Droite, FN  : vers la régression ultracapitaliste  ?

mercredi 4 janvier 2017.
 

Table ronde avec Hervé Le Bras, démographe, chercheur émérite à l’Ined et historien enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Alain Bihr, sociologue du capitalisme et Henri Sterdyniak, animateur des Économistes atterrés et coauteur de Sortir de l’impasse, éditions les Liens qui libèrent.

Les faits

Alors que François Fillon a remporté la primaire de la droite républicaine sur une vague bleu foncé, Marine Le Pen a lancé sa campagne bleu marine.

Le contexte

Tout se passe comme si les deux candidats de la droite et de l’extrême droite cherchaient à répondre aux défis d’un régime néocapitaliste de régression humaine.

Le choix de François Fillon comme « candidat de la droite et du centre » constitue une droitisation. À quoi l’attribuez-vous  ?

Alain Bihr J’entends par « droitisation » la direction générale des politiques néolibérales, enclenchées à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980 à l’initiative des gouvernements Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis, poursuivies depuis par une large majorité des gouvernements partout dans le monde, quelle que soit leur couleur politique affichée. En France, elles ont été initiées par le dernier gouvernement Barre (1978-1981) puis, après la courte parenthèse de 1981-1982, par tous les gouvernements, de la soi-disant gauche comme de la vraie droite, depuis plus de trente ans. Si ces politiques sont parvenues à rétablir la profitabilité du capital, elles ont instauré une insuffisance chronique de la demande salariale. La crise financière de 2007-2008 en a été la conséquence, tout comme les précédentes de 1988, 1997-1998, 2000-2001. Elle n’a pu se résorber que moyennant une vaste entreprise de sauvetage de la partie faillie du capital financier, à coups de déficits et dette publics aggravés. Ce qui fournit aujourd’hui aux gouvernants le prétexte de redoubler l’austérité salariale et budgétaire inhérente à ces politiques, comme si leur échec était dû au fait qu’elles n’avaient jusqu’à présent pas été appliquées avec suffisamment d’ampleur et de rigueur. Le programme de Fillon en est un exemple.

Henri Sterdyniak, Directeur du Departement economie de la mondialisation de l’OFCE, Observatoire francais des conjonctures economiques Du fait de l’approfondissement de la mondialisation, tous les pays développés connaissent des déséquilibres économiques et sociaux. Mais cette crise a des caractéristiques spécifiques dans chaque pays. Partout cependant le mouvement populaire est en recul sur le plan politique et idéologique. La désindustrialisation, la précarisation, l’ethnoïsation des emplois ont fortement affaibli les organisations ouvrières. Partout, les salariés (et particulièrement les ouvriers) ont subi le chantage patronal, accepté des baisses de rémunération et des dégradations de statut ou de voir les usines fuir à l’étranger. Le mouvement ouvrier n’a pas su trouver des ripostes fortes. Son affaiblissement a permis l’essor de mouvements xénophobes (qui ne s’embarrassaient pas de l’internationalisme des partis ouvriers) pour prôner le protectionnisme commercial et la lutte contre l’immigration, ceci sans remettre en cause le capitalisme financier. Ces mouvements ont triomphé en Grande-Bretagne (avec le Brexit) et aux États-Unis (avec Trump). La France est restée une économie mixte, avec de fortes dépenses publiques et sociales, une fiscalité redistributive, un droit du travail protecteur. Ce modèle était porté par l’alliance entre le mouvement ouvrier et une partie importante des classes moyennes, en particulier celles liées au secteur public (éducation, protection sociale). Il est affaibli par l’implosion du mouvement ouvrier. L’offensive idéologique du Medef a triomphé. Celui-ci a réussi à faire croire que la crise n’était pas due au capitalisme financier, mais à l’État social. Ainsi, François Fillon n’a eu qu’à recopier le programme du Medef. Une partie importante des salariés du secteur privé, des cadres, des professions libérales se sont ralliés à l’idée que la seule solution pour la France était un choc néolibéral, remettant en cause l’État social, cela d’autant plus facilement que le chemin avait été ouvert par le gouvernement Valls et la faillite idéologique du Parti socialiste, dont une partie des dirigeants adhérent maintenant au projet néolibéral.

Dans la dernière période est mis en avant le concept d’identité. Est-ce le cœur idéologique de la contre-révolution conservatrice en cours à l’échelon mondial  ?

Alain Bihr Cette « contre-révolution conservatrice » est l’enjeu même des politiques néo-libérales. Leur objectif  : démanteler tous les dispositifs institutionnels, fruits des luttes des travailleurs menées depuis la fin du XIXe siècle, par lesquels ces derniers étaient parvenus à améliorer leurs conditions de travail, d’emploi, de rémunération et d’existence plus généralement. Cela s’est opéré par le biais de la déréglementation des marchés et de la libéralisation de la circulation internationale du capital qui, sur fond d’un fort taux de chômage, a accru la mise en concurrence des travailleurs à l’échelon national comme à l’échelon international. Le mouvement ouvrier n’a pas été capable de contrer ce processus, tout juste de le ralentir, engendrant repli corporatif, sauve-qui-peut individualiste et diffusion d’un ressentiment profond, fait de rage impuissante et désespérée, dans de larges couches de travailleurs. C’est ce ressentiment que cherche à exploiter la thématique identitaire, en fétichisant le plus souvent l’identité nationale, mais aussi éventuellement les identités régionales ou confessionnelles, voire de pseudo-identités raciales, jamais cependant l’identité de classe, en cherchant à redonner des repères et une dignité à des individus qui les ont perdus sous l’effet des politiques néolibérales et de l’effondrement du mouvement ouvrier. Dans cette mesure même, l’extrême droite, dont c’est le fonds de commerce, complète parfaitement le dispositif mis en place par la droite et la gauche néolibérales.

Henri Sterdyniak Les classes dominantes utilisent la mondialisation pour affaiblir les États-nations. Les grandes entreprises veulent perdre toute identité nationale, produire où la main-d’œuvre est moins chère, payer leurs impôts là où ils sont les plus bas, imposer des produits mondiaux standardisés. Selon la Constitution européenne, les quatre grandes libertés ainsi sont celles de circulation des produits, des services, des capitaux et des personnes. Les institutions européennes veulent imposer une évolution vers une Europe fédérale où les pouvoirs nationaux seront transférés à des comités technocratiques chargés de mettre en œuvre des réformes libérales. Dans ce contexte, la revendication d’identité nationale est ambiguë (comme le montrent les exemples du Royaume-Uni et des États-Unis). Elle peut servir à détourner la colère des classes populaires contre les travailleurs immigrés et les pays émergents. Elle peut rappeler le droit des peuples à choisir leur modèle social et politique, le fait aussi que les progrès économiques doivent profiter à tous, et non à une étroite frange mondialisée.

Hervé Le Bras Le terme d’identité est un mot-valise qui est devenu le signe de ralliement des nationalistes en réaction contre la mondialisation. Il ne correspond à rien de précis. Sa meilleure définition est donnée par le slogan des lepénistes dans leur réunion  : « Chez nous ». Le grand débat de Sarkozy sur l’identité nationale s’est terminé par un fiasco. La contre-révolution conservatrice utilise le thème de l’identité et celui de la diversité pour masquer la montée des inégalités. L’excellent livre de Walter Benn Michaels intitulé la Diversité contre l’égalité le montre avec clarté, tout comme le travail de Jean-Loup Amselle sur l’ethnicisation du social. Diversité et identité ne sont donc pas au cœur de la contre-révolution conservatrice, mais des leurres pour masquer les véritables opérations du grand capital, une sorte de nouvel opium  : la religion de soi-même après les religions du livre.

Entre libre-échangisme libéral et protectionnisme nationaliste, le capitalisme cherche une voie pour augmenter la survaleur du travail. Au fond, cela ne renvoie-t-il pas à la fameuse formulation thatchérienne  : « There is no alternative »  ?

Henri Sterdyniak Les entreprises dynamiques jouent à fond la carte de la mondialisation  ; elles déplacent leur production dans des pays à bas salaires, importent des consommations intermédiaires à bas coût, réclament des efforts de compétitivité basés sur la baisse des salaires et des cotisations sociales. Elles font du lobbyisme pour que leur pays ouvre totalement son marché intérieur pour obtenir en contrepartie l’ouverture des marchés étrangers  ; ce sont elles qui poussent à signer le Tafta. Mais cette stratégie met à mal le site de production nationale, qui constitue toujours leur base arrière  ; de nombreux secteurs se retrouvent perdants dans la compétition internationale. D’autres secteurs comptent, au contraire, sur la demande intérieure et demandent des protections contre la concurrence des pays à bas salaires  ; ils peuvent certes chercher à s’allier aux salariés victimes de la mondialisation, mais ce sont souvent des secteurs fragilisés, de sorte qu’aucun pays développé n’a jusqu’à présent pris d’importantes mesures protectionnistes. L’enjeu aujourd’hui devrait être basé sur le développement économique sur les marchés intérieurs et sur la transition écologique, ce qui demande une rupture avec la recherche effrénée de compétitivité. Mais quelles forces pourraient imposer cette rupture, ne serait-ce qu’à l’échelle de l’Europe  ?

Hervé Le Bras Il existe une contradiction manifeste au cœur des programmes libéraux actuels. Ils recommandent de s’en remettre au marché à l’intérieur des nations, mais soutiennent un protectionnisme dur pour les échanges extérieurs (les échanges mondiaux, qui croissaient au rythme de 5 % avant 2008, n’augmentent plus aujourd’hui qu’au rythme de 1,5 %, moins rapidement que la croissance économique). Une autre contre-vérité est de faire croire que la liberté économique du marché conduit à la liberté démocratique. Déjà Adam Smith en doutait. Un excellent exposé de l’absence de lien entre liberté économique et liberté politique a été fait par Albert Hirschman dans les Passions et les intérêts. Une troisième contre-vérité concerne le rôle de la concurrence  : au lieu de stimuler des entreprises rivales, elle a conduit à la constitution de monopoles mondiaux, les fameux Gafa, plus forts et plus riches que les États, qu’ils s’appauvrissent en jouant sur les différences de fiscalité et sur les paradis fiscaux. Les États appauvris ont de plus en plus de difficulté à mener une politique sociale. Gavées par le nationalisme et par l’identité, les populations mettent leur confiance dans les auteurs mêmes de leur paupérisation, les milliardaires Trump, Berlusconi, Poutine, Porochenko par exemple.

Alain Bihr Pour les éléments aujourd’hui hégémoniques au sein de la classe capitaliste, la voie du salut reste la soi-disant « mondialisation », qui permet d’accentuer la pression concurrentielle sur les travailleurs d’un bout à l’autre de la planète. Pour autant, le repli sur le cadre des actuels États-nations ne saurait fournir aux travailleurs une alternative efficace et souhaitable. En renouant avec la tradition internationaliste de l’ancien mouvement ouvrier, il faut élaborer des stratégies, des formes de lutte et d’organisation, des programmes politiques à un niveau au minimum continental (pour nous  : européen) et, autant que possible, d’emblée planétaire. Qu’il s’agisse de contrer les politiques de dumping social et fiscal des oligopoles transnationaux ou d’imposer des limites aux ravages que le capitalisme fait subir aux écosystèmes globaux et locaux, le défi qui nous est lancé se situe bien à ce niveau.

Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan, L’Humanité


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