Hillary Clinton : L’association du grand capital au politiquement correct, ou le triomphe de l’idéologie

samedi 1er octobre 2016.
 

Qu’est-ce qui se joue lors de la présidentielle aux États-Unis ? par Slavoj Zizek Philosophe et psychanalyste

Alfred Hitchcock affirmait que l’on reconnaît un bon film à son méchant – est-ce à dire que l’issue des prochaines élections américaines sera « bonne », puisque Donald Trump est le « méchant » idéal  ? Oui, sans doute, mais dans un sens très problématique. Pour la majorité progressiste, les élections de 2016 présentent un choix clair et net  : le personnage Trump est ridicule dans ses excès et dans sa vulgarité  ; il exploite nos pires préjugés racistes et sexistes  ; c’est un macho sans la moindre once de décence, si bien que même les ténors du Parti républicain quittent le navire… À supposer que Trump reste bien le candidat républicain, nous assisterons donc à des élections pleines de bons sentiments  : malgré tous nos problèmes et toutes nos querelles insignifiantes, lorsqu’une vraie menace pointe son nez, nous sommes tous capables de nous rassembler autour de nos valeurs démocratiques fondamentales, à l’image de la France après les attentats terroristes…

Cependant, ce consensus démocratique bien douillet devrait nous inquiéter. Nous ferions bien de prendre du recul et de nous regarder dans la glace  : quelle est la nature exacte de cette unité démocratique universelle  ? Tout le monde y est  : des financiers de Wall Street aux partisans de Sanders issus des vestiges du mouvement Occupy (lorsque le candidat malheureux aux primaires démocrates a apporté son soutien à Hillary Clinton, Trump avait raison de le comparer, non sans ironie, à un militant du mouvement Occupy apportant son soutien à Lehman Brothers)  ; des grandes entreprises aux syndicats  ; des anciens combattants aux LGBT  ; des écologistes (horrifiés par le déni de Trump face au réchauffement climatique) et féministes (ravies à l’idée de voir la première femme devenir présidente) aux dirigeants « respectables » de l’establishment républicain, terrifiés par les incohérences de Trump et ses propositions irresponsables et « démagogiques ».

Pourtant, ce sont précisément ces incohérences qui rendent Trump si unique. Par exemple, rappelons avec Yanis Varoufakis l’ambiguïté de ses prises de position sur l’homosexualité ou sur l’avortement  : « Après Orlando, il s’est fait mielleux et sympathique envers les LGBT, et ce d’une manière qu’aucun autre dirigeant républicain n’aurait osée. Par ailleurs, il est de notoriété publique que Trump n’est pas un chrétien “fidèle” et qu’il ne prétend l’être que pour le spectacle – et quand je dis “de notoriété publique”, je veux dire que les méthodistes, les mormons et toutes les voix chrétiennes qui composent le front fondamentaliste américain sont au courant. Enfin, cela fait des décennies que Trump défend le droit à l’avortement  ; encore une fois, tout le monde sait qu’il n’est pas favorable à l’invalidation de l’arrêt de la Cour suprême Roe versus Wade (qui établit ce droit – NDT). En un mot, Trump a réussi à changer la politique sociétale du Parti républicain pour la première fois depuis Nixon. En adoptant un langage grossier, misogyne, raciste, il a réussi à émanciper le Parti républicain de son traditionnel carcan idéologique intégriste, homophobe, anti-avortement. C’est une contradiction éclatante que seul un Hegel pourrait comprendre  ! »

La référence à Hegel est tout à fait justifiée  : le style grossier, raciste, misogyne de Trump est ce qui lui a permis de saper le dogme républicain conservateur fondamentaliste (dont le représentant le plus pur est ce cinglé de Ted Cruz, ce qui explique la haine que celui-ci voue à Trump). Trump n’est pas simplement le candidat des conservateurs fondamentalistes  ; il représente sans doute une plus grande menace pour ces derniers que pour les républicains modérés et « rationnels ». Voilà donc le paradoxe  : à l’intérieur de l’espace idéologique du Parti républicain, Trump n’a pu saper les bases du noyau fondamentaliste qu’en ayant recours à des grossièretés racistes, sexistes et populistes. Cette complexité, bien sûr, disparaît lorsque les partisans de gauche banalisent la diabolisation de Trump – pourquoi  ? Pour y répondre, il convient de nous intéresser de nouveau au consensus Hillary et de nous demander  : qu’est-ce qui disparaît dans ce conglomérat apparemment universel  ?

La colère populaire qui a donné naissance au phénomène Trump a aussi donné naissance au phénomène Sanders  ; et si chacun exprime toute la portée du mécontentement social et politique, ils le font de manières opposées  : l’un se lance dans un populisme de droite, l’autre préfère l’appel à la justice de la gauche. Mais voici la ruse  : l’appel à la justice de la gauche va généralement de pair avec la lutte pour les droits des femmes, pour les droits des homosexuels, pour le multiculturalisme, contre le racisme, etc.  ; l’objectif stratégique du consensus Clinton est clairement de dissocier toutes ces luttes des autres objectifs de la gauche. C’est pourquoi l’incarnation de ce consensus est Tim Cook, le PDG d’Apple, qui a signé fièrement une lettre ouverte pro-LGBT et qui peut maintenant oublier facilement les centaines de milliers d’ouvriers de Foxconn qui font l’assemblage des produits Apple en Chine dans des conditions dignes de l’esclavage — c’est bon, il a fait son grand geste de solidarité envers les personnes défavorisées, en appelant à la déségrégation sexuelle… Comme c’est souvent le cas, le grand capital s’associe fièrement au politiquement correct.

Ce même positionnement fut poussé à l’extrême par Madeleine Albright, le grand soutien « féministe » de Clinton. Dans l’émission 60 Minutes sur CBS (12 mai 1996), Albright a été interrogée sur la guerre en Irak  : « Il paraît qu’un demi-million d’enfants sont morts. C’est plus qu’à Hiroshima… Et, je ne sais pas, j’ai envie de demander  : est-ce que cela a valu la peine  ? » Et Albright de répondre, calmement  : « Je pense que c’est un choix difficile, mais c’est le prix – nous pensons que c’est le prix à payer. » Laissons de côté toutes les questions que soulève cette réponse (jusqu’au basculement fort intéressant du « je » au « nous »  : je pense que c’est un choix difficile, mais nous pensons que c’est le prix à payer), et concentrons-nous plutôt sur ceci  : si c’était Poutine ou le président chinois Xi ou le président iranien qui avait prononcé les mêmes mots, pouvons-nous imaginer un seul instant l’énorme scandale que cela aurait provoqué  ? N’auraient-ils pas été immédiatement dénoncés, à la une de tous nos journaux, comme des monstres barbares, sans cœur, sans merci  ? En faisant campagne pour Hillary lors des primaires de 2016, Albright a déclaré  : « Il y a une place réservée en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas  ! » (À comprendre  : pour celles qui votent pour Sanders au lieu de Clinton.) Peut-être faudrait-il modifier cette déclaration  : il y a une place réservée en enfer pour les femmes (et les hommes) qui pensent qu’un demi-million d’enfants morts est un prix raisonnable à payer pour une opération militaire qui conduit un pays à la ruine, tandis qu’on défend sans réserve les droits des femmes et des homosexuels dans son propre pays…

Trump n’est pas l’eau sale du bain qu’il faudrait jeter pour garder en sécurité et en bonne santé le bébé de la démocratie américaine  ; Trump, c’est le sale bébé qu’il faudrait jeter afin d’obscurcir l’eau véritablement sale des rapports sociaux qui entretiennent le consensus Hillary. Le message qu’adresse ce consensus à la gauche est le suivant  : vous pouvez avoir tout ce que vous voulez, nous voulons juste garder l’essentiel, à savoir le fonctionnement sans entrave du capitalisme mondial. Dès lors, le slogan d’Obama, « Yes, we can  ! », prend un nouveau sens  : oui, nous pouvons satisfaire toutes vos demandes sociétales… sans mettre en danger l’économie de marché mondial – pas besoin donc de prendre des mesures économiques radicales. Ou, comme le dit Todd McGowan  : « Le consensus parmi les gens “bien-pensants” qui s’opposent à Trump est effrayant. C’est comme si les excès de ce dernier leur permettaient de s’autocongratuler de leur ouverture d’esprit, tout en ouvrant la voie à l’essor d’un véritable consensus capitaliste mondial. »

Voilà pourquoi Julian Assange a raison de partir en croisade contre Hillary et que les « progressistes » qui le critiquent pour ses attaques contre la seule personne qui peut nous sauver de Trump ont tort  : ce qu’il faut attaquer et saboter maintenant, c’est précisément ce consensus démocratique contre le méchant.

Et le pauvre Bernie Sanders  ? Malheureusement, Trump a visé juste quand il a comparé son soutien à Hillary à un militant du mouvement Occupy soutenant Lehman Brothers. Sanders ferait mieux de se retirer et de garder dignement le silence pour que son absence pèse lourdement sur les célébrations d’Hillary, de façon à nous rappeler qu’il manque quelque chose, laissant ainsi la porte ouverte à des alternatives plus radicales à l’avenir.

Traduit de l’anglais par Bradley Smith


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