dépassement » du Parti socialiste, prôné – un comble – par son propre premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, principal promoteur d’une Belle Alliance populaire rabougrie aux soutiens inconditionnels de la politique gouvernementale, ne promet pas autre chose que son effacement. La caporalisation de la représentation nationale à coups de 49-3 a précipité l’éclatement de la gauche parlementaire, avant sa recomposition. Les socialistes « fidèles », convaincus de la validité de ce changement idéologique ou inquiets des menaces qui pèsent sur leurs investitures futures, sont rejoints par des écologistes en mal de reconnaissance. Restent ceux qui paient leur tranquillité de conscience par un isolement certain : outre les élus du Front de gauche et la part la plus importante des écologistes, se sont adjoints aux socialistes frondeurs leurs camarades mal à l’aise avec l’absence de débat imposée. Soit un « groupe » fort d’une soixantaine de membres (58 ont signé mercredi une tribune dans le Journal du dimanche parlant de « verrouillage » et de « chantage constitutionnel »), mais divisé entre Gauche démocrate et républicaine (15 membres), non inscrits (majoritairement écologistes) et toujours membres du PS. Mercredi sur France 24, le socialiste Yann Galut, estimait que l’affaire « va laisser des ravages au sein du peuple de gauche mais aussi au sein des Français ». Est-ce dans les urnes que va s’exprimer le clivage vertical que souligne (dans la Croix) le directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Michel Wieviorka, « entre une gauche profonde qui espère, celle des citoyens, et une gauche politique, même politicienne » ?

Grégory Marin, Adrien Rouchaléou et Lionel Venturini

Vendredi, 22 Juillet, 2016 L’Humanité


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