Le 3 octobre 1979, Nicos Poulantzas nous quittait

samedi 5 octobre 2019.
 

Né à Athènes, Nicos Poulantzas a été membre du Parti communiste grec. Résidant en France à partir de 1960, il va être maître de conférences à l’université de Paris-VIII (Vincennes).

Quand il publie en 1968 son livre "Pouvoir politique et classes sociales", il n’est pas exagéré de dire qu’il n’y a pas en France de véritable théorie marxiste de l’État. Les esprits exigeants doivent se contenter de quelques textes de Gramsci et de quelques commentaires intelligents sur les classiques de la théorie de l’État.

"Pouvoir politique et classes sociales" se situe à un tout autre niveau.

C’est apparemment un livre bardé de références dogmatiques, formulé dans une langue rébarbative, mais en même temps plein de vigueur juvénile et qui bouscule les règles établies. Nicos Poulantzas est, à l’époque, très profondément influencé par Louis Althusser, mais il ne développe pas pour autant la pensée d’un maître ; il part, en réalité, à l’aventure, un peu comme s’il s’enivrait de découvertes qu’il est très difficile de maîtriser et qu’il faut, à cause de cela, emprisonner dans une terminologie familière et bien connue.

On peut, bien entendu, critiquer sévèrement l’importance qu’il attribue alors aux définitions et aux classifications, à la taxinomie. On ne doit cependant pas oublier que cet ouvrage permet à beaucoup de rompre, à ce moment-là, avec un marxisme simpliste, qui ne voit dans l’État que l’instrument de la classe dominante et dans la politique qu’une manipulation.

Nicos Poulantzas, en cherchant à délimiter le champ du politique, fait toucher du doigt l’irréductibilité de celui-ci par rapport à l’économique ou à l’idéologique, et le redécouvre comme un jeu de stratégies et de tactiques en vue de maintenir la cohésion de la formation sociale.

Il est, en ce sens, beaucoup plus loin du structuralisme qu’on ne l’a dit.

C’est ce que montre bien son livre "Fascisme et dictature" (1971), qui s’intéresse de très près aux processus qui ont mené les fascistes italiens et les national-socialistes allemands à prendre le pouvoir.

Nicos Poulantzas, dans cet ouvrage, fait preuve d’une très grande sensibilité aux évolutions des rapports de force entre les classes et aux glissements politiques et idéologiques qu’on observe comme conséquences directes des affrontements entre les grandes organisations représentatives des couches opprimées et de la bourgeoisie.

La politique pour laquelle il se passionne n’est certainement pas le reflet de l’économie et des rapports économiques ; elle est, au contraire, la réaffirmation toujours renouvelée de la lutte des classes ; elle est faite d’une suite d’interventions qui bouleversent des relations apparemment très établies et cristallisées.

On peut dire que la théorie de Nicos Poulantzas se centre autour de la contradiction entre les déterminismes sociaux structurels et l’innovation latente, et porteuse d’avenir, des conflits de classes.

Dans cet esprit toujours, il n’y a pas de pire adversaire du marxisme authentique que l’économisme, qui résume toutes les conceptions fatalistes de l’histoire et toutes les conceptions déterministes de la société.

Pour Nicos Poulantzas, le caractère irrésistible des processus économiques auxquels les hommes d’aujourd’hui sont confrontés, particulièrement dans un contexte de prolifération des sociétés multinationales et de désordres monétaires internationaux, ne renvoie donc pas à une loi d’airain du devenir social, mais à un certain agencement des rapports de classes, à des dispositifs favorables, dans une conjoncture donnée, à la classe dominante.

La domination de l’État, sa suprématie apparente dans tous les débats qui secouent la société ne sont pas le fait d’une entité maîtresse d’elle-même, d’une sorte de démiurge qui ferait face consciemment aux problèmes qu’il doit affronter.

Ils sont plutôt l’expression d’un fonctionnement aveugle : l’État capitaliste contemporain est tout autant dirigé qu’il dirige. Comme le dit Poulantzas dans son dernier ouvrage, "L’État, le Pouvoir, le Socialisme" (1978), l’État est de nature relationnelle. Il exprime et traduit des relations sociales complexes au niveau global, ou plus précisément national, sans qu’on puisse dire qu’il s’impose comme l’organisateur véritable de la société. Il est, dit encore Nicos Poulantzas, condensation, matérialisation des rapports de force entre les classes. En d’autres termes, on est bien en présence d’une immense machinerie, mais d’une machinerie qui n’a pas en elle-même ses forces motrices ni son principe de fonctionnement.

L’État doit donc être désacralisé et débarrassé de tous les investissements idéologiques qui en font un instrument privilégié de conservation ou de transformation de la société. On ne peut évidemment ignorer des phénomènes tels que le nazisme et le stalinisme, qui sont l’irruption d’une sauvagerie étatique rationalisée ; mais ils doivent être replacés dans le cadre de modifications radicales des rapports de classes, alors même qu’ils semblent précéder celles-ci, voire les mettre en œuvre de façon paroxystique.

Il en découle logiquement qu’on ne doit pas simplifier – comme le fait une partie de la tradition marxiste – le problème de la disparition ou du dépérissement de l’État.

La métaphore de la destruction de l’appareil d’État ne doit pas nous conduire à oublier que la lutte pour faire régresser la part de la coercition politique dans les rapports sociaux ne saurait s’épuiser dans la destruction de certaines institutions étatiques.

Il faut, en réalité, qu’il y ait concomitance des transformations politiques et des transformations sociales, dans un contexte général d’extension de la démocratie.

L’œuvre prématurément interrompue de Nicos Poulantzas se clôt sur une mise en question très claire du dogmatisme et sur une invite à ne pas se laisser prendre dans les filets de l’étatisme.

Jean-Marie VINCENT (professeur à l’université de Paris-VIII)

(Sce : Encyclopédie UNIVERSALIS)


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