Les séquelles de Dayton (par Catherine SAMARY)

samedi 3 décembre 2016.
 

Le 25 novembre 2005, le commissaire européen à l’élargissement, M. Olli Rehn, a déclaré ouvertes les négociations d’un accord de stabilisation et d’association (ASA) avec la Bosnie-Herzégovine, faisant officiellement de celle-ci un candidat potentiel à l’adhésion. Mais avec quel Etat l’Union européenne va-t-elle négocier ? Depuis dix ans, la Bosnie vit sous un protectorat non déclaré, destiné à assurer la mise en œuvre des accords signés en novembre 1995 sur la base de Dayton (Ohio) et ratifiés à Paris le mois suivant. Rédigés sous la houlette des Etats-Unis, ceux-ci prévoyaient - outre le « cessez-le-feu » - une véritable Constitution (sans aucun processus constituant...) entérinant, en Bosnie, la coexistence de deux « entités » - la Republika Srpska et la Fédération croato-musulmane - profondément divisées par trois ans de nettoyages ethniques.

Faut-il le rappeler ? Les signataires de Dayton furent, des côtés serbe et croate, les présidents Slobodan Milosevic et Franjo Tudjman... qui avaient négocié secrètement, en 1991, le partage ethnique de la Bosnie-Herzégovine [1] sur le dos de ses populations, en premier lieu de ses Musulmans [2]. Ceux-ci étaient supposés devenir « serbes » ou « croates » ou, éventuellement, favorables à un Etat islamique croupion qu’Alija Izetbegovic fut tenté d’accepter... Les formations paramilitaires ultranationalistes bosno-serbes et bosno-croates propagèrent la violence dans le but d’attiser les peurs et les haines. Elles entendaient créer ainsi les conditions d’un nettoyage des territoires qui « se tiennent » et se relient aux Etats voisins leur ayant fourni les armes.

Une partie des populations résista à cet engrenage [3]. C’est pourquoi, à l’époque, les dirigeants serbes et croates, se présentant comme un « rempart contre le danger islamiste » pour mieux justifier le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine, instrumentalisèrent cette équation mensongère : majorité musulmane égale majorité islamiste et donc risque, pour les Bosniens non musulmans, de redevenir des citoyens de second rang, comme au temps de l’Empire ottoman. Pris en tenaille entre deux nationalismes agresseurs, les Musulmans fournirent quelque 70 % des 100 000 victimes des nettoyages ethniques [4].

La solidarité légitime du monde musulman et l’arrivée en Bosnie de moudjahidins accrurent les inquiétudes manipulées par Belgrade et Zagreb. Pourtant, c’est principalement dans les régions à majorité musulmane - au sens ethnico-culturel -, comme celle de Tuzla, que les partis « citoyens » marquèrent le plus de points, contredisant l’équation évoquée plus haut.

Malheureusement, le président Izetbegovic ne se fit pas le porte-parole de ces aspirations : oscillant entre projet islamique et nationalisme musulman bosniaque, il ne pouvait consolider un « Etat » commun pour une grande partie des populations bosno-serbes et bosno-croates ; et il s’opposa, parmi les Musulmans bosniaques, à l’orientation d’une résistance attachée au mélange bosnien [5]. Les courants antinationalistes et hostiles à un Etat musulman lui ont néanmoins apporté leur soutien critique, comme à un moindre mal incarnant une chance fragile de préserver la Bosnie. Mais l’espoir d’une intervention étrangère musclée a contribué à simplifier la présentation des enjeux et à traiter comme « étrangères » les populations de Bosnie qui se tournaient... vers les Etats voisins.

Aucune des grandes puissances ne voulait s’engager dans la guerre et risquer d’y perdre des hommes (en Bosnie, il n’y avait pas de pétrole). Les « plans de paix » négociés par les Européens et l’Organisation des Nations unies (ONU) entérinèrent donc tous la progression des nettoyages ethniques et furent initialement dénoncés par les Etats-Unis. Se présentant alors en défenseurs des Musulmans, ces derniers se réjouissaient des échecs de la diplomatie européenne et onusienne, tout en poussant sur le terrain à l’équilibre des forces militaires : Croato-Bosniaques contre Bosno-Serbes. Dayton n’en représenta pas moins l’application de la même politique, entérinant les nettoyages ethniques de l’été 1995 à Srebrenica [6] comme en Krajina croate, et consolidant simultanément le pouvoir des présidents Izetbegovic, Milosevic et Tudjman, tous trois signataires.

L’appropriation par les populations de leur destin passe, comme ailleurs, par la vérité sur la guerre, ses causes et les crimes commis - avec, condition préalable à toute réconciliation, la condamnation des criminels. Malheureusement, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) reste trop prisonnier des choix politiques hypocrites et évolutifs des grandes puissances pour impulser un tel changement [7].

Comment peut-il faire la clarté sur le massacre de Srebrenica ou l’expulsion massive des Serbes de la Slavonie et de la Krajina quand ces deux nettoyages ethniques se produisirent au vu et su des troupes internationales, qui plus est juste avant les négociations de Dayton ? Comment rendre crédible l’inculpation de M. Milosevic pendant les bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 1999 - alors qu’il fut, jusqu’à cette date, le point d’appui de tous les plans de paix des Occidentaux, notamment à Dayton, et que Franjo Tudjman ne fut jamais inculpé ? Enfin, comment les accords de Dayton pouvaient-ils unifier la Bosnie alors qu’ils constitutionnalisaient des logiques inconciliables : comment donner corps à une citoyenneté bosniaque alors que les choix politiques restent dépendants de la nature ethnique des entités qui composent l’Etat ?

Depuis 1995, la Bosnie-Herzégovine a connu à tous les niveaux, locaux et centraux, des élections contrôlées par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Mais, les populations ayant « mal » voté, en renforçant les partis nationalistes qui avaient mené la guerre, la force militaire chargée d’appliquer les accords, l’IFOR (Implementation Force), censée se retirer, est restée en place et a été rebaptisée Force de stabilisation de la paix (Stabilization Force ).

Parallèlement, le haut représentant de la « communauté internationale » a vu ses pouvoirs étendus : il ne doit plus surveiller l’application des accords, mais prendre des « décisions contraignantes » - de véritables lois. C’est ainsi qu’il a imposé une immatriculation commune des véhicules, un passeport unique, une monnaie pour tous (le marka, indexé sur le mark), une loi sur la citoyenneté, un drapeau... Il a également révoqué des responsables locaux élus comme il avait limogé, en mars 1999, le président de la Republika Srpska, l’ultranationaliste Nikola Poplasen...

Autre « curiosité » : le gouverneur de la Banque centrale, désigné par le Fonds monétaire international (FMI), ne peut être un citoyen bosnien... La restructuration du secteur public, la vente des entreprises d’Etat et l’acquisition des fonds d’investissements relèvent d’ailleurs des prérogatives de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Le 1er janvier 2003, une Mission de police de l’Union européenne (MPUE) a relevé celle des Nations unies. Et, depuis le 2 décembre 2004, une force européenne de 7 000 hommes (Eufor) assure la relève de l’OTAN, dans le cadre de l’opération Althea. Cela signifie, non la fin du protectorat, mais son européanisation : si bien que l’Union risque de négocier les futurs ASA... avec elle-même ! Sur des questions décisives : se « retirer », oui, mais comment, et au profit de qui ?

Sous la pression d’une présence étrangère massive, la Bosnie issue de Dayton a été proclamée « une » en restant divisée, et la « guerre froide intérieure » a pris le relais de la guerre tout court. Percevant les « gestes » autoritaires du haut représentant comme arrogants, une part croissante des populations a préféré voter pour les partis ultranationalistes plutôt qu’en faveur des candidats de la « communauté internationale ».

L’exigence des Etats-Unis de voir le parti d’Izetbegovic « purger » ceux de ses hommes jugés trop liés avec l’Iran et d’extrader, sans la moindre garantie légale, les présumés « terroristes » a suscité des réactions du même type. Mais, surtout, au plan socio-économique, le « syndrome de la dépendance [8] » s’est incrusté, la logique libérale asphyxie le secteur public, la présence internationale capte les financements, et les trois partis nationalistes fonctionnent de manière clientéliste dans un pays qui compte 40 % de chômeurs et où près de la moitié des revenus passe dans l’alimentation.

L’Union européenne a désormais « besoin » d’un Etat unifié bosnien - et donc d’une remise en cause de la structure constitutionnelle héritée de Dayton - pour négocier l’européanisation des Balkans de l’Ouest (voir « De la Fédération yougoslave aux protectorats européens »). Mais il n’y aura pas consolidation sans transparence sur le passé, a fortiori sans une politique économique de cohésion et protection sociales de toutes les populations. Or ni l’une ni l’autre ne sont à l’ordre du jour.

Notes

[1] Cf. la publication en mai et juin 2005 des trente-six sténogrammes sur ces rencontres par l’hebdomadaire Feral Tribune (Croatie) ; le magazine Dani (Bosnie) ; et le commentaire d’Andrej Nikolaidis dans le mensuel Monitor (Serbie-Monténégro) de juillet 2005.

[2] Cf. « Des mots pour le dire », Le Monde, 14 janvier 1993, reproduite dans La Déchirure yougoslave. Questions pour l’Europe, L’Harmattan, Paris, 1994. Lire aussi « La dérive d’une Croatie "ethniquement pure" », Le Monde diplomatique, août 1992 ; et « Les incertitudes de la fédération croato-bosniaque », Le Monde diplomatique, juin 1994.

[3] Cf. Svetlana Broz (petite-fille de Josip Broz, dit Tito), Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), Lavauzelle, Paris, 2005.

[4] Cf. Lara Nettlefield, chercheuse à Sarajevo de l’université Columbia, rapport présenté à la conférence du Centre d’études et de recherches internationales (CERI), 28 novembre 2005.

[5] Cf. La Déchirure yougoslave, op. cit., mais également « Mouvante identité des Musulmans », Le Monde diplomatique, octobre 1995, et Xavier Bougarel, « L’islam bosniaque, entre identité culturelle et idéologie politique », dans Le Nouvel Islam balkanique. Les musulmans acteurs du post-communisme 1990-2000, Maisonneuve et Larose, Paris, 2001.

[6] Cf. Sylvie Matton, Srebrenica. Un génocide annoncé, Flammarion, Paris, 2005.

[7] En témoigne le revirement, le 3 octobre, sous pression autrichienne, de la procureure Carla Del Ponte, conditionnant l’ouverture des négociations avec la Turquie à celles avec la Croatie : l’argument de non-collaboration de Zagreb avec le TPIY est soudainement tombé.

[8] Cf. La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition, sous la direction de Christophe Solioz et Svebor André Dizdarevic, L’Harmattan, 2003.


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