La théorie du matérialisme historique ( 4 La Société) par N.I. Boukharine

dimanche 25 mars 2007.
 

25 : Conceptions des agrégats. Agrégats logiques et réels.

Nous ne rencontrons pas seulement des corps simples qui se présentent devant nous comme des entités (par exemple, une feuille de papier, une vache ou monsieur un tel). Nous parlons souvent d’unités complexes, de grandeurs complexes. En étudiant le mouvement d’une population, nous disons : le nombre des enfants nouveau-nés du sexe masculin a augmenté de tant, en un certain laps de temps. Ce « nombre d’enfants du sexe masculin » se présente comme une quantité complexe, composée d’unités particulières, et considérée comme un tout (ou agrégat statistique). Nous parlons aussi de forêt, de classe, de société humaine, et nous sentons tout de suite que nous avons devant nous une quantité composée, nous la considérons comme un tout, mais nous savons en même temps que ce tout est composé d’éléments indépendants jusqu’à un certain point : la forêt est composée d’arbres, de buissons, etc... une classe - d’hommes particuliers qui appartiennent à cette classe. De telles quantités complexes portent le nom d’agrégats.

Nous voyons déjà, cependant, d’après les exemples cités, que ces agrégats peuvent être différents : quand nous parlons des enfants mâles nés en 1921, ou de la forêt de Fontainebleau, on sent distinctement une différence. En quoi consiste cette différence ? Il n’est pas difficile de le voir. En effet, lorsque nous parlons des enfants, ces derniers ne sont pas reliés, en réalité, dans la vie, et par eux-mêmes ; l’un se trouve dans un endroit, un autre ailleurs, l’un n’influe nullement sur l’autre, chacun vit à part. C’est nous qui les unissons, c’est nous qui les dénombrons, c’est nous qui en faisons un agrégat. Ce dernier est imaginé, fait sur le papier, mais n’est nullement vivant ni réel. De tels agrégats artificiels portent le nom de fictifs ou logiques.

La chose se présente tout autrement, quand nous parlons de société, de forêt ou de classe. Ici, l’union des éléments qui les composent n’est pas seulement fictive (logique). En effet nous avons devant nous une forêt avec ses arbres, ses buissons, ses herbes, etc... Ne voyons-nous pas ici une union dans la vie ? Certainement. La forêt n’est même pas une simple réunion d’éléments divers, car toutes ses parcelles influent sans cesse l’une sur l’autre, ou comme on dit, se trouvent en rapport de réciprocité permanente. Abattez une partie de ses arbres et il se peut qu’une partie de ceux qui restent mourront, faute d’humidité suffisante et, par contre, dans un autre endroit, d’autres arbres pousseront mieux, ayant plus de soleil. Ainsi, nous sommes en présence de « l’action réciproque » des parties qui composent « la forêt », et cette action est tout à fait réelle et nullement imaginée pour nous dans un certain but. Plus encore : cette action réciproque est durable et continue aussi longtemps que l’agrégat donné existe. De tels agrégats portent le nom d’agrégats réels.

Il ne faut pas oublier cependant que toutes ces différences sont très relatives. En effet, strictement parlant, les unités « simples » n’existent pas. Monsieur Un Tel est, en réalité, une colonie de cellules, c’est-à-dire un corps extrêmement complexe. Un atonie, comme nous le savons, se décompose également. Et aucune limite de division n’existant en principe, aucune « simplicité » n’existe non plus, en fin de compte. Les différences que nous constatons n’en ont pas moins leur valeur dans certaines limites - un individu est un corps simple et non pas un agrégat par rapport à la société ; il est un corps composé, un agrégat réel, par rapport à une cellule, etc... Lorsque nous voulons parler de ces choses sans les comparer, nous nous servons du nom de système. D’après leur essence, les termes de « système » et d’ « agrégat réel » signifient chez nous la même chose. La relativité de ces « distinguo » apparaît encore ailleurs : strictement parlant, le monde entier est un agrégat réel et infini, dont toutes les parcelles agissent sans cesse les unes sur les autres. C’est ainsi que n’importe quels objets et éléments (lu inonde exercent les uns Sur les autres une action continue. Cependant, cette action réciproque peut être plus on moins directe ou indirecte. C’est là-dessus que sont basées les différences dont nous parlons plus haut ; elles ont, répétons-le, leur valeur, si on les comprend dialectiquement, c’est-à-dire relativement, dans les limites déterminées et « suivant les circonstances ».

26 : La société comme agrégat réel ou comme système. Examinons maintenant la société à ce point de vue. Il est évident que la société est un agrégat réel, le processus d’une action réciproque se produisant incessamment entre les parties qui la composent. Monsieur X. est allé au marché, il y a marchandé, participé à la formation d’un prix du marché, qui a eu sa répercussion sur le marché mondial et qui a influé, bien qu’infiniment peu, sur les prix mondiaux ; ces derniers ont influé à leur tour sur le marché du pays où habite Monsieur X. et sur le même marché où il va faire ses affaires ; d’autre part, il a acheté, admettons, un hareng ; cet achat a influé sur son budget ; il doit ainsi dépenser l’argent qui lui reste d’une certaine façon, etc.... etc... On peut dénombrer ici des milliers d’autres influences encore.

Monsieur X. s’est marié. Dans ce but, il a acheté d’abord des cadeaux et il a influé ainsi économiquement sur d’autres personnes ; en tant que chrétien fidèle, car ce n’est pas un quelconque bolchevik, il a eu recours à un curé, en renforçant ainsi l’organisation de L’Église, ce qui a produit une certaine influence sur le rôle social de L’Église et sur l’état d’esprit d’une société donnée ; il a payé son curé et augmenté ainsi la demande pour les marchandises qu’achètent d’habitude les ecclésiastiques, etc... La femme de Monsieur X. a eu des enfants, ce qui, à son tour, a eu des milliers et des milliers de conséquences. Imaginez seulement le nombre d’hommes sur lesquels a influé tant soit peu le fait du mariage de Monsieur X. ! Monsieur X. a adhéré au parti libéral pour faire son « devoir de citoyen ». Il s’est mis à fréquenter les réunions et à ressentir conjointement, avec ses nouveaux collègues, la même haine contre cette maudite populace qui se démène et soutient ces enfants de l’enfer : les bolcheviks. Et l’influence qu’il a exercée dans les réunions a touché directement ou indirectement un grand nombre d’hommes. Certes, il est difficile de déterminer cette influence ; elle est petite, infiniment petite, mais elle existe quand même. Et quel que soit le domaine de l’action de Monsieur X., partout nous verrons, qu’il a influé sur d’autres et que d’autres ont exercé une influence sur lui. Car, dans une société, tout est lié par des millions de fils.

Nous avons commencé à dessein par un individu, pour montrer comment il influe sur les autres. Voyons maintenant quelle influence ont exercé sur lui les phénomènes sociaux. Admettons, par exemple, que l’industrie soit prospère ; l’entreprise dans laquelle Monsieur X. est chef-comptable a des bénéfices supplémentaires ; Monsieur X. reçoit une augmentation. La guerre éclate ; Monsieur X. est mobilisé, il défend la patrie de son porte-monnaie (tout en croyant défendre la civilisation) et est tué à la guerre... Telle est la force des rapports sociaux.

Si nous nous représentons l’immense quantité de faits agissant les uns sur les autres dans la société humaine, rien que de notre temps, nous aurons devant les yeux un tableau grandiose. Déjà, les rapports élémentaires entre les hommes, rapports qui ne sont réglés par rien ni par personne, se présentent sous des formes innombrables. Mais le nombre des formes organisées, en commençant par le pouvoir d’État et en finissant par un cercle de joueurs d’échecs ou par un club de chauves, est déjà suffisamment grand. Si nous prenons en considération les innombrables entrecroisements mutuels entre toutes ces formes, nous pourrons nous rendre compte que la vie sociale représente une véritable tour de Babel d’influences et de réactions réciproques.

Nous savons que partout où se produisent des rapports d’un caractère durable, il existe un agrégat réel, un « système ». Ici, il convient de signaler un fait : pour qu’il existe un agrégat réel ou un système, il n’est nullement nécessaire qu’il y ait un indice d’organisation consciente des parties de ce système. Cette conception de système s’applique aussi bien aux choses vivantes qu’aux choses mortes, aussi bien aux « mécanismes » qu’aux « organismes ». Il y a cependant des malins qui nient la société elle-même, pour la simple raison qu’il y a dans cette société d’autres systèmes particuliers, systèmes à l’intérieur de la société (classes, groupes, partis, cercles, sociétés et associations diverses). Nous sommes pourtant en présence du fait que ces systèmes et groupements intérieurs influent réciproquement les uns sur les autres (la lutte de classes et de partis, leur collaboration, etc ... ), d’autre part, les mêmes hommes qui font partie de ces groupements divers peuvent, dans d’autres combinaisons, réagir d’une autre manière sur les autres hommes (un capitaliste et un ouvrier qui achètent pour leur propre usage des marchandises chez le même capitaliste). Ensuite, les groupes eux-mêmes, dans leurs rapports mutuels, ne sont pas organisés. Nous obtenons ainsi un produit social inconscient et « la résultante sociale » (voir plus haut : chapitre II, le Déterminisme) est obtenue par voie inorganisée et inconsciente (il en sera ainsi jusqu’à la formation d’une société communiste). Et, cependant, nous avons quand même ce « produit » social, cette résultante. Elle constitue un fait, un fait réel. Les prix mondiaux sont un fait, au même titre que la littérature mondiale ou les voies de communication mondiales ou la guerre mondiale ; ces faits suffisent pour montrer l’existence, à l’heure actuelle, d’une société humaine qui dépasse les frontières des États particuliers.

En général, tant que nous avons un cercle de rapports mutuels constants, nous avons aussi un système particulier, un agrégat réel particulier. Le plus large système des rapports réciproques qui embrasse tous les rapports mutuels durables entre les hommes, constitue la société.

Nous définissons la société comme un agrégat réel ou comme un système de rapports réciproques, en repoussant catégoriquement toutes les tentatives de la soi-disant « école organiste » tendant à assimiler la société à un organisme.

Le but utilitaire de la théorie « organiste » se révèle dans la fable de Menenius Agrippa, patricien romain raisonnant les plébéiens en révolte. Ses arguments étaient d’ordre purement « organique » : il ne faut pas que les mains agissent contre la tête, car le corps tout entier périrait. Le sens social de la théorie organiste est précisément tel : la classe dominante, c’est la tête, les esclaves et les ouvriers sont les bras et les jambes, et comme personne n’a jamais vu dans la nature que les jambes et les bras aient remplacé la tête, tenez-vous tranquilles, les opprimés !

Grâce à ce caractère d’humilité de la théorie organiste, elle a toujours eu et elle a encore un très grand succès auprès de la bourgeoisie. Le « fondateur » de la sociologie, Auguste Comte, considérait la société comme « un organisme collectif » ; le plus sérieux des sociologues bourgeois, Henri Spencer, croyait que la société était quelque chose de sur-organique et que, bien qu’elle n’ait pas de conscience, elle a tout de même ses organes, ses tissus, etc... D’après Worms, la société a même sa conscience, tout comme un individu, et Lilienfeld affirme sans ambages que la société est un organisme, au même titre qu’un crocodile ou l’auteur même de cette théorie. Certes, la société a quelque chose de commun avec un organisme, mais elle a aussi quelque chose de commun avec un mécanisme. Ce sont là les indices de tout agrégat réel, de tout système. N’ayant aucune envie de perdre notre temps à des jeux enfantins, ni de rechercher ce qui correspond. dans une société, au foie, à l’appendice, ou quel phénomène social correspond à une certaine maladie, nous sommes obligés de rejeter a priori toute tentative semblable. Cela d’autant plus que les partisans de la théorie organiste sont prêts à retomber dans un véritable mysticisme et à représenter la société sous forme d’un animal immense, de quelque chose dans le genre de la fameuse baleine [1], de la fable russe du « Petit cheval bossu ».

Ainsi, la société existe en tant qu’agrégat réel, en tant que système d’éléments agissant réciproquement les uns sur les autres, en tant que système d’hommes. Nous avons vu plus haut quelle quantité innombrable de ces rapports réciproques existe en réalité. Cependant, du fait que la société existe, il en résulte que toutes ces influences qui s’entrecroisent, toutes ces forces et petites forces innombrables dirigées sur des plans extrêmement variés, ne représentent tout de même pas une danse de fous, mais suivent, pour ainsi dire, certains canaux déterminés, sont soumis à une loi de développement interne. En effet, si nous avions ici un chaos complet, aucun équilibre, même instable, n’aurait pu exister à l’intérieur de la société, c’est-à-dire que nous n’aurions pas eu la société elle-même. Nous avons étudié précédemment la question des lois qui régissent les actions humaines, au point de vue de l’individu (voir chapitre Il). Nous aborderons maintenant le même problème, pour ainsi dire, par l’autre bout, en l’examinant au point de vue de la société et des conditions de son équilibre. Mais, ici aussi, nous arrivons au même résultat, à reconnaître que le processus social est soumis à des lois. Le plus facile pour découvrir les lois du processus social, c’est d’examiner les conditions de l’équilibre social. Mais, avant d’aborder ce sujet, il faut que nous examinions beaucoup plus en détail la question de savoir ce qu’est la société. Car il ne suffit pas de dire qu’elle constitue un système d’hommes, agissant les uns sur les autres. Il ne suffit pas de dire que ces rapports de réciprocité entre les hommes sont durables. Il faut expliquer leur caractère, ce qui les distingue des autres systèmes, ce qui constitue leur base vitale et la condition la plus nécessaire de l’équilibre.

27 : Caractère du lien social. Les rapports réciproques entre les hommes, rapports qui forment les phénomènes sociaux, sont, comme nous l’avons vu plus haut, extrêmement variés. Mais il faut que nous nous posions maintenant la question de savoir qu’elle est la condition de la durée de ces rapports ? Ou, en d’autres termes, parmi tous ces rapports de réciprocité quelle est la condition essentielle de l’équilibre du système entier ? Quel est le type principal de la liaison sociale, type, sans lequel tous les autres ne pourraient pas exister ?

Voici notre réponse : ce lien essentiel, c’est celui du travail, qui s’exprime avant tout dans le travail social, c’est-à-dire dans le travail conscient ou inconscient d’un homme au profit d’un autre. Pourquoi en est-il ainsi ? Pour l’expliquer, il suffit de supposer le contraire. Admettons un instant que le lien du travail entre les hommes soit détruit, que les produits (ou les marchandises) ne circulent plus d’un endroit à l’autre, que les hommes cessent de travailler l’un pour l’autre, que le travail perde son caractère social. Quel en serait le résultat ? Le résultat serait que la société disparaîtrait, brisée en morceaux. Citons encore un exemple : des missionnaires s’en vont dans les pays chauds pour prêcher Dieu et le diable. C’est ainsi qu’ils établissent un soi-disant lien supérieur et spirituel. Posons-nous maintenant cette question : les liens entre les pays d’où sont venus nos curés et les « sauvages » peuvent-ils être solides si les navires ne circulent pas souvent, s’il n’y a pas d’échanges réguliers (et non pas fortuits) entre les deux pays, c’est-à-dire si des liens de travail durables ne sont pas établis entre le pays « civilisé » et la patrie des « sauvages » ? Certainement non. Ainsi, tous les liens, en général, et dans leur ensemble, ne peuvent être solides qu’autant qu’il existe un lien de travail. Ce dernier est la condition essentielle de l’équilibre intérieur du système qui porte le nom (la société humaine ;

On peut encore examiner cette question sous un autre aspect. Nous savons déjà que tout système, y compris la société humaine, n’existe pas dans le vide, et n’est pas non plus suspendu en l’air : il est entour& d’un certain « milieu », et c’est du rapport entre le système et ce milieu que dépend tout le reste. Si la société humaine n’est pas adaptée à son milieu, elle ne fera pas de vieux jours : sa culture périra infailliblement et tout s’en ira à vau-l’eau. Personne ne pourrait nier ce fait : il est irréfutable. Quoi qu’on en dise, quel que soit le raisonnement des savants idéalistes, personne ne saura apporter l’ombre d’une preuve contre notre affirmation : la vie entière de la société, la question de sa vie et de sa mort, tout cela est déterminé par le rapport entre la société et le milieu, c’est-à-dire la nature. Nous en avons déjà parlé plus haut et il est inutile d’y revenir. Mais quel est le lien social entre les hommes qui représente le mieux et de la façon la plus directe ces rapports avec la nature ? Il est clair que c’est celui du travail. Le travail constitue le moyen de contact entre la société et la nature. C’est par le travail que la société tire de la nature l’énergie, grâce à laquelle elle vit et se développe (si elle se développe). Le travail représente l’adaptation active des hommes à la nature. En d’autres termes, le processus de la production est le processus essentiel et vital de la société. Et, par conséquent, les rapports du travail constituent le lien social fondamental. Ou, comme disait Marx : « il faut rechercher l’anatomie de la société dans son économie », c’est-à-dire la structure de la société est celle de son travail (sa « structure économique »). Ainsi, notre définition de la société sera la suivante : la société est le système le plus large d’hommes agissant les uns sur les autres, système qui embrasse tous leurs rapports durables et qui est basé sur les rapports dérivant du travail.

Nous sommes arrivés ainsi à la conception nettement matérialiste de la société. La base de sa structure est constituée par le lien du travail, de même que le processus matériel de la production constitue la base de la vie.

Mais on peut objecter, et on objecte en effet souvent ceci :

« Fort bien, admettons qu’il en soit ainsi, mais comment s’établissent les liens du travail ? Est-ce que les hommes ne causent pas, ne pensent pas pendant qu’ils travaillent ? Et le lien du travail n’est-il pas d’ordre psychique, spirituel ? Où voyez-vous ici le matérialisme ? Et n’est-il pas temps de renoncer à ces balivernes matérialistes ? Que signifient votre travail et vos rapports du travail, sinon quelque chose de psychique ? » Étudions ce problème de plus près. Il le mérite, car, sinon, de nombreux malentendus apparaissent. Pour plus de clarté, prenons d’abord un exemple très simple. Imaginons que nous avons devant nous une usine en marche. Il y a dans cette usine des manœuvres, et ensuite différents ouvriers qualifiés ; les uns travaillent à une machine, les autres à une autre ; ils sont aussi de professions différentes -, il y a aussi dans cette usine des contremaîtres, des ingénieurs, etc... Voici comment Marx présente la question (Le Capital, tome I) : « On observe des différences essentielles entre les ouvriers occupés effectivement auprès des machines qui travaillent (c’est parmi eux qu’on compte certains ouvriers occupés à observer la machine motrice et à l’alimenter) et les simples manœuvres ou aides (presque exclusivement des enfants) de ces ouvriers occupés aux machines. Parmi les manœuvres, on compte plus ou moins aussi les feeders (ceux qui mettent seulement dans la machine la matière première servant à la fabrication). À côté de ces classes principales, nous trouvons encore un personnel peu nombreux qui est occupé à observer les machines, à les réparer, comme, par exemple, les ingénieurs, les mécaniciens, les menuisiers, etc... » Tels sont les rapports de travail entre les hommes dans une usine. Comment s’expriment-ils avant tout ? En ce que chacun est occupé à faire « son travail », mais ce travail n’est qu’une partie de l’action générale. Cela veut dire que chaque ouvrier se trouve à une place déterminée, fait des mouvements déterminés, entre en contact matériel avec des choses et avec d’autres ouvriers, dépense une certaine quantité d’énergie matérielle. Tout cela ce sont des rapports d’ordre matériel, physique. Certes, tous ces rapports matériels et physiques ont aussi leur côté « spirituel » : les hommes pensent, échangent des idées, causent, etc... Mais ceci est déterminé par la façon dont ils sont disposés dans les bâtiments de l’usine, par les machines auxquelles ils travaillent, et... En d’autres termes, ils sont disposés dans l’usine comme corps physiques déterminés, ils se trouvent ainsi dans des rapports physiques et matériels définis dans le temps et dans l’espace. Cela, c’est l’organisation matérielle du travail des ouvriers de l’usine, organisation que Marx appelle « ouvrier collectif » ; nous avons devant nous un système matériel de travail humain. Quand ce système de travail est en marche, nous avons un processus de travail matériel ; les hommes dépensent leur énergie et fabriquent un produit matériel. C’est aussi un processus matériel qui a son côté « spirituel ».

Ce qui se passe dans notre exemple, c’est-à-dire dans l’usine, a lieu aussi dans des dimensions beaucoup plus grandes et d’une façon beaucoup plus compliquée, dans la société entière. Car la société tout entière représente un appareil de travail humain particulier, où l’immense majorité des hommes ou un groupe d’hommes occupent une place particulière dans le processus du travail. Prenons la société actuelle qui embrasse la soi-disant « humanité civilisée tout entière », et même un cercle plus large encore. Nous voyons que le froment est produit principalement par certains pays, le cacao par d’autres, les articles métallurgiques par d’autres encore, etc... Et, dans ces pays eux-mêmes, à leur tour, certaines usines fabriquent une chose. les autres une autre. Les ouvriers, les paysans, les colons, aussi bien que les ingénieurs, les contremaîtres, les organisateurs de toute sorte, etc. placés à différents coins du monde, dispersés sur toutes les parties de la terre, travaillent tous en réalité, et peut-être sans le savoir, les uns pour les autres. Et lorsque les marchandises circulent d’un pays à l’autre, de l’usine au marché, du marché, par l’intermédiaire du commerçant, au consommateur, que signifie tout cela ? Cela signifie que tout cela constitue un lien matériel entre tous les hommes. Cela signifie aussi que tous les travailleurs forment un squelette matériel, un appareil de travail, de la vie sociale qui est une. Quand on décrit, par exemple, la vie des abeilles, on ne considère pas du tout comme étonnant de commencer par dire quels sont les genres différents d’abeilles, quels travaux ils exécutent, quels sont leurs rapports mutuels dans le temps et l’espace, en un mot, de décrire l’appareil matériel du travail du « royaume des abeilles », et il ne viendra à l’idée de personne de définir les abeilles dans leurs ruches comme un agrégat psychique, comme une « association spirituelle », bien qu’on parle d’instinct et de vie psychique des abeilles, de leurs « mœurs », etc... Mais, de grâce, n’injuriez pas de la même façon l’homme divin !

Il va de soi que les rapports psychiques réciproques les plus variés dans la société humaine sont incomparablement plus riches que ceux d’un troupeau de singes de l’espèce supérieure. L’ « esprit » de la société humaine, c’est-à-dire l’ensemble de tous ses rapports psychiques, est supérieur à l’« esprit » d’un troupeau de singes autant que l’« esprit » de l’homme est supérieur à celui du singe. Mais tous les ornements spirituels infiniment variés, compliqués, extrêmement riches, étincelants de couleurs, de ces rapports psychiques qui composent l’« esprit » de la société contemporaine, ont aussi leur « corps », sans lequel ils ne peuvent exister, de même que ne peut exister l’ « esprit » d’un homme sans son corps périssable. Et c’est ce « corps » que constituent la charpente du travail, le système des rapports matériels entre les hommes dans le processus de travail, ou, comme le dit Marx, le système des rapports de production.

Les jeunes filles bourgeoises et naïves crieront certainement au blasphème, si l’on explique le parfum « divin » d’un narcisse par l’excitation d’une chose aussi prosaïque que la muqueuse du nez. Et cependant un grand nombre de savants bourgeois ne dépassent as le niveau de ces petites filles. Ils osent encore parfois railler la théorie « organique ». Ainsi, par exemple, le professeur italien A. Loria, qui a pillé et mal digéré Marx, a écrit dans sa Sociologie : « Le savant allemand Schäffle atteint le ridicule en dénombrant les organes, tissus, les centres moteurs et les nerfs sociaux. Mais les autres sociologues de cette école ne sont pas plus modérés. Ils décrivent la hanche sociale, le nerf sympathique et les poumons sociaux, le système des vaisseaux de la société est représenté, d’après eux, par les caisses d’épargne ; un professeur de la Sorbonne a appelé le clergé, un tissu engraissé. Un autre professeur a comparé les libres nerveuses avec les fils télégraphiques... Un troisième en est arrivé même à distinguer les États mâles et les États femelles ; les États mâles sont ceux qui se soumettent les autres par la conquête, tandis que les États conquis... sont du sexe féminin. » Tout cela, c’est parfait. Mais, voyez-vous un peu à quel point les savants bourgeois, même les Meilleurs, deviennent timides, quand ils arrivent à toucher au matérialisme en sociologie ! Le professeur E. Durkheim par exemple, dans son livre sur la Division du travail, après avoir introduit la conception de « densité morale » (il comprend sous ce terme la fréquence et l’intensité des rapports psychiques réciproques entre les hommes), écrit : « La densité morale ne peut donc s’accroître sans que la densité matérielle s’accroisse en même temps... » Que signifie cela ? Cela veut dire que l’ « échange spirituel » entre les hommes a pour base « un échange matériel », c’est-à-dire que la densité et la fréquence des rapports matériels et physiques sont une condition de la fréquence et de la densité correspondantes de leurs rapports spirituels. C’est parfaitement exact. Mais M. Durkheim, après avoir exprimé cette pensée matérialiste, prend immédiatement peur et se défile : d’ailleurs, dit-il, il est inutile (!!!) de rechercher laquelle des deux (densité morale ou densité matérielle) a déterminé l’autre il suffit de constater qu’elles sont inséparables. (E. Durkheim De la division du travail social, Paris, 1893, page 283.) Et pourquoi donc « inutile ». Parce qu’il est « honteux » d’être matérialiste dans une société bourgeoise !

L’immense majorité des sociologues bourgeois contemporains étudient la société comme un système psychique, « organisme psychique », ou quelque chose de semblable. Cela correspond parfaitement à la conception idéaliste. Le défaut essentiel de ces théories consiste en ceci qu’elles détachent « l’esprit » de la « matière », et qu’elles rendent ainsi cet « esprit » inexplicable, c’est-à-dire qu’elles le divinisent. En effet, supposons que le rapport psychique soit d’un certain genre dans une société et d’un autre dans une autre. Ainsi, par exemple, en Russie, à l’époque de Nicolas 1er régnait l’ « esprit » policier, l’esprit de soumission absolue au pouvoir du tsar, l’amour des vieilles traditions, etc., et, par contre, dans la Russie des Soviets, règne un « esprit » tout à fait autre, c’est-à-dire que les rapports psychiques ont changé complètement. Pourquoi ? Les théories psychologiques de la société ne sauront pas donner une réponse claire à cette question. On peut juger à quel point ces théories sont insuffisantes d’après ce fait que même le philosophe idéaliste bien connu, W. Wundt, s’en rend parfaitement compte : « ... Le fait que l’évolution de la vie psychique dépend de l’ambiance physique rend fictives et inacceptables les lois psychologiques qui précèdent soi-disant tous les rapports d’ordre physique et qui transforment l’organisation physique uniquement en un moyen pour atteindre leurs propres buts. » (Les problèmes de la psychologie des nations). La seule conception scientifique sera ici aussi la conception matérialiste (Marx parlait d’ « organisme productif ». Voir Capital, tome III, première partie).

28 : La Société et l’individu. Suprématie de la société sur l’individu. Il n’est pas douteux que la société est composée d’individus. S’il n’y avait pas d’individus, il n’y aurait pas de société ; le fait se comprend de lui-même. Cependant, il faut bien se rappeler qu’une société n’est nullement un simple entassement d’hommes, une somme d’individus : il ne suffit pas d’additionner tous les Pierre et toutes les Marie pour obtenir une société.

Nous avons déjà vu que la société est un agrégat réel (système) ; nous avons vu qu’il y avait ici tout un réseau de rapports mutuels entre les individus, rapports des plus variés et de valeur inégale. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la société, considérée dans son ensemble, est plus que la somme des parties qui la composent. Elle ne se réduit pas seulement à cette somme. Il en est toujours ainsi des systèmes les plus variés, que ce soit un organisme vivant ou un mécanisme inanimé. Prenons, par exemple, une machine quelconque, une simple montre. Décomposons ces objets et réunissons toutes leurs parties en un seul tas. Ce tas représentera la somme de ces parties. Mais ce ne sera nullement la machine, ce ne sera pas la montre. Pourquoi ? Parce qu’il manque ici le lien défini, le rapport réciproque défini entre les différentes parties, rapport qui fait de ces parties diverses un mécanisme déterminé. Qu’est-ce qui en fait une partie d’un tout ? Leur disposition particulière. C’est exactement de la même manière que la chose se produit dans la société. Mais si les hommes n’occupaient pas dans le processus du travail et à un moment donné une place définie, s’ils n’étaient pas unis avant tout par un lien de travail, aucune société n’existerait.

Il faut prendre ici en considération encore un phénomène que nous observons dans la société : la société représente, non seulement l’ensemble des individus particuliers ayant des rapports communs, et influant directement les uns sur les autres, mais aussi des groupes d’hommes ayant des rapports réciproques, d’autres « agrégats réels », intermédiaires, pour ainsi dire, entre la société et l’individu. Prenons comme exemple la société actuelle. Elle est immense. Elle embrasse l’humanité presque entière, les hommes des différents pays étant déjà liés de plus en plus par les liens du travail ; l’économie mondiale existe et se développe. Mais cette société composée d’environ un milliard et demi d’hommes ayant des rapports réciproques, unis par un lien fondamental (celui du travail) et par d’autres liens innombrables, contient dans son intérieur des systèmes particuliers d’hommes groupés de différentes manières : classes, États, organisations religieuses, partis, etc... Nous en reparlerons ailleurs en détail. Pour le moment, il nous importe de remarquer ce qui suit : il existe toute une série de groupements humains à l’intérieur de la société ; à leur tour, ces groupements sont composés évidemment d’individus ; les rapports réciproques entre ces hommes sont d’habitude plus fréquents et plus rapides dans un seul milieu que les rapports entre les hommes en général (le philosophe et sociologue allemand G. Simmel, affirme très justement qu’en général, plus le cercle des hommes ayant des rapports réciproques est restreint, plus les liens qui les unissent sont étroits) ; mais ces groupements sont aussi en contact entre eux. Ainsi, dans la société, les individus influent souvent les uns sur les autres, non pas directement, mais par l’intermédiaire de groupements, de systèmes particuliers à l’intérieur du système général qui porte le nom de société humaine. En effet, imaginons un ouvrier donné dans une société capitaliste. Qui rencontre-t-il le plus souvent ? Avec qui discute-t-il les différentes questions, etc ... ? Évidemment, le plus souvent avec d’autres ouvriers et beaucoup plus rarement avec les artisans, les paysans ou les bourgeois. On voit ici une soudure de classe, un lien de classe. Quant aux autres classes, l’ouvrier est très souvent en contact avec elles, non pas comme personne particulière, comme « individu », mais comme membre de sa classe et parfois comme membre d’une organisation créée consciemment, d’un parti, d’un syndicat professionnel, etc. La même chose se passe aussi dans d’autres groupements en dehors des groupements de classe : les savants fréquentent surtout les savants, les journalistes d’autres journalistes, les curés d’autres curés, etc...

Dans le domaine matériel, nous savons que la société n’est pas un ramassis d’hommes, qu’elle est plus qu’une simple somme, que l’union entre les hommes et leur « position » déterminée (Marx disait « distribution ») dans le processus du travail donnent quelque chose d’autre et de plus que la « somme » et le « tas ». Mais la même chose se produit également dans le domaine de la vie psychique (« spirituelle »), qui joue un rôle énorme. Nous avons déjà cité plusieurs fois l’exemple du prix comme résultat des estimations d’une série de personnes particulières. Le prix est un phénomène social, une « résultante » sociale, un produit des rapports réciproques entre les hommes ; le prix est-il égal à l’estimation moyenne ?. Non. Le prix ressemble-t-il à une estimation particulière ? Pas tout à fait. Car une estimation particulière est une affaire personnelle, elle concerne un seul homme, elle « vit dans son âme » et uniquement dans son âme, tandis que le prix est quelque chose qui opprime chacun ; c’est quelque chose d’indépendant, avec quoi il faut compter, quelque chose d’objectif, bien que non matériel (voir chap. II) ; le prix, en d’autres termes, est quelque chose de nouveau, et qui vit de sa propre vie sociale, quelque chose d’indépendant des hommes particuliers, bien qu’il soit « fait » par des hommes. Il en est de même de tous les autres phénomènes de la vie psychique (« spirituelle »). La langue, le régime politique, la science, l’art, la religion, la philosophie, et toute une série de phénomènes de moindre importance, tels que la mode, les mœurs, les « règles de la civilité », etc... etc..., tout cela sont les produits de la vie sociale, résultat des rapports réciproques entre les hommes, de leurs relations constantes.

De même que la société n’est pas une simple somme d’hommes, de même la vie spirituelle de la société n’est pas une simple somme d’idées et de sentiments d’hommes particuliers, mais elle est le produit de leurs rapports réciproques, elle est, jusqu’à un certain point, quelque chose de particulier, de nouveau, qui ne peut être réduit à une simple somme arithmétique, quelque chose de nouveau, qui résulte précisément des rapports réciproques entre les hommes.

Ce sont précisément ces faits qui démontrent la nécessité, (les sciences sociales. Wundt remarque très justement que la « vie commune d’individus nombreux et avant une organisation identique, ainsi que les rapports mutuels découlant de cette vie, doivent, en tant que condition nouvelle, faire naître aussi des phénomènes nouveaux, ayant des lois particulières ». (Les problèmes de la psychologie des nations.)

Un individu ne peut pas exister en dehors de la société, sans la société, malgré la société. On ne peut pas se représenter la société comme s’il y avait des hommes isolés, existant, pour ainsi dire, à l’ « état de nature », et se réunissant ensuite pour former la société. Une telle conception était autrefois très répandue, mais elle est tout à fait fausse. Si nous examinons pas à pas l’évolution de la société humaine, nous voyons qu’elle s’est formée à partir du troupeau et non à par-tir d’êtres d’apparence humaine vivant en endroits différents, et ayant tout à coup compris un beau jour qu’il était beaucoup plus commode (qu’ils étaient intelligents, ces sauvages !) de vivre ensemble et commençant à se réunir en société, après s’être convaincus les uns les autres dans des réunions publiques. « Le point de départ » (de la science, N. B.), a écrit Marx, se trouve dans « des individus produisant en société », et par suite, dans « la production sociale des individus ». Un chasseur et un pêcheur isolés... appartiennent au domaine de la fantaisie du XVIIIe siècle... La production d’individus isolés en dehors de la société... est aussi absurde que le développement de la langue sans les hommes qui vivent ensemble et parlent entre eux. » (K. Marx : Introduction à une critique de l’Économie politique).

La théorie de l’homme isolé qui s’unit aux autres s’est exprimée de la façon la plus frappante dans l’ouvrage de J.-J. Rousseau, Le contrat social , paru en 1762 : l’homme naît libre à l’état de nature. Pour protéger sa liberté, il entre en relations avec d’autres hommes, et c’est sur la base d’un « contrat social » que se crée une société, un État (Rousseau ne distingue pas l’État de la société). « Le traité social a pour but la conservation des contractants » (Livre II, chap. V). En fait, Rousseau étudie, non pas l’origine réelle de la société ou de l’État, mais la question de savoir comment, au point de vue de la « raison », il faut concevoir la société, c’est-à-dire, comment il faut bâtir une société ordonnée. Celui qui a enfreint le « contrat » est passible d’un châtiment. Si les rois abusent de leur force, il faut les chasser, - telle est la conclusion. Voilà pourquoi, malgré l’inexactitude absolue des conceptions de Rousseau, sa doctrine a joué un rôle révolutionnaire au plus haut point, pendant la grande Révolution française.

Les qualités sociales de l’homme n’ont pu se développer qu’au sein de la société. Il est ridicule de supposer que l’homme (encore plus un homme sauvage) ait compris l’utilité de la société sans avoir jamais vu cette dernière. Ce serait en effet comme le développement de la langue chez des hommes qui ne parlent pas et qui se trouvent disséminés de tous côtés. L’homme a toujours été, suivant l’expression d’Aristote, « un animal social », c’est-à-dire un animal qui a toujours vécu en société et jamais en dehors d’elle. On ne peut pas s’imaginer que la société humaine se soit « fondée peu à peu » (seul, un marchand qui fonde une société par actions, peut penser que la société humaine a pu être créée à peu près de la même manière, et s’imaginer ainsi les choses). En réalité, la société a toujours existé depuis que l’homme lui-même existe, et il n’y a jamais eu d’hommes en dehors de la société. L’homme est un animal sociable « par sa nature » ; sa « nature » est sociale et change avec la société ; c’est par leur « nature » et non suivant un contrat ou un traité, que les hommes vivent en société.

Si l’homme a toujours vécu en société, c’est-à-dire s’il a toujours été l’homme social, cela veut dire : l’individu a eu toujours pour milieu la société. Et si la société a toujours été le milieu où vivait l’individu, il n’est pas difficile de comprendre que ce milieu déterminait l’individu ; l’individu se développe suivant la nature du milieu, de la société : « Dis-moi qui tu liantes et je te dirai qui tu es ! »

Ici, se pose la question qui a toujours fourni et qui fournit encore matière à discussion, à savoir, celle du rôle des individus dans l’histoire.

Cependant, ce problème est loin d’être aussi difficile qu’il peut paraître. L’individu joue-t-il, oui ou non, un rôle quelconque dans la marche des événements ? Est-il égal à zéro ? Ou bien « peut-il » quelque chose ? Il est évident que la société, étant composée d’individus, les actes d’une personne quelconque influent sur l’événement social. Ainsi, l’individu joue « un rôle », ainsi les actes, les sentiments, les désirs de n’importe quel homme font partie intégrante du phénomène social. « Les hommes font l’histoire », et « les hommes » étant composés d’individus, il est clair que l’homme isolé n’est nullement égal à zéro, mais représente une certaine force. C’est l’entrecroisement, les rapports mutuels entre ces forces qui déterminent, comme nous le savons, le phénomène social.

D’autre part, si un homme isolé influe sur la société, ne peut-on pas savoir par quoi est déterminée l’action de cet homme isolé ? Si, on le peut. Nous savons parfaitement bien que la volonté de l’homme n’est pas libre, qu’elle est déterminée par des conditions extérieures. Et ces conditions extérieures étant pour un homme isolé ses conditions sociales (conditions de la vie de famille, de groupe, de profession, de classe, de la société tout entière à un moment donné), sa volonté, par conséquent, est déterminée par des conditions extérieures ; c’est dans ces conditions qu’elle puise les motifs de son activité. Ainsi, par exemple, un soldat russe du temps de Kérensky voyait que son exploitation allait à la ruine, que la vie devenait de plus en plus difficile, qu’on ne voyait pas la fin de la guerre, que les capitalistes s’enrichissaient, qu’on ne donnait pas la terre aux paysans. Tous ces faits fournissent des motifs pour son action, à savoir pour finir la guerre, s’emparer de la terre et pour cela, renverser le gouvernement. Par conséquent, l’ambiance sociale détermine les motifs de l’action.

La même ambiance pose les limites pour la réalisation de tel but poursuivi par un individu. En 1917, Milloukov a voulu renforcer l’influence de la bourgeoisie et s’appuyer sur les Alliés ; mais il n’y a pas réussi : l’ambiance était telle que Milioukov n’a rien fait, qu’il n’a rien pu faire.

Si nous examinons ensuite l’individu dans son évolution, nous nous apercevons qu’en réalité, il est tout farci d’influences de son milieu. L’homme est « éduqué » dans la famille, dans la rue, à l’école. Il parle la langue qui est le produit de l’évolution sociale, il pense avec des conceptions élaborées par toute une série de générations précédentes, il voit autour de lui d’autres hommes et leur minière d’être ; il voit devant lui un certain ordre qui influe sur lui à tout moment. Comme une éponge, il s’imbibe d’impressions toujours nouvelles. Tout cela contribue à le « façonner » comme individu. Ainsi, en réalité, il y a dans chaque individu un contenu social. L’individu isolé lui-même est le résultat d’une condensation des influences sociales fortement concentrées.

Enfin, il faut marquer encore un fait. Il arrive souvent que le rôle joué par un individu est assez grand, en raison de la place particulière qu’il occupe et du travail particulier qu’il fournit. Prenons, par exemple, une armée et son état-major. L’état-major est composé à peine de quelques individus, tandis qu’une armée compte des centaines de mille et parfois des millions d’hommes. Et, cependant, tout le monde sait que l’importance de quelques individus de l’état-major est beaucoup plus grande que celle du même nombre de personnes dans l’armée (de soldats ou d’officiers). Si l’ennemi réussit à capturer l’état-major, cela peut signifier parfois la défaite de l’armée entière. Ainsi l’importance de ces individus est assez grande. Cependant, voyons la chose d’un peu plus près. Que vaudrait un état-major sans lignes téléphoniques, sans rapports, sans informations, sans cartes, sans possibilités de donner des ordres, sans discipline, etc. ? Rien du tout. Les hommes appartenant à l’état-major seraient à peu près égaux aux autres membres de l’armée. En quoi consiste leur force et leur importance ? Elles sont créées par le lien social particulier, par l’organisation, dans laquelle ces hommes travaillent. Certes, ils doivent être aptes à accomplir leurs fonctions (avoir une instruction suffisante ou bien des capacités innées, développées par l’expérience, comme c’était le cas pour un grand nombre de généraux de Napoléon ou de commandants de l’Armée Rouge des Soviets). Mais, en dehors de ce lien particulier, ils perdent leur force. Cela signifie que la possibilité pour l’état-major d’exercer une grande influence sur l’armée est donnée par l’armée elle-même, par sa structure, par son organisation, par l’ensemble des rapports existants.

Les choses se passent plus ou moins de la même façon dans la société. Prenons, par exemple, les chefs politiques. Leur rôle, certes, est incomparablement plus grand que celui d’un homme moyen d’une classe ou d’un parti donné. Certes, il faut avoir des qualités spéciales, l’intelligence, l’expérience, etc..., pour être chef politique, mais il est clair que, sans les organisations appropriées (partis, associations, leur tactique particulière pour se rapprocher des masses, etc ... ) « les chefs » ne pourraient pas jouer un tel « rôle ». La force des liens sociaux donne, à son tour, une force à certains individus éminents. Les choses ne se passent pas autrement dans d’autres cas, lorsqu’il s’agit des inventeurs, des savants, etc... Ils ne peuvent se « développer » que dans certaines conditions. Supposons qu’un inventeur, très doué de par sa nature, n’ait pu « arriver » ; il n’a rien appris, il n’a pas lu, il a été obligé de faire absolument autre chose, par exemple de faire le commerce des chiffons. Son « talent » aura été étouffé : personne ne se serait douté de son existence. Comme il n’est pas possible de s’imaginer un chef en dehors d’une armée, de même il est impossible d’imaginer un inventeur sans machines, sans appareils, sans certains hommes. Au contraire, si notre marchand de chiffons avait réussi à « arriver », c’est-à-dire à occuper une place définie sans le système des liens sociaux, il pourrait peut-être devenir un nouvel Edison. On pourrait citer un grand nombre d’exemples analogues. Il va de soi que dans tous ces cas, l’influence de la société s’exerce encore dans ce sens qu’on ne peut « arriver » que dans les choses dont la société (une classe, un groupe, ou la société, en général) a besoin.

Ainsi, les liens sociaux donnent eux-mêmes la force aux individus - telle est la conclusion des exemples précédents.

Cette conception s’est frayé un chemin non sans difficultés. Les causes en ont été expliquées d’une façon excellente par le camarade M. N. Pokrovsky (Histoire de la civilisation russe, Ire partie). « Un historien, par sa position personnelle elle-même, est un travailleur intellectuel, d’abord, et ensuite, si nous considérons des traits plus particuliers, il est en même temps un homme qui écrit, un homme de lettres. Quoi de plus naturel alors qu’il prenne le travail intellectuel pour la chose principale dans l’histoire, et les oeuvres littéraires, depuis les poèmes et les romans jusqu’aux traités de philosophie et de sciences, pour les faits essentiels de la culture ? Mais ce n’est pas encore assez, les travailleurs intellectuels, et ceci est assez naturel, se sont laissés aller au même orgueil qui avait dicté aux Pharaons des inscriptions élogieuses. Ils ont commencé à croire que c’étaient eux qui faisaient l’histoire ». Il faut ajouter encore que ce point de vue professionnel coïncidait avec celui des classes, des groupements dominants, de la minorité qui commande à l’immense majorité. Il n’est pas difficile de voir que cette mise en relief des chefs, et avant tout des rois, des princes, etc.... et ensuite des soi-disant génies, est dans le même ordre d’idées que la conception religieuse ; car on ne voit pas ici la force sociale que la société donne à l’individu, et au lieu de cette force sociale, on voit la force de l’individu lui-même, force inexplicable c’est-à-dire « divine » par son essence. Ceci a été exprimé d’une façon admirable par le philosophe russe W. F. Soloviev (La justification du bien, chap. IV, cité par Khvostiv : La théorie du processus historique) : « Les hommes providentiels, qui nous ont révélé une religion supérieure et qui ont éclairé l’humanité n’étaient pas au début les créateurs de ces biens. Tout ce qu’ils ont donné, ils l’avaient hérité eux-mêmes des génies historiques universels, des héros auxquels nous devons aussi notre souvenir reconnaissant. Nous devons reconstituer aussi complètement que possible toute la lignée de nos ancêtres spirituels, des hommes par lesquels la providence dirigeait l’humanité dans la voie de la perfection... C’est dans ces « vases élus » que réside ce que Lui (le Père Céleste) y mit, c’est dans ces images visibles de la Divinité invisible qu’on La reconnaît et La glorifie Elle-même ». Il n’est pas besoin de répondre en détail à ce galimatias, il y suffit lui-même.

Il résulte de ce qui a été dit précédemment qu’un individu agit toujours comme individu social, comme membre, partie d’un groupement, d’une classe, de la société. L’ « individu » a toujours un contenu social, aussi, pour comprendre l’évolution de la société, faut-il partir de l’étude des conditions sociales et passer ensuite, si c’est nécessaire, à l’individu, et ne pas procéder à l’inverse. C’est par l’étude des rapports sociaux, par l’examen des conditions de toute la vie sociale, de la vie d’une classe, d’un groupement professionnel, de la famille, de l’école, etc..., que nous pouvons expliquer plus ou moins bien l’évolution de l’individu ; mais nous ne pourrions faire comprendre l’évolution de la société par l’étude du développement de l’individu, parce que chaque individu qui agit d’une façon quelconque doit tenir compte avant tout de ce qui a déjà été fait dans la société. Ainsi, un acheteur se rend au marché pour se procurer des chaussures ou du pain. Comment les estime-il ? Il est évident qu’il adapte d’avance son estimation personnelle au prix qui existe déjà ou bien qui a déjà été établi sur le marché. Un inventeur construit une nouvelle machine ; il part de ce qui existe déjà, de la technique et de la science données, des exigences posées par son travail pratique, etc... En un mot, si nous nous efforçons, ainsi que le font certains savants bourgeois, d’expliquer les phénomènes sociaux d’après les phénomènes personnels (psychologiques ou individuels) nous arriverons, non pas à une explication, mais à un cercle vicieux : un phénomène social (le prix, par exemple), nous essayerons de l’expliquer par un fait personnel (par exemple, par l’estimation de la marchandise par Monsieur Un Tel), et cette estimation devra être expliquée par le prix avec lequel le même monsieur a dû compter. Quel serait le résultat d’une telle explication ? « La terre repose sur une baleine, la baleine est sur l’eau et l’eau sur la terre » - comme dit une fable russe. Nous arriverons forcément au même résultat chaque fois que nous voudrons établir le caractère de la société par l’étude des individus et de leur conduite. En conséquence, il est nécessaire de partir de la société, car, comme nous l’avons vu, c’est dans le milieu social que l’individu puise les mobiles de son action ; c’est dans le milieu social et dans les conditions de son développement qu’il trouve des limites pour son activité : ce sont les conditions sociales qui déterminent son rôle, etc. La société domine l’individu, ou, comme disent les savants, il existe une suprématie de la société sur l’individu.

29.Les sociétés en formation. Du fait que l’homme, en tant qu’homme, a toujours vécu dans la société, il ne résulte nullement que des sociétés nouvelles ne puisent se former ou les anciennes se développer.

Supposons qu’à une époque déterminée, il existe, sur divers points du globe, des conglomérats humains. Supposons ensuite que ces conglomérats n’aient aucun rapport entre eux : ils sont séparés par des montagnes, par des rivières, par des mers, et n’ont pas encore atteint un degré de civilisation tel qu’ils puissent vaincre ces obstacles. S’il arrive qu’ils entrent en contact les uns avec les autres, cela ne se produit que rarement et d’une façon irrégulière : il ne peut être question de relations stables entre eux.

Sommes-nous dans ce cas en présence d’une seule société considérable qui embrasse ces conglomérats humains particuliers ? Pas du tout. Nous avons ici, non pas une seule société, mais autant de sociétés qu’il y a de conglomérats. Pourquoi ? Parce que c’est le lien du travail, « le rapport de production », qui forme l’ossature, le squelette du corps social, qui constitue la base, le trait caractéristique principal de la société. Dans l’exemple cité plus haut, ce lien entre les conglomérats n’existe pas ; par conséquent, nous ne sommes pas ici en présence d’une seule société, mais de sociétés différentes, dont chacune a sa propre histoire.

Lorsqu’il s’agit ici d’ « hommes », on peut les réunir, non pas en une société, mais les réunir en tant qu’hommes pour les distinguer des autres animaux, ou, en d’autres termes, on peut les considérer comme quelque chose de particulier (hommes) au point de vue, biologique, c’est-à-dire de la même espèce biologique (non pas des puces, des girafes ou des éléphants, mais d’une seule espèce : des hommes). Mais, au point de vue de la science sociale, de la sociologie, il n’existe ici aucune unité, aucune société ; nous avons affaire à une espèce et à plusieurs sociétés. Pour qu’il y ait une unité biologique ; il faut que les animaux donnés aient la même structure, les mêmes organes, etc... ; l’unité sociologique exige que les animaux - hommes travaillent ensemble, et non pas les uns parallèlement aux autres, et non pas en même temps, mais en commun.

Certes, nombreux sont ceux qui contestent le fait que les sociétés sont des agrégats fermés. Ainsi, le professeur Wipper écrit (Les nouveaux horizons de la science historique. Le monde contemporain) : « Il se peut que, dès le début de la civilisation, les sociétés complètement fermées, l’économie naturelle pure, n’aient jamais existé. Les rapports commerciaux, la colonisation et les migrations, la propagande ont existé depuis des temps immémoriaux. Sans doute, un travail indépendant était exécuté aussi localement, maintes choses ont été réalisées simultanément, dans des limites géographiques et dans des conditions différentes, par des efforts indépendants, mais il se peut aussi que, plus souvent encore, le degré suivant de l’évolution ait été atteint d’un seul bond, grâce à une leçon prématurée, insuffisamment comprise, mais due surtout à une source étrangère et ensuite oubliée ». Cependant, si une société absolument (« complètement ») fermée n’a même jamais existé, il n’en est pas moins vrai que les échanges entre différentes sociétés humaines étaient extrêmement faibles. Ainsi, par exemple, quels rapports durables ont pu exister entre les peuples européens et l’Amérique avant le voyage de Christophe Colomb ? Mais, entre les peuples européens eux-mêmes, le lien était très faible au moyen âge, par exemple. Par conséquent, on ne peut pas parler dans ces cas, d’une société humaine unique - l’humanité était à cette époque une unité biologique, et rien d’autre.

Supposons maintenant qu’entre nos sociétés commencent d’abord des rapports d’ordre militaire et ensuite d’ordre commercial. Ces rapports commerciaux deviennent de plus en plus durables, et il arrive un moment où une société ne peut plus vivre sans l’autre ; les unes produisent principalement une chose, les autres, une autre ; on échange ces produits et l’on travaille ainsi l’un pour l’autre, ce travail n’ayant pas un caractère fortuit, mais régulier, indispensable, pour l’existence de ces deux « sociétés ». Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive ainsi que nous avons déjà une seule société de dimensions plus grandes. Elle a été formée par la réunion des deux sociétés distinctes.

Mais un processus contraire est aussi possible. Dans certaines conditions, une société peut se diviser en plusieurs ; il en est ainsi dans les périodes de décadence.

Que peut-on conclure de ces faits ? Que la société n’est rien de figé., ni de donné depuis des siècles. Nous pouvons observer le processus de la formation d’une société. Nous l’avons vu, par exemple, dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle. Des rapports de plus en plus étroits s’établissaient entre les différents pays par des voies diverses (grâce aux guerres coloniales, à l’augmentation des échanges, des importations et exportations de capitaux, grâce aux migrations de population d’un pays à l’autre, etc...). Des rapports économiques durables (et non pas fortuits) s’établissaient entre les pays et, en dernier lieu, des liens de travail. L’économie mondiale naissait, le capitalisme mondial se développait, et ses différentes parties influaient les unes sur les autres. En même temps que se déplaçaient sur un plan international les hommes et les choses, les marchandises, les capitaux, les ouvriers, les commerçants, les ingénieurs, etc... un torrent puissant d’idées scientifiques, artistiques, philosophiques, politiques, religieuses et autres faisait irruption d’un pays à l’autre. Les échanges mondiaux matériels ont entraîné à leur suite les échanges spirituels. C’est ainsi qu’a commencé à se former une seule société humaine, ayant une seule histoire.


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