Cahuzac condamné «  Une peine pas si sévère pour un ministre fraudeur  »

jeudi 15 décembre 2016.
 

Entretien avec Monique Pinçon-Charlot

En juillet 2012, la sociologue spécialiste de la grande bourgeoisie Monique Pinçon-Charlot ouvre un « petit cahier » sur Jérôme Cahuzac, intriguée par son soutien à l’ancien ministre sarkozyste Éric Woerth. Six mois plus tard, Mediapart révèle le compte en Suisse du ministre socialiste, la partie visible d’une importante fraude fiscale, organisée en famille depuis des décennies. Rempli de coupures de presse soigneusement collées, le cahier de la sociologue a continué à se noircir en septembre dernier. Chaque jour, Monique Pinçon-Charlot a pris discrètement place sur les bancs du public de la salle des criées au palais de justice de Paris pour assister au procès de l’ancien ministre du Budget. Hier encore, elle était présente à la lecture du jugement.

Comment réagissez-vous à la condamnation de Jérôme Cahuzac à trois ans de prison  ?

Monique Pinçon-Charlot On a tellement l’habitude que les puissants bénéficient de l’impunité que cela paraît exceptionnel. Mais cette peine est logique. Pas sévère. On peut parler de relative mansuétude. Il n’y a même pas de mandat de dépôt… Combien de fois entend-on en comparution immédiate  : « Vous dormirez en prison ce soir »  ? Comme l’a rappelé le président du tribunal, Jérôme Cahuzac a pourtant toutes les circonstances aggravantes. Il était ministre du Budget, c’est le gendarme fraudeur  ! En décembre 2013, à la suite de cette affaire, les peines encourues pour fraude fiscale et blanchiment ont été portées de cinq à sept ans d’emprisonnement. Et aujourd’hui, il est condamné à moins que ce que prévoyait l’ancienne loi  !  ? Les députés ont débattu pendant des semaines de cette loi sur la délinquance financière et elle n’est même pas appliquée  ! Il faut rappeler que, sans la fraude fiscale des plus riches, il n’y aurait pas de déficit public en France. Ce dernier oscille entre 72 et 80 milliards d’euros et la fraude fiscale est estimée à 80 milliards. La classe oligarchique construit la dette. Ce sont des armes pour soumettre les peuples. Aujourd’hui, on nous sert des mots forts pour nous dire qu’enfin les délinquants en col blanc sont condamnés… Mais Jérôme Cahuzac est l’arbre qui cache la forêt. Et à son procès en appel, on aura oublié l’affaire. Il sera sans doute condamné à du sursis et, au final, il n’ira pas en prison… Quant aux cinq ans d’inéligibilité, c’est très faible. Jérôme Cahuzac n’a sûrement qu’un seul objectif, comme Strauss-Kahn, Balkany, Juppé et Sarkozy  : rebondir après une action en justice. L’absence d’exigence d’un casier judiciaire vierge permet aux élus délinquants de revenir rapidement dans l’arène politique.

Vous avez assisté à l’intégralité de son procès en septembre  ; pourquoi cet intérêt  ?

Monique Pinçon-Charlot En juin 2011, j’avais sollicité Jérôme Cahuzac, alors président de la commission des Finances de l’Assemblée, pour qu’il m’explique le rabotage des niches fiscales par Nicolas Sarkozy dans le cadre d’une réactualisation de notre livre le Président des riches (1). J’avais beaucoup apprécié son professionnalisme et sa franchise. Un an plus tard, le 25 juillet 2012, j’ai appris dans le Monde que Jérôme Cahuzac blanchissait Éric Woerth, ex-ministre sarkozyste alors sous la menace de la cour de justice de la République. Jérôme Cahuzac bénéficiait du « verrou de Bercy »  : une dérogation au droit commun inconnue du grand public qui permet au ministre du Budget et à lui seul de poursuivre (ou non) devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale. Cela m’a paru étrange, donc j’ai ouvert un petit cahier. C’est notre méthode de travail quand on sent qu’il y a quelque chose. Le 4 décembre 2012, Mediapart révélait son compte en Suisse et nous avons suivi l’affaire au jour le jour. Quand Jérôme Cahuzac a craqué, quatre mois plus tard, on s’est dit que la seule bêtise qu’il avait faite était celle-là  : avouer… La première déclaration du premier ministre Jean-Marc Ayrault a été  : « Ce fut un excellent ministre du Budget au service de la France. » Comment peut-il dire cela après une telle forfaiture  ? Pour les siens, le seul tort de Jérôme Cahuzac a donc été de se faire prendre et d’avouer. Cela en dit long sur les pratiques de dissimulation fiscale dans la sphère politique de la droite et de la gauche libérale.

Qu’avez-vous pensé du décor du procès Cahuzac  : cette magnifique salle des criées, au bout de la salle des pas perdus du palais de justice  ?

Monique Pinçon-Charlot C’est du théâtre  ! Un décorum chargé d’histoire et de violence symbolique. Quand on assiste aux comparutions immédiates à la 23e chambre, les pauvres immigrés qui comparaissent sous ces ors sont écrasés par ce décor. Les magistrats sont beaux, élégants, ils parlent bien  ; tandis que les jeunes délinquants n’ont qu’une envie  : disparaître sous terre. Au procès Cahuzac, tout le monde se connaissait, il existe une complicité oligarchique. L’ancien ministre du Budget, chargé de la fraude fiscale, se trouve au centre, entouré des banquiers suisses et de nombreux avocats. Il est dans son milieu, sa famille, comme s’il était chez lui.

À l’ouverture du procès, Jérôme Cahuzac fait des révélations fracassantes en accusant Michel Rocard…

Monique Pinçon-Charlot Comme spectatrice, j’étais complètement prise par l’aspect théâtral et les rebondissements inattendus de la pièce. Il y a même eu des cris de stupeur dans le public, on s’est fait enguirlander par le président du tribunal  ! Avec ces « révélations », Cahuzac nous montre comment le financement occulte d’un courant du Parti socialiste par les laboratoires pharmaceutiques lui a mis le pied à l’étrier. À l’époque, tout le monde le faisait. C’est ce qu’a démontré le journaliste Denis Robert  : le financement occulte des partis politiques a contribué à aggraver la fraude fiscale en France. Cela a créé un sentiment d’impunité.

Le conflit d’intérêts qui entoure Jérôme Cahuzac est au cœur de vos travaux…

Monique Pinçon-Charlot Au premier jour d’audience, le président du tribunal fait remarquer que le conflit d’intérêts est manifeste  : Jérôme Cahuzac était à la fois conseiller du ministre de la Santé Claude Évin et à la tête d’une société de consultants au service des laboratoires pharmaceutiques. Au juge, il répond que ce sont des gens dont il est proche et qu’il est normal qu’ils se rencontrent. La séparation des pouvoirs est donnée en pâture au peuple, car, dans les beaux quartiers, on sait très bien que les affaires forment un tout. Devant de tels échanges, la citoyenne est malheureuse mais la sociologue se réjouit. Tout notre travail des trente dernières années nous est donné à vivre. On n’a pas de questions à poser, on est là, assis sur les bancs du public, au chaud, à prendre des notes et on savoure.

Vous avez particulièrement apprécié la plaidoirie des avocats des banquiers suisses…

Monique Pinçon-Charlot Oui, on a eu un certain plaisir à les écouter et à valider nos hypothèses selon lesquelles les plus hauts responsables de l’État savaient depuis longtemps que Jérôme Cahuzac avait des comptes non déclarés dans les paradis fiscaux. Face au parquet national financier, ces avocats ont expliqué que l’administration fiscale française était au courant de tout depuis 2000. Et qu’a-t-elle fait  ? Rien. Elle a caché les faits. Les poursuites pour fraude fiscale des plus riches ne sont que très rarement le résultat de la traque de Bercy. Elles sont souvent mises au jour par des lanceurs d’alerte ou révélées lors d’un conflit familial (un divorce chez les Wildenstein par exemple). Totalement protégé par le fisc, Jérôme Cahuzac a eu les deux  : le lanceur d’alerte et la femme qui avoue après un divorce. Le tribunal a protégé Bercy en ne jugeant pas sérieux les éléments des avocats suisses.

Qu’avez-vous pensé de l’attitude de Jérôme Cahuzac face à ses juges  ?

Monique Pinçon-Charlot Je l’ai trouvé très courageux. Il n’a pas échappé à l’humiliation de cette audience. Il était au supplice, après avoir connu la gloire, le succès, lui, le chirurgien de haut niveau. Il a eu beaucoup d’honneurs et s’est retrouvé dans une situation humiliante à laquelle il n’était pas préparé. Le fait que les puissants vivent toujours entre eux finit par créer un sentiment d’impunité qui favorise le goût immodéré du pouvoir et de l’argent et facilite la transgression. Jérôme Cahuzac a expliqué au procès, par exemple, qu’il pratiquait les sports à risque comme la chasse sous-marine à de grandes profondeurs. Ce n’est pas pour l’excuser, mais ça permet de comprendre le passage vers l’interdit. L’entre-soi oligarchique empêche tout sentiment de culpabilité devant la triche et le mensonge. Leur solidarité de classe est une force considérable.

Qu’avez-vous pensé du réquisitoire  ?

Monique Pinçon-Charlot J’ai trouvé les peines requises très faibles. Éliane Houlette, la responsable du parquet national financier – poste créé à la suite de l’affaire Cahuzac –, se conduit en communicante de l’exécutif, chargée de donner à l’opinion publique ce qu’elle a envie d’entendre. Mais les sanctions requises ne sont pas à la hauteur.

Et Patricia Cahuzac  ?

Monique Pinçon-Charlot Sa présence au procès permet de montrer que la fraude fiscale se fait en famille. Même la mère de Jérôme Cahuzac a été compromise  ! Frauder le fisc est une pratique qui se transmet de génération en génération. Elle fait partie du patrimoine collectif des grands de ce monde. (1) Le Président des riches, de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (2011, la Découverte, 9,90 €). Leur dernier livre paru  : Sociologie de la bourgeoisie (4e édition, 2016, la Découverte, 10 €).

Marie Barbier, L’Humanité journaliste


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