Médicaments : « Quand il s’agit de santé, est-ce au marché de faire la loi, ou est-ce à l’État ? »

mardi 8 novembre 2016.
 

« Bien placé, un cancer peut rapporter jusqu’à 120 000 euros »

Les laboratoires pharmaceutiques en accusation

« Remèdes mortels et crimes organisés. Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé »

Le sous-titre choc de ce dossier, ce n’est pas nous qui l’avons osé, il s’agit du titre du livre publié il y a quelques mois par l’un des plus grands spécialistes mondiaux de médecine interne, le professeur Peter C. Gøtzsche, préfacé par l’ancien rédacteur en chef de la prestigieuse revue médicale British Medical Journal. Dans ce livre, ce spécialiste des études cliniques, qui anime des groupes Cochrane d’experts indépendants, compare l’industrie pharmaceutique à la mafia ou aux industriels du tabac, qui n’hésitent pas à utiliser dissimulation et corruption pour maximiser le rendement des actionnaires. Pour lui, l’industrie pharmaceutique a systématiquement essayé de corrompre la connaissance, les médecins, les sociétés savantes, les experts, les journalistes, les associations de malades, pour exagérer les avantages et minimiser les torts causés par les médicaments... au point de faire oublier que les médicaments seraient la troisième cause de mortalité, derrière le cancer et les maladies cardiovasculaires ! Après avoir posé la question de quels médicaments avons-nous besoin et à quel prix, il conclut que le modèle à but lucratif est le mauvais modèle. Il appelle à la nationalisation de l’industrie pharmaceutique, à l’abolition de ses brevets, à la publicité totale de toutes les données utilisées pour les autorisations de mise sur le marché, à l’indépendance totale des autorités de réglementation et à l’évaluation des médicaments par des organismes du secteur public.

Malheureusement, l’actualité récente en France vient confirmer ce diagnostic impitoyable. En quelques jours, ce sont deux nouveaux scandales de santé publique qui sont venus s’ajouter à une liste déjà longue. La Depakine, responsable de nombreuses malformations, et les essais poubelles de Biotral, où l’Agence nationale du médicament est accusée d’avoir caché des données et couvert le laboratoire après le décès suspect de Rennes.

Depakine, les profits de Sanofi d’abord !

Depuis au moins 2009, la revue médicale indépendante Prescrire déconseille l’usage de la Depakine « tout au long de la grossesse ». Cette molécule, utile et efficace contre l’épilepsie, est en effet soupçonnée, depuis au moins 1980, de favoriser « les risques malformatifs, des effets ultérieurs néfastes décelables à l’âge scolaire sur le quotient intellectuel, sur le langage et le comportement ». Mais c’est le cri d’alerte de l’Apesac, l’Association de parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant, qui fait éclater le scandale en accusant la Depakine d’avoir provoqué 2 531 victimes, dont 451 morts.

L’assurance maladie établit que, malgré les recommandations, plus de 14 000 femmes enceintes ont été exposées au médicament entre 2007 et 2014. Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales reconnaît au moins 450 cas de malformations congénitales, et dénonce « un manque de réactivité des autorités sanitaires et de celui du principal titulaire de l’autorisation de mise sur le marché », le groupe Sanofi-Aventis. Aucune décision des pouvoirs publics pour durcir les conditions de prescription après les premières alertes, aucune information des femmes en âge de procréer. Les profits de Sanofi d’abord ! Ce n’est que grâce aux lanceurs d’alerte que les conditions de prescription de la Depakine sont aujourd’hui beaucoup plus strictes. Un fond d’indemnisation a été promis par Marisol Touraine...

L’association des victimes de la Dépakine veut lancer la première action santé de groupe en justice, car c’est à Sanofi de payer, pas à nos impôts ! On se souvient aux USA de la condamnation du laboratoire Merck à payer 250 millions de dollars aux victimes du Vioxx et à la mise en place d’un fond d’indemnisation de 5 milliards de dollars. Son anti-inflammatoire Vioxx avait été jugé par la Food and Drug Administration américaine responsable de 27 785 décès entre 1999 et 2004 ! Merck avait caché à la FDA les résultats d’un essai clinique, réalisé chez des patients victimes de la maladie d’Alzheimer, qui montrait le triplement des accidents cardiovasculaires. On se demande au passage comment leur consentement éclairé avait été recueilli. Deux milliards de dollars de chiffre d’affaire annuel pour le Vioxx, une puissante motivation à oublier l’étude au fond d’un tiroir ! En France, les victimes du Vioxx attendent toujours...

L’affaire de l’essai du Bial par la société Biotral démontre, elle, jusqu’à la nausée, les complicités entre les groupes pharmaceutiques, les instances gouvernementales chargées de les surveiller et certains médecins qui nagent en plein conflit d’intérêts. Le journal en ligne Mediapart révélait il y a quelques jours que l’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament, avait ignoré une alerte cruciale sur l’essai clinique meurtrier de Rennes, et masqué sa négligence en transmettant un rapport interne censuré aux enquêteurs du ministre de la Santé. Un volontaire était décédé de troubles neurologiques lors de l’essai clinique. L’ANSM avait autorisé l’essai, alors que les animaux sur lesquels le médicament avait été testé présentaient déjà des troubles neurologiques. Deux chiens et un singe étaient décédés. Une alerte interne sur le sujet avait été ignorée. Un « détail » censuré sur la version transmise aux enquêteurs !

Quand les gendarmes du médicament... font affaire avec les laboratoires !

Plus fort encore, en mars 2015, Mediapart révélait les relations aussi édifiantes qu’incestueuses entre les firmes et les autorités de régulation. Les présidents successifs de la commission de la transparence du médicament (Gilles Bouvenot, Bernard Avouac), le vice-président de la commission d’autorisation de mise sur le marché et membre de la Commission européenne du médicament (Jean-Pierre Reynier), plus quelques autres, se réunissaient régulièrement et secrètement dans un hôtel de Marseille avec les laboratoires. Contre monnaie sonnante et trébuchante, ils préparaient les dossiers qu’ils étaient chargés de juger. Et bien sûr, ils avaient oublié de déclarer ces activités rémunérées ! Ces commissions jouent un rôle central dans la politique du médicament. Elles apprécient l’amélioration du service médical rendu par un médicament, l’ASMR. Elles décident du remboursement des médicaments par la Sécurité sociale. Leurs avis sont presque toujours suivis par les ministres de la Santé. La plupart des responsables des laboratoires interrogés par Mediapart « évoquent le chiffre de 60 000 euros versés pour ces prestations ». Les médecins interrogés ne se souviennent plus, ou évoquent 1 000 à 1 500 euros, toujours en espèces ! Le procureur a été saisi.

Difficile de croire que les liens financiers entre médecins experts et laboratoires ne sont pour rien dans la cécité de la commission de pharmacovigilance. Elle n’avait pas hésité à conclure il y a quelques années qu’il n’y avait pas « de signal significatif de toxicité du Mediator »... Un Mediator reconnu coupable d’au moins 500 mortEs par valvulopathie et hypertension artérielle pulmonaire, et probablement en réalité de plus de 2 000 mortEs. Il avait fallu la ténacité de la pneumologue Irène Frachon pour faire exploser la vérité. Malgré les alertes internationales, le laboratoire Servier avait continué à vendre son Mediator avec le silence complice des autorités sanitaires. Indiqué pour lutter contre le diabète de type 2, les visiteurs médicaux de Servier l’avaient largement vendu dans une tout autre indication... un merveilleux coupe-faim pour la perte de poids ! Le mobile du crime : sept millions de boîtes vendues chaque année à 300 000 patientEs, pour un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros.

Une stratégie de communication à 25 000 euros par médecin !

Au-delà même des scandales de santé publique, l’enquête de Quentin Ravelli publiée en livre sur la Pyostacine, la Stratégie de la bactérie, révèle le fonctionnement normal de l’industrie pharmaceutique. Voilà un excellent antibiotique, la Pyostacine... mais il a un problème : son marché (celui des infections cutanées) est très étroit. Alors Sanofi, le troisième groupe pharmaceutique mondial, leader du CAC 40, déploie des myriades de visiteurs médicaux, multiple les articles amis dans la presse médicale, tout entière financée par les publicités des labos, avec un seul objectif : positionner l’antibiotique sur un marché plus vaste, l’ORL et le bronchopulmonaire. Qu’importe que son efficacité dans ces indications soit au mieux médiocre, que son utilisation y facilite l’émergence de résistances... L’efficacité sur les profits de Sanofi elle est bien réelle !

Pas étonnant que chaque année, en France, l’industrie pharmaceutique dépense 25 000 euros par médecin en communications diverses, symposiums, formations orientées... dans les meilleurs restaurants, sans parler des congrès à l’autre bout du monde pour les KOL (key opinion leader)… Bien loin des discours officiels pour justifier les prix élevés des médicaments, les dépenses de recherche et développement ne représentent que 9,8 % du chiffre d’affaires des laboratoires. Moins que le budget marketing... Entre 1996 et 2005, les dix premières entreprises mondiales de l’industrie pharmaceutique ont consacré 749 milliards de dollars en marketing et administration, soit 2,6 fois plus qu’en recherche et développement.

Le Nord gavé de médicaments toujours plus chers, le Sud privé de traitements !

L’industrie pharmaceutique est fondamentalement en panne d’innovation, sauf dans de rares secteurs. Alors il ne lui reste plus qu’à copier à l’infini ses propres molécules, pour reculer la chute dans le domaine public de ses brevets, qu’à transformer en prise médicamenteuse nos plaintes et nos anxiétés, nos insomnies et nos désirs. À inonder les marchés solvables de molécules souvent mal testées, peu utiles ou qui n’apportent qu’une amélioration du service médical rendu fort modeste. Et à les faire payer très cher à la Sécurité sociale, avec la complicité des gouvernants... Il faut refuser la surconsommation médicale, d’antibiotiques, de somnifères, de psychotropes, dont la France est un des plus grands utilisateurs, il faut refuser la mise sur le marché de médicaments inutiles et dangereux, exiger le développement de méthodes de prise en charge non médicamenteuses de nombreuses pathologies comme l’insomnie, l’anxiété, favoriser l’accès aux psychologues, l’éducation thérapeutique… Mais il faut aussi réaffirmer que l’humanité a besoin de médicaments, peu nombreux, efficaces, bien testés, peu chers, accessibles à touTEs et partout, aux effets secondaires limités et socialement acceptés.

Et cela au Nord comme au Sud. Car si les marchés du Nord sont gavés de médicaments, les pathologies non solvables du Sud n’intéressent pas l’industrie pharmaceutique. Sur les 1 556 nouveaux médicaments approuvés entre 1975 et 2004, seuls 1,3 % étaient développés pour lutter contre les maladies tropicales ou la tuberculose, alors que, selon l’organisation Drugs for neglected diseases initiative, ces pathologies représentent 11,4 % de la morbidité mondiale. L’industrie pharmaceutique a été incapable de fabriquer un seul vaccin humain contre les maladies parasitaires, qui touchent les trois quarts de la population mondiale. Pourtant elle a réussi à sortir des vaccins... contre les parasitoses animales ! L’agrobusiness paye, pas les ­malades des pays pauvres !

Il y a pourtant un moment où les malades du Sud intéressent « Big Pharma » : pour réaliser à moindre frais ses essais thérapeutiques. Ainsi, l’Inde est devenue le haut lieu des essais cliniques délocalisés, où les cobayes sont 10 fois moins payés que dans les pays riches... Cela au prix de plus de 2 000 décès entre 2008 et 2012, selon un document du gouvernement indien. Et nous n’oublierons jamais qu’en 2001, en pleine épidémie de sida, les 31 plus grands laboratoires ont osé mettre en procès à Pretoria le gouvernement sud-africain. Malgré les brevets de l’industrie pharmaceutique, celui-ci voulait fabriquer des anti-viraux génériques, pour les rendre enfin accessibles aux malades sud-africains !

L’explosion du prix des nouveaux médicaments !

« Bien placé, un cancer peut rapporter jusqu’à 120 000 euros »

« Un milliard d’euros de bénéfices, l’hépatite C on en vit très bien », « Bien placé, un cancer peut rapporter jusqu’à 120 000 euros », « Une leucémie, c’est en moyenne 20 000 % de marge brute », ou encore « Le mélanome, c’est quoi exactement ? C’est quatre milliards de chiffre d’affaires »...

Les affiches chocs de la campagne de Médecins du monde ont été interdites de métro « devant les risques de réaction négative » de l’industrie pharmaceutique. Alors une pétition prend le relais pour dénoncer « les marges colossales et révoltantes sur les traitements des malades » et poser une question simple à la ministre : « Quand il s’agit de santé, est-ce au marché de faire la loi, ou est-ce à l’État ? »

Car en France, les prix des médicaments ne sont pas libres, ils sont le fruit d’une très opaque négociation entre le gouvernement et l’industrie pharmaceutique à travers un Comité économique des produits de santé (CEPS). Alors qu’une équipe de chercheurs de Liverpool a estimé que le coût de production du nouvel anti-viral actif contre l’hépatite C, le Sofosbuvir, ne s’élevait qu’à une centaine d’euros pour les trois mois de traitement nécessaires, le laboratoire Gilead a obtenu un prix de revente de 41 000 euros, soit 400 fois plus ! 200 000 malades en auraient besoin... mais seulement 30 000 sont sous traitement.

Sans bénéfice thérapeutique... mais avec des bénéfices financiers !

Depuis plusieurs années, le prix des médicaments est en constante augmentation : le Keytruda contre le mélanome est vendu plus de 100 000 euros par patientE, le Glivec pour soigner la leucémie 40 000 euros par an et par patientE. En une quinzaine d’années, le prix moyen des traitements de cancéro­logie a bondi de 10 000 à plus de 120 000 euros par patientE et par an. Une explosion qui n’est pas justifiée par le coût de la recherche et développement... qui a diminué et qui souvent bénéficie des crédits de la recherche publique ! Une explosion qui n’est pas justifiée par une spectaculaire amélioration de l’efficacité des molécules... puisque selon Médecins du monde, depuis les 20 dernières années, 74 % des médicaments mis sur le marché n’apportent que peu de bénéfices thérapeutiques....

Médecins du monde demande aux autorités de refuser de s’aligner sur les exigences de prix des firmes pharmaceutiques, de rendre le système d’arbitrage des prix plus démocratique et transparent, en y associant de façon structurelle des représentants des patients et des professionnels. L’association demande aussi de ne plus accepter les extensions de durée des brevets que la rapidité du développement des nouvelles thérapeutiques ne justifie pas, et enfin d’autoriser, comme cela existe déjà pour les traitements du sida et des infections opportunistes, l’utilisation de licences obligatoires pour les pays en développement, qui leur permettent la production et l’utilisation de génériques avant même que les brevets ne tombent dans le domaine public. En effet, la licence d’office peut être utilisée lorsqu’un médicament est mis à la disposition du public « à des prix anormalement élevés, ou lorsque le brevet est exploité dans des conditions contraires à l’intérêt de la santé publique », comme le souligne l’article L613-16 du Code de la propriété intellectuelle.

Pendant les profits, les licenciements continuent !

On parle souvent des scandales de l’industrie pharmaceutique, mais qui sait qu’il s’agit d’un des secteurs les plus rentables du capitalisme ?

Protégés par leurs brevets, protégés par les prix de mise sur le marché acceptés par les gouvernements de droite comme de gauche, les trusts pharmaceutiques pillent notre Sécurité sociale. N’oublions pas que ce sont nos cotisations sociales, donc une part de nos salaires, qui financent notre santé... mais aussi les profits insolents des actionnaires. Et quand Sanofi réalise 7,4 milliards de bénéfices, comment ne pas remarquer que c’est plus que le pseudo-déficit de la Sécu qui ne s’est élevé la même année 2015 qu’à 6,6 milliards d’euros ?

Le taux de profit de l’industrie pharmaceutique française était de 9,9 % en 2013, et même de 20 % pour Sanofi. En 2009, il atteignait même 35 % pour l’anglo-suédois AstraZeneca, 38 % pour l’allemand Bayer, 36 % pour le suisse Roche et 41 % pour le français Sanofi.

Les actionnaires de Sanofric en ont plein les poches

« Servier Biogaran, 345 millions de profits et 2 milliards de cash, 610 familles sacrifiées ». C’est derrière cette banderole que manifestaient les salariéEs de cette entreprise à Suresnes, après l’annonce de la suppression de 610 postes de visiteurs médicaux sur 690, 90 % de la division marketing. D’autant qu’une seconde charrette est prévue pour les salariéEs de la production, avec l’objectif de réduire les coûts de production de 25 % sur trois ans, hors achat de matières premières.

« Sanofric, des milliards de bénéfices, des milliers de suppressions de postes. Le médicament n’est pas une marchandise, la santé n’est pas un produit financier ! » C’est derrière cette banderole que le collectif des salariéEs en lutte anti-Sanofric manifestaient. Ils dénonçaient, comme Sud et la CGT, les licenciements boursiers du géant français de la pharmacie, devenu la première capitalisation du CAC 40, classé au top cinq mondial des géants de la pharmacie. C’est que Sanofi a déjà supprimé 5 000 emplois en France depuis 2008, notamment dans le département « Recherche et développement ». « 40 % des programmes de recherche sont coupés », ce qui, selon le PDG Chris Viehbacher, devra permettre au groupe de se concentrer sur « des projets à forte valeur et de réattribuer les ressources sur des partenariats externes ». En fait Sanofi multiplie les partenariats de R&D avec des laboratoires d’universités publiques, captant ainsi les innovations sans devoir en supporter les coûts. Les seuls bénéficiaires des 7,4 milliards d’euros de bénéfices de Sanofi en 2015 sont les actionnaires, qui en ont perçu 51 %, soit 3,8 milliards d’euros. Les salariéEs, eux, ont dû se contenter d’un nouveau plan de suppression de 600 emplois, 2 % de l’effectif. En 2013, Sanofi a reçu 137 millions d’euros de crédit d’impôt recherche et crédit d’impôt pour la compétitivité, alors qu’il n’a payé que 600 ­millions d’euros d’impôts... Médiator, multiplication des scandales : Faut-il nationaliser l’industrie pharmaceutique ?

Il y a cinq ans, l’affaire du Médiator déclenchait une nouvelle vague d’accusations contre l’industrie pharmaceutique. Cet antidiabétique, commercialisé depuis 1976 par les laboratoires Servier et utilisé massivement et sans contrôle contre l’excès de poids, était déclaré en 2010 responsable de plusieurs centaines de morts.

Depuis, quelques mesures juridiques ont été saupoudrées, comme la loi de protection des « lanceurs d’alerte » dans le domaine de la santé. Certains responsables corrompus ont été remerciés, on a changé le nom de l’agence du médicament chargée de contrôler les produits pharmaceutiques – et tout est rentré dans l’ordre. On continue de voir s’allonger la liste des médicaments qui suscitent de graves problèmes de santé, parmi lesquels se trouvent le Requip, contre la maladie de Parkinson, le Gardasil, un vaccin contre le cancer du col de l’utérus, ou encore les pilules de 3e et 4e génération... Mais ce n’est là que la fin du cortège. En réalité, cela fait plus d’un demi-siècle que les procès se suivent et partagent le même air de famille : Stalinon en 1957, Thalidomide en 1962, Distilbène en 1977, Vioxx en 2004... Comment arrêter ce scénario infernal, qui ne cesse de se répéter ?

Réformes anti-corruption et programme d’urgence anticapitaliste

Il y a d’abord la solution réformiste du moment. Le 4 janvier dernier, une « opération mains propres » dans le domaine de la santé s’est fixée pour objectif d’en finir avec la corruption, en faisant baisser le prix des médicaments – qui peut atteindre 256 fois leur prix de revient, comme dans le cas du Solvadi contre l’hépatite C – et en établissant un système de contrôle plus étroit de l’information sur le médicament. Parmi les signataires, on trouve certains médecins critiques, comme Irène Frachon, la pneumologue ayant révélé l’affaire du Médiator, Philippe Foucras, le fondateur de l’association Formindep qui propose une formation médicale indépendante des industriels, ou encore la neurologue Michèle Poncet-Ramade. Ils se retrouvent aux côtés de l’écologiste Noël Mamère, de Pierre Larrouturou, fondateur de Nouvelle Donne, de l’euro-députée Michèle Rivasi, de Daniel Cohn-Bendit et de la sénatrice de Seine-Saint-Denis, Aline Archimbaud.

Si on peut trouver nécessaire la lutte contre la corruption, et honnête la démarche de certains signataires qui dénoncent les conflits d’intérêt et les manœuvres de l’industrie pharmaceutique, on peut aussi douter du résultat d’une initiative aussi timide, menée par un groupe aussi hétéroclite. L’appel a beau se terminer par le cri de guerre « La santé n’est pas une marchandise ! », il ne va jamais au-delà d’une « identification des médicaments présentant un fort intérêt public afin de permettre leur appropriation par l’Etat ». L’Etat lui-même ne s’y est pas trompé et s’est approprié l’« opération mains propres », désormais soutenue par la ministre de la Santé socialiste, Marisol Touraine.

Au lieu d’essayer de « construire un mur parfaitement étanche entre les intérêts privés et la décision publique dans le domaine de la santé », comme le propose cet appel, pourquoi ne pas essayer d’abattre le mur ? De trouver des mesures qui, tout en étant concrètes et réalisables, mettent clairement en cause les intérêts capitalistes du secteur ? En janvier 2011, quelques mois après l’éclatement de l’affaire Médiator, Olivier Besancenot défendait par exemple la mise en place d’un « service public du médicament sous le contrôle des salariés » auprès des travailleurs de l’usine de vaccins Sanofi-Pasteur de Val-de-Reuil (Eure), confrontés aux suppressions de postes.

Une telle mesure ne se retrouve pas dans les programmes des autres organisations anticapitalistes, qu’elles soient ou non clairement révolutionnaires. Sans doute parce que l’idée de « service public » a des accents réformistes, comme celle de nationalisation du secteur, souvent défendue par le Parti communiste. Pourtant, la mise en œuvre d’un « contrôle des salariés » suppose un processus révolutionnaire touchant l’ensemble de la société. Mais elle permet aussi de faire réfléchir à quelques mesures d’urgence, vitales pour les patients comme pour les salariés : faire réaliser les essais cliniques par le secteur public, lever le secret commercial du médicament, abolir le système des brevets et la publicité, orienter la recherche et la prescription des médicaments en fonction des besoins de santé publique, faire produire les médicaments à prix coûtant en redistribuant les profits aux travailleurs. Autant de mesures d’urgence concrètes qui ont leurs équivalents dans d’autres secteurs industriels mais qui, en prenant un caractère si dramatique et urgent dans le cas de l’industrie pharmaceutique, permettent de convaincre plus efficacement de l’incapacité du capitalisme à répondre à nos besoins.

Un capitalisme de monopole : protection des brevets et aide de l’Etat

Les profits des laboratoires pharmaceutiques sont exceptionnels, à l’image du groupe Sanofi qui réalise près de 7 milliards de bénéfices en 2014, soit l’équivalent de la moitié du soi-disant « déficit » de la sécurité sociale en France. Pour donner un point de comparaison, Renault n’a amassé, la même année, que 2 milliards de profit, un profit qui avait pourtant triplé par rapport à 2013. Selon certaines études, les taux de profit des principaux groupes pharmaceutiques mondiaux dépassent fréquemment les 30 % : en 2009, par exemple, ils atteignaient 35 % pour AstraZeneca, 38 % pour Bayer, 36 % pour Roche et 41 % pour Sanofi. [1] Il y a quelques mois, les montants exceptionnels des dividendes reçus par les actionnaires de Sanofi – la moitié des profits annuels – ont même suscité quelques émois dans la presse et à la télévision, qui a relayé l’intervention de salariés du centre de recherches de Montpellier venus les dénoncer en plein milieu de l’assemblée des actionnaires au Palais des Congrès, face aux représentants de l’Oréal et du fond d’investissement Amundi.

Or, ces profits ne sont possibles que parce qu’il existe un système de financement socialisé des produits pharmaceutiques. Sur les 5100 médicaments remboursés par l’Assurance Maladie, la majorité est remboursée à 65 %, donc par les impôts. En garantissant ainsi leur chiffre d’affaires aux industriels de la pharmacie, les cotisations que nous versons à la sécurité sociale ne servent pas seulement à diminuer les inégalités de santé ou à payer les salaires des ouvriers et des employés de ces entreprises. Elles paient aussi les gigantesques profits du secteur : outre une généreuse politique de subvention publique, l’Etat organise ainsi un détournement massif de l’argent public vers les poches des actionnaires du CAC40.

Comme si ce soutien sans faille de l’Etat ne suffisait pas, la justice et le droit sont eux aussi du côté des capitaux privés. Le système des brevets, qui protègent pendant vingt ans chaque nouveau médicament mis sur le marché, interdit aux concurrents de commercialiser les mêmes produits à des prix inférieurs, rend les génériques illégaux et assure donc aux entreprises des situations de monopole commercial. En bout de chaîne, ce sont les patients qui en subissent les conséquences, car les médicaments restent souvent financièrement inaccessibles, comme c’est le cas pour 22 millions de patients atteints du sida, dont plus d’un million meurent encore par an en Afrique, alors que les traitements existent.

Une recherche déconnectée des besoins médicaux

Pour justifier ce système, l’argument invoqué par le patronat du secteur est le suivant : « les profits d’aujourd’hui sont les médicaments de demain ». Or, les médicaments réellement innovants et utiles sont rares : souvent, il s’agit de me-too, c’est-à-dire de molécules très proches d’autres molécules existantes, dont une partie de la structure chimique a, au mieux, été légèrement modifiée, et dont l’efficacité n’est pas améliorée. Les techniciens, les chimistes et les biologistes des laboratoires de recherche de l’industrie pharmaceutique, loin d’élaborer et de contrôler les axes de recherche, sont les premiers à subir cette situation : plans de licenciements, mutations forcées, brusques arrêts de programmes de recherche sur les maladies les moins rentables, dans lesquels ils se sont parfois investis pendant des années, font partie de leur quotidien.

Et quand de nouvelles molécules sont véritablement mises au point, il s’agit souvent de résultats issus de petites entreprises de biotechnologie et non de découvertes des groupes pharmaceutiques, ou encore de produits de la recherche académique. Parmi d’autres exemple, on peut citer celui du « gène volé », mis au point par l’université publique de Berkeley, récupéré et développé par la biotech d’oncologie Genentech et aujourd’hui commercialisé par le laboratoire suisse Roche, ou encore la mise en place, en France, du programme Bioavenir par la gauche au pouvoir en 1991, qui permet à Rhône-Poulenc de piller la recherche publique, et de s’en approprier les résultats en déposant des brevets.

Or, l’argument qui justifie l’existence de ces brevets, selon lequel la propriété privée des résultats scientifiques serait une incitation nécessaire à la recherche, mise en place depuis longtemps, est profondément faux. En fait, les brevets pharmaceutiques sont une invention très récente : en France, à partir de 1844 et pendant plus d’un siècle, les médicaments ont en fait été exclus du droit des brevets et n’y ont été pleinement réintégrés qu’en 1968, après la mise en place d’un Brevet spécial du médicament en 1959. [2] Il n’existait, pendant toute cette période, que des brevets de procédés et non, comme aujourd’hui, des brevets sur les molécules elles-mêmes. Pourtant, les années 1950 ont été justement « l’âge d’or des antibiotiques » : le rythme des découvertes était autrement plus élevé qu’aujourd’hui. En réalité, plus la science et les idées circulent, plus on trouve de nouvelles idées car le savoir devient un processus collectif. Dans l’intérêt des malades comme dans celui des chercheurs, les brevets devraient être abolis, et les résultats des recherches rendus intégralement publics.

Cela est particulièrement urgent dans le cas des essais cliniques, l’une des clés de voûte du capitalisme pharmaceutique. Ces tests de l’efficacité du médicament sur le corps humain se réalisent aujourd’hui à grande échelle, le plus souvent dans des pays dont les salaires des personnels soignants sont bas et les législations médicales peu contraignantes, comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, en tête du palmarès européen avec respectivement 1812, 1238 et 1091 essais recensés. Le problème que posent ces études, c’est qu’elles sont toutes réalisées par les entreprises pharmaceutiques elles-mêmes.

Les raisonnements scientifiques, les protocoles de recherche, les résultats et leur circulation ont donc tendance à être orientés par l’intérêt commercial et non par le service médical rendu par les médicaments, dont on découvre après coup, et parfois des dizaines d’années trop tard, qu’ils sont dangereux, voire mortels. Pour limiter ces catastrophes, il faudrait que tous ces essais cliniques soient non seulement intégralement publics et consultables, à chacune de leurs étapes, mais qu’ils soient réalisés par des chercheurs indépendants des laboratoires, contrôlés et révocables par des patients et des médecins. Là encore, cela impliquerait de s’opposer à l’intérêt des capitalistes du secteur, qui cherchent à être juge et partie, pour mieux vendre leurs marchandises, celles qui guérissent comme celles qui empoisonnent.

Essais cliniques publics, abolition des brevets et des profits, fabrication des médicaments à prix coûtant sous contrôle des salariés, des médecins et des patients : sans être purement révolutionnaires, ces quelques mesures d’urgence rappellent que tant que le médicament et ses moyens de production ne seront pas une propriété collective, la contradiction fondamentale entre le capitalisme et les besoins, la valeur d’usage et la valeur d’échange, continueront à s’aiguiser au détriment de notre santé.

D’un point de vue plus stratégique, ces revendications, souvent défendues par des salariés de l’industrie, permettent aussi de lier concrètement les intérêts, trop souvent séparés, des travailleurs du secteur – les salaires, l’emploi, mais aussi un métier qui ait un sens – aux intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière. Enfin, elles donnent des perspectives politiques plus claires et crédibles qu’une simple « nationalisation », dont le capitalisme peut s’accommoder, et qu’il lui arrive même de mettre en place sans lutte sociale – comme il l’a prouvé récemment dans les secteurs bancaires de nombreux pays frappés par la crise financière.

Médicaments : Ce que nous voulons

Le médicament est un bien commun. Il doit nous appartenir à travers un service public du médicament contrôlé par la population !

Surprofits sur le dos des malades et de la Sécu, pathologies du Sud oubliées, scandales de santé, alertes négligées, corruption des décideurs de santé… Les capitalistes de « Big Pharma » ont montré qu’ils aiment moins notre santé que leurs profits.

Aussi nous soutenons toutes les exigences portées par le mouvement social, les lanceurs d’alerte. Celles de Médecins du monde pour baisser le prix des médicaments, celle de la revue indépendante Prescrire d’une expertise indépendante des médicaments et de la fin de la visite médicale, l’exigence du Formindep d’une formation médicale indépendante des labos...

Mais nous ne voulons pas seulement « contrôler » « Big Pharma », il faut aussi orienter la recherche réellement en fonction des besoins de santé publique. Aucun conseil d’administration ne prendra le risque d’une recherche non rentable. Il faut donc arracher le pouvoir de décision aux actionnaires et un service public du médicament, sous le contrôle des salariéEs, des associations, des scientifiques indépendants, des peuples, pour définir les priorités de santé.

Il faut aussi que les essais cliniques soient non seulement transparents, publics et consultables, mais orientés réellement et dès le départ par la recherche du meilleur service médical rendu, et pas par la volonté de profit. Pour cela, il faut exiger qu’ils soient réalisés par des médecins chercheurs indépendants des laboratoires, ce qui passe par un service public du médicament et la fin du pouvoir des actionnaires.

Il faut enfin en finir avec les brevets, le cœur du moteur des profits du capitalisme pharmaceutique qui prive ceux qui n’ont pas de revenus du droit à ces biens communs que devraient être les médicaments. C’est pourquoi nous soutenons sans réserve les associations de malades du Sud privés de médicaments qui exigent le droit aux licences obligatoires pour produire moins cher malgré les brevets.

Car nos vies, notre santé valent plus que leurs profits !

Dossier réalisé par Frank Cantaloup

* Hebdo L’Anticapitaliste - 355 (20/10/2016)

Notes

[1] Mutuelle Générale des Cheminots, Enquête sur l’industrie pharmaceutique, page 7.

[2] Maurice Cassier, « Brevets pharmaceutiques et santé publique en France : opposition et dispositifs spécifiques d’appropriation des médicaments entre 1791 et 2004 », Entreprises et histoire n° 36 (2004).


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