L’école doit-elle enseigner la morale ?

jeudi 8 décembre 2016.
 

Avec les contributions de Catherine Kintzler, philosophe, Laurence De Cock, professeure en lycée et Grégory Chambat, enseignant en collège.

La discipline est la condition de l’instruction

par Catherine Kintzler, philosophe spécialiste de l’esthétique et de la laïcité

Catherine Kintzler philosophe.Paris 24 juin 2014photo Francine BajandeLa question de la discipline et de la morale se pose à l’école de manière d’autant plus aiguë que cette dernière est constamment sommée de s’incliner devant les caractéristiques sociales et prétendument identitaires des élèves, alors qu’elle devrait s’efforcer de les suspendre pour instruire. Un prêchi-prêcha surajouté ne peut pas colmater une brèche qui désorganise l’école de l’intérieur en prétendant la régler.

Sans l’expérience individuelle de l’appropriation de connaissances, la morale scolaire se prive de son fondement substantiel. Son enseignement est abstrait, vain ou normalisateur si l’école par ailleurs est divertie de sa mission d’instruction, laquelle fait faire à chacun l’expérience concrète de l’autonomie. Un enfant qui comprend comment fonctionne une retenue dans une soustraction accède à la plus haute forme de la liberté  : il est l’auteur de sa pensée et voit aussi que tout esprit est susceptible de cette expérience.

Lorsque je lis un texte, lorsque j’effectue une opération arithmétique, lorsque je trace une figure, l’attention est requise et produit sa propre règle. L’école suppose la discipline qui s’impose de l’intérieur, en relation avec la nature d’un objet. C’est à cela que le maître appelle les élèves lorsqu’il leur demande calme et concentration. Encore faut-il reconnaître la légitimité de cette exigence, soutenir ce travail d’apaisement au lieu de le dissoudre dans la dispersion et l’ouverture sur un extérieur que les élèves ne subissent que trop. Encore faut-il avoir la simplicité intellectuelle et le courage politique de recentrer l’école sur sa mission d’instruction, ce qui serait la manière la plus solide et la moins intrusive de la moraliser.

Exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille pour suivre une leçon de lecture est la première leçon de morale. Ce n’est pas le contraindre arbitrairement, ni l’envahir avec une prédication indiscrète, c’est le rendre attentif à un ordre qui lui révèle sa propre autorité, c’est le libérer et l’intégrer à l’humanité. La discipline est la condition de l’instruction  : rien ne peut être compris et appris dans le brouhaha. On ne hurle pas dans les couloirs, on ne se vautre pas sur sa table, on ne bouscule pas ses voisins, on ne prend pas la parole étourdiment et parce qu’il faut à tout prix s’exprimer, on ne pianote pas sur un portable. Mais la discipline est aussi le contenu de l’instruction – c’est son sens positif, qui apparaît lorsqu’on parle d’une discipline scolaire (français, calcul, etc.)  : or, c’est précisément cette notion élémentaire qu’une sempiternelle réforme s’emploie à récuser – quand ce n’est pas à la détruire. Aucune morale sous régime de bons sentiments et de valeurs inculqués ne saurait produire cet effet d’intériorité contemplative et active. La sérénité de l’étude, naturelle et intérieure, n’a rien à voir avec la paix artificielle (hétéronome) d’une garderie, qu’elle soit obtenue par séduction ou par crainte.

C’est d’abord parce que l’école publique est détournée de son cœur de métier que la violence y prend ses aises, que les classes moyennes s’en écartent de plus en plus et que les ghettos scolaires s’y multiplient. S’instruire est un exercice à la fois spéculatif et pratique, c’est un travail sur soi-même demandant qu’on prenne sa propre pensée au sérieux et qu’on puisse tenir la férocité du dieu société à distance. Cet exercice est profondément moral  ; il induit une idée de l’humanité comme ensemble de sujets libres, capables de réfléchir sur cette liberté. Il est urgent de cesser, au prétexte même d’enseigner la morale, de renvoyer l’école à son extérieur.

Ouvrages récents  : Penser la laïcité (Minerve, 2014) et Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Minerve, 2015, 3e éd.), site Web www.mezetulle.fr

Quelle morale, dans quelle école et pour quel monde  ?

par Laurence De Cock, professeure en lycée, docteure en sciences de l’éducation

D.R.(photo libre de droits)L’école doit-elle enseigner la morale  ? Si on voit bien ce que la formule recoupe d’implicite quant au risque d’une école mise au service d’un ordre politique ou religieux, l’histoire nous pousse à interroger les choses autrement, tant la morale est ombilicalement liée à l’école en France, et ce depuis des lustres. Qu’on songe aux ordres religieux dépositaires de la mission d’enseignement, au relais républicain de la IIIe République, mais aussi aux quelques expérimentations révolutionnaires, la morale a toujours été intrinsèquement au cœur de n’importe quel projet éducatif à partir du moment où ce dernier est pris en charge par des institutions pariant sur le devenir individuel et collectif d’adultes en formation. Assumons donc cette évidence et reformulons la question  : quelle morale, dans quelle école et pour quel monde  ?

Alors, la critique de l’existant et de certaines propositions scolaires dont nous gratifient déjà les futurs candidats à la présidentielle se révèle nettement plus utile et urgente. Qu’il s’agisse en effet d’une tentative de perfusion des principes républicains sur le mode de l’injonction à croire  ; de pressions de groupes intégristes religieux, obsédés par les morsures du méchant « djendeur » sur leurs petit-e-s blondinet-te-s  ; des nostalgiques de la blouse, du drapeau et des centres de délinquants  ; tout cela recouvre au fond une même matrice autoritaire, aveugle à toute pédagogie sociale, et soucieuse d’un pouvoir absolu sur le devenir, à leur image, d’élèves destinés à reproduire docilement l’ordre dominant. La morale se fait ici instrument de police et de polissage de la moindre rugosité et dissidence. Dans cette morale de la docilité complice ou subie, la parole n’est jamais à la défense, elle castre la moindre velléité critique et dépossède les élèves de leur puissance d’agir.

Or, c’est bel et bien de cela dont devrait se préoccuper une morale à l’école, une morale qui serait tout entière tournée vers le monde à transformer, celui dont on rêverait pour une société débarrassée de tous ses ostracismes d’abord, mais aussi libérée de ses soumissions à une évidence néolibérale qui classe les individus, dès leur plus jeune âge, selon des assignations à résidence salariale, que l’on préfère euphémiser sous le doux mot de mérite.

Cette morale à l’école ne constituerait pas une discipline (et quel horrible mot) en soi, elle serait infusée dans tous les savoirs scolaires. Prenons la notion d’inégalités, déclinons-la en mathématiques, histoire, géographie, éducation physique et sportive. Prenons la théorie mathématique des ensembles, ses inclusions-exclusions, ses vides et ses trop-pleins et, avec, commentons certaines turpitudes diplomatiques. Les exemples ne manquent pas. On nous dira que l’école des savoirs n’est pas l’école de la vie, qu’un savoir n’est pas le serviteur d’une cause à défendre. Mais qui peut encore croire qu’il existât un jour une école sans fenêtre sur le monde  ? La « saveur des savoirs » (expression de Jean-Pierre Astolfi, un didacticien des sciences) réside tout à la fois dans le bonheur de l’intelligence et le souci de sa transposition hors de l’école.

C’est cela, le fondement même de l’émancipation, concept dont on aimerait qu’il ne soit pas réduit à une simple caution rhétorique de gauche. Certes, la morale ne doit pas être une phrase écrite à la craie blanche sur un tableau noir devant lequel on s’incline, mais plutôt qu’une école dé-moralisée et démoralisante, repensons la morale comme l’opérateur d’un réenchantement politique de l’école.

Nos choix pédagogiques sont aussi des choix de société

par Grégory Chambat, enseignant en collège (collectif Questions de classe(s) et revue N’Autre école

Grégory Chambat,photo fournis par lui-memeLes appels au retour à l’ordre moral avancent toujours de concert avec la nostalgie d’un ordre scolaire ancien. L’instrumentalisation d’un certain imaginaire « républicain et laïque » s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique autoritaire et identitaire. C’est le projet éducatif « réac-publicain » qui s’est donné comme objectif de liquider l’héritage de Mai 68. Un épisode de la lutte des classes qui ne fut pas seulement un combat pour la libération des mœurs – à quoi ses adversaires voudraient le réduire –, mais aussi un mouvement pour l’égalité et la démocratie. Mai 68 balaya sur son passage l’enseignement d’une morale hypocrite qui détournait les regards des injustices et des inégalités du capitalisme…

Quand, quarante ans plus tard, Vincent Peillon, ministre de l’Éducation d’un gouvernement « de gauche », réintroduit l’enseignement moral et civique, du CP à la terminale, il ne fait que reprendre les différents projets de ses prédécesseurs… de droite. Ils avaient pourtant été dénoncés pour ce qu’ils étaient  : un camouflage de la politique sarkozyste de casse du service public. Tout comme les actuelles exhortations à introduire le salut au drapeau ou le port de l’uniforme, c’est un écran de fumée, mais d’une fumée toxique et anesthésiante.

« La guerre aux pauvres commence à l’école »  ; pour le philosophe Ruwen Ogien, c’est le sens de ce retour de l’enseignement de la morale. Le ralliement de la gauche de gouvernement au conservatisme scolaire accompagne sa conversion au libéralisme économique et à l’idéologie sécuritaire. Chacun aura compris que la cible, ce ne sont pas les lycéens d’Henri-IV, mais les « sauvageons », les « barbares » qui mettent en péril la civilisation et qu’il faudra « dresser », à défaut d’éduquer.

C’est au milieu des années 1980 – le tournant libéral coïncide alors avec l’arrivée de Jean-Pierre Chevènement à l’éducation nationale – que la morale fait son premier retour. Marseillaise obligatoire et création d’un enseignement « civique » vont de pair avec l’instauration de stages en entreprise. Apprendre pour entreprendre  : c’est le programme éducatif de cette gauche « moderne » et surtout le titre éloquent du livre publié en 1985 par le ministre. Les luttes collectives des exploité-e-s sont ringardisées  : chacune et chacune doit rentabiliser son propre « capital humain ».

Ces discours moralisateurs sont contredits non seulement dans la société, mais aussi et surtout au sein de son école. Peut-on apprendre la solidarité et la coopération dans la compétition et l’évaluation permanentes  ? Que vaut une instruction morale inculquée à force d’évaluations, de notes et d’examen final  ?

Si les pauvres refusent de s’inscrire dans le monde tel qu’il est et tel qu’il doit être, c’est par paresse et/ou immoralité. C’est pourquoi cet éloge de la morale se double d’une haine pour la sociologie et la pédagogie – armes de celles et ceux qui veulent changer l’école et la société, non pas à coups de trique et de sermon, mais dans et par la démocratie, y compris à l’école  !

Alors, une « autre école » fonctionnera-t-elle pour autant sans valeurs, ni principes  ? Nous pensons au contraire que, pour les élèves comme pour le personnel, la liberté, l’égalité, la justice ne se décrètent pas du haut de l’estrade, mais se partagent et se vivent au quotidien. Face au moralisme scolastique, il existe d’autres pratiques collectives plus opérantes et certainement plus émancipatrices  : ateliers philosophiques, conseils coopératifs, etc. Nos choix pédagogiques sont aussi des choix de société. Dernier ouvrage paru  : l’École des réac-publicains, la pédagogie noire du FN et des néoconservateurs,Libertalia, mai 2016.

EXTRAIT DE LA LETTRE DE JULES FERRY AUX INSTITUTEURS, 17 NOVEMBRE 1883.

« Les uns vous disent : “Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir.” Les autres : “Elle est banale et insignifiante.” C’est placer le but ou trop haut ou trop bas (…), la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime (…), elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance ; extrêmement simple mais extrêmement difficile. »

Dossier publié par L’Humanité


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