Comment redonner à la politique ses lettres de noblesse  ?

vendredi 14 octobre 2016.
 

Table ronde avec Éric et Alain Bocquet, parlementaires PCF et auteurs de Sans domicile fisc (Éd. de l’Atelier), Pierre Jacquemain, ancien directeur de cabinet de Myriam El Khomri, démissionnaire et auteur d’Ils ont tué la gauche (éd. Fayard) et Bernard Friot, sociologue et économiste.

Le contexte

Comment combattre le fléau de l’évasion fiscale, imaginer l’émancipation du travail, empêcher la domination de la technostructure  : des chantiers urgents pour une reprise en main de la République sur les affaires du monde.

Éric et Alain Bocquet, dans votre livre Sans domicile fisc, vous épinglez l’évasion fiscale, qui prive le pays de 60 à 80 milliards d’euros de ressources, et qui est, comme l’a révélé l’affaire des Panama Papers, un phénomène mondial. Comment faire face  ?

ALAIN BOCQUET Nous sommes à une croisée des chemins. On n’est plus aujourd’hui dans la situation du vieil argent français planqué en Suisse, qui représente « peanuts » dans la masse de l’argent occulte, caché dans les paradis fiscaux. On est face à un système qu’on essaie de dévoiler de la manière la plus accessible possible dans notre livre, un système mondialisé qui nécessite qu’on passe à une phase où chaque citoyen se mêle de ce combat. On a eu au départ des ONG (CCFD, Oxfam, etc.) qui se sont occupées il y a déjà une trentaine d’années des conséquences pour les pays du Sud de l’évasion fiscale. On a eu des rapports à l’Assemblée, au Sénat. Des journalistes, qu’il faut saluer pour leur courage, ont fait connaître ces réalités. Et il y a les lanceurs d’alerte, qui méritent attention, soutien. Aujourd’hui, si tout le monde ne s’en mêle pas, on n’avancera pas. Or, il y a un enjeu capital. C’est pourquoi nous faisons la proposition d’une COP financière et fiscale. Pour l’instant, ce sont les pays du G20 qui maîtrisent la finance mondiale avec les grandes institutions bancaires et sociétés financières. Ça doit être une question qui concerne le monde entier, l’ensemble des États. La COP sur l’environnement a permis de faire avancer les choses, même si on n’est pas au bout du bout. Il faut que, sur ce modèle-là, on s’occupe de la finance. Les gaz à effet de serre qui font des trous dans la couche d’ozone, c’est une réalité, mais l’évasion fiscale, les paradis fiscaux qui font des trous noirs dans la finance mondiale avec des trafics en tout genre, c’est aussi un sujet pour l‘avenir des générations futures.

ÉRIC BOCQUET L’évasion fiscale, ce n’est pas un dysfonctionnement de l’économie libérale. C’est au cœur de la domination de l’argent sur les économies du monde. Ce sont les banques, les paradis fiscaux, des avocats fiscalistes, des comptables, des gens très brillants, des complicités, des connivences, qui ont permis tout ça. Qui captent la richesse produite par nous tous. Ce n’est pas un dysfonctionnement de quelques malhonnêtes qui passent la frontière pour échapper à l’impôt. L’exemple Apple, qui a échappé à 13 milliards d’euros d’impôt en Irlande, est éloquent. Rappelons qu’en Irlande l’impôt sur les sociétés est le plus bas d’Europe, 12,5 %, mais Apple était imposé à 0,005 %  ! C’est Apple qui a négocié avec le gouvernement irlandais. Et qui aujourd’hui demande au fisc américain de lui faire une faveur pour que son argent soit rapatrié sur le sol américain. C’est là où il y a une bascule politique  : les États ont capitulé ou manigancé. Il faut que le Politique avec un grand P, les intérêts généraux, la République reprennent la main sur les affaires du monde et impose la loi, un impôt juste, progressif, équitable, et surtout que personne, aucun de ces grands groupes, n’y échappe. Il faut ouvrir le chantier de l’harmonisation fiscale en Europe. L’harmonisation vers le haut. Pour éviter qu’Apple et d’autres puissent faire leur petit marché fiscal, pour aller là où c’est le moins lourd. On nous rebat les oreilles avec l’histoire de la dette publique. On nous dit  : un bébé qui naît aujourd’hui a sur sa tête 31 000 euros de dette, avant même d’avoir sali sa première couche. Moi, j’ai fait un petit calcul  : on estime à 80 milliards d’euros l’évasion fiscale, et il y a 800 000 naissances par an environ en France. Ça fait 100 000 euros par tête. Donc, pour chaque bébé, il y a 31 000 euros en débit, mais il y a 100 000 en crédit. Quand on expliquera ça aux gens, on changera la donne. Aujourd’hui, les gens ont intégré l’idée qu’il n’y a plus d’argent, on vit au-dessus de nos moyens, on n’a plus les moyens de payer les retraites, etc. C’est un mensonge absolu. La France, sixième puissance économique mondiale, a du crédit, de l’actif. Il y a de l’argent qui nous échappe. C’est ça l’enjeu.

Pierre Jacquemain, dans votre livre Ils ont tué la gauche, tiré de votre expérience de conseiller au cabinet de la ministre du Travail, vous dénoncez le pouvoir de la technostructure sur le politique. Comment se traduit-il  ?

PIERRE JACQUEMAIN La grande défaite de toutes les institutions auxquelles j’ai participé, c’est le pouvoir de cette technocratie, cet univers de gens aux têtes bien faites, ayant fait l’ENA, Normale sup, Polytechnique, toutes les grandes écoles. Ce pouvoir-là a pris le pouvoir sur le politique. C’est le renoncement du politique à penser autrement qui permet à cette technocratie de s’imposer. Cette technocratie est en responsabilité partout, dans les institutions, les entreprises publiques, les cabinets ministériels, elle n’est pas là pour penser une alternative, imaginer des possibles, elle est là pour répondre à des équations. C’est pourquoi je dis qu’aujourd’hui la politique est une affaire de comptabilité, et plus de rêve, d’utopie. La manière dont je l’ai vécue dans le cabinet de Myriam El Khomri a été pour moi assez révélatrice. Un exemple  : dans une réunion du cabinet où il était question du chômage, un des conseillers de la ministre dit  : « C’est simple, pour régler le problème du chômage, on a qu’à donner des sous aux entreprises qui vont recruter, non pas une personne, mais deux personnes à mi-temps  ; comme ça, ça fera deux effectifs en moins dans les chiffres de Pôle emploi. » Voilà comment on pense la politique aujourd’hui  ! On voudrait aussi nous imposer l’idée qu’il n’y a plus de droite, de gauche, qu’il n’y a plus que du consensus à faire. Le problème fondamental est dans ce refus d’aller au conflit politique, pour défendre ses idées. On mène une politique de consensus permanente, d’abandon des idéaux. C’est typiquement ce qui s’est passé avec Myriam El Khomri, qui est arrivée avec une ambition, une envie de défendre le monde des travailleurs, ce que devait être un droit nouveau pour les travailleurs. Et puis, petit à petit, ces technocrates qui ont investi les cabinets ministériels ont totalement dépolitisé la fonction ministérielle, cela a été fatal pour Myriam El Khomri. Une grande défaite de la gauche, c’est aussi d’avoir rompu avec les intellectuels, avec la recherche. Cela aussi, je l’ai vécu d’assez près au ministère du Travail, où j’ai constaté très vite qu’il y avait un mépris total des productions des intellectuels. Les « techno » ne pensent que contraintes  : contrainte de dette, de déficit, contraintes de l’UE, etc. Du coup, du projet de François Hollande, qui a fait que 18 millions d’électeurs ont cru en lui, ou en tout cas qui ont eu la naïveté de penser comme moi que peut-être il allait y avoir quelques améliorations, on se retrouve avec un projet de loi pas du tout conforme avec les idées de la gauche, et ce pour quoi il a été élu.

Comment en sortir  ?

PIERRE JACQUEMAIN On ne changera pas la donne politique tant que l’on ne s’étonnera pas que le Parlement ne ressemble pas aux millions de visages qui existent dans la société française. Tant que l’on ne s’étonnera pas de cette prise de pouvoir de cette technostructure. La Ve République est à bout de souffle. C’est un des enjeux majeurs aujourd’hui  : faire la révolution institutionnelle, faire en sorte que ce soit les citoyens qui aient le pouvoir. L’urgence est sociale, écologique, mais elle est en priorité, sur le plan démocratique, à réinventer les institutions.

Bernard Friot, à rebours des discours sur le plein-emploi, vous avancez la proposition d’un « droit politique au salaire ». Quel contenu lui donnez-vous  ?

BERNARD FRIOT Ce n’est pas dans un accès de tous au marché du travail qu’est l’avenir de notre maîtrise du travail. Plein-emploi, ça ne nous fait pas sortir de la subordination au capital. Même si nous complétions le projet de plein-emploi d’une augmentation des droits des salariés (veto sur des plans de licenciement, consultation obligatoire sur la stratégie de l’entreprise…), même si, par une maîtrise du crédit public, nous avions sur l’investissement plus de poids qu’aujourd’hui contre la logique du crédit bancaire, aussi longtemps que nous n’attachons pas à la personne des salariés et au collectif des travailleurs des droits nouveaux (droit de propriété d’usage de l’outil de travail), notre relation de subordination au propriétaire de l’entreprise resterait toujours. Nous serions toujours soumis au chantage  : « vous n’êtes pas d’accord avec mes décisions, eh bien je vais produire ailleurs ». Un projet révolutionnaire doit viser à prendre la maîtrise de la production, sortir de l’impuissance face à la décision du capital. En 1946, les ministres communistes ont institué une alternative au marché du travail, une alternative au crédit capitaliste. Pour que nous sortions du double chantage à l’emploi et à l’investissement, il faut prolonger le combat de nos anciens. En 1946, les ministres communistes s’approprient, dans le régime général de la Sécurité sociale, à travers la cotisation, l’équivalent du tiers de la masse salariale, géré dans des conseils d’administration composés aux trois quarts de représentants des salariés élus. Avec ça, ils ont commencé à maîtriser le travail, c’est-à-dire sortir du marché du travail, qui nous fait dépendre d’employeurs, et à sortir du crédit, fût-il public, qui nous endette. Soixante-dix ans plus tard, malgré toutes les attaques dont c’est l’objet, nous produisons encore 10 % du PIB sans employeur  : ce sont des fonctionnaires hospitaliers qui ont un salaire à vie, ne sont pas soumis au chantage au licenciement. Et sans propriétaire lucratif  : les hôpitaux sont une copropriété d’usage, il n’y a pas de profit généré par la propriété des outils de travail, et sans prêteur. Si nous produisons de la santé sans employeur, sans actionnaire et sans prêteur, nous pouvons tout produire de la même façon.

Comment faire aujourd’hui  ?

BERNARD FRIOT Nous avons inventé en octobre 1946 la loi Thorez, qui met en place le statut de la fonction publique d’État, c’est-à-dire le salaire à vie, et non l’emploi à vie. La fonction publique, ce n’est pas l’emploi à vie – les fonctionnaires changent plus souvent d’emploi que les autres –, c’est le salaire à vie. Il faut oser prononcer ces mots-là, sinon on va être balayé par le projet patronal d’un revenu de base. Le discours capitaliste nous dit qu’on ne peut pas changer le mode de production, on peut l’améliorer par de la solidarité de ceux qui ont envers ceux qui n’ont pas. C’est contre cette solidarité-là que nous devons nous battre. Comment  ? En s’appuyant sur le modèle d’un régime général redevenu géré par les travailleurs eux-mêmes, sur le modèle de la fonction publique, celui de ces branches professionnelles, comme la métallurgie, dans lesquelles les syndicats ont conquis un droit à carrière, sur la moitié des retraités qui ont une pension proche de leur salaire et donc un salaire à vie. Le projet, de moyen et long terme, c’est le droit politique au salaire, fait de trois droits nouveaux. Premièrement, un droit à la qualification personnelle, attribué automatiquement, dans son premier niveau, pour tous à 18 ans, et le salaire à vie qui va avec. Deuxième droit nouveau  : la copropriété d’usage de l’outil de travail. À 18 ans, on est copropriétaire d’usage de son outil de travail, donc décidant de l’investissement, de ce qui est produit, etc. Copropriétaire d’usage, cela veut dire ne tirant aucun revenu de cette propriété. En revanche, on peut améliorer sa qualification et passer une épreuve pour sortir avec un salaire plus élevé qu’on ira porter dans une autre entreprise, parce qu’on est titulaire de son salaire, comme dans la fonction publique – ce n’est pas le poste de travail qui est le porteur du salaire, mais la personne elle-même. Troisième droit  : celui de participer aux décisions des caisses d’investissement, des jurys de qualification, des caisses de salaires – puisque, comme dans la fonction publique ou à l’hôpital, ce n’est plus l’entreprise qui va payer ses salariés  : elle cotise, au prorata de sa valeur ajoutée, à des caisses de salaires. De la même façon, nous allons généraliser ce que nous avons fait quand nous avons construit un collège par jour, entre 1965 et 1975, par la hausse des impôts, c’est-à-dire par l’appropriation non capitaliste d’une partie suffisante de la valeur pour que le Trésor public puisse subventionner l’investissement scolaire. Ce cercle vertueux de la cotisation et de la subvention, nous pouvons le généraliser à toute production. Toute production peut être produite par une cotisation économique, qui subventionne l’investissement.

Compte rendu réalisé par Yves Housson, L’Humanité


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