Une justice contre la délinquance en col blanc peine à voir le jour

dimanche 12 février 2017.
 

Dans le Concert des puissants (1), deux sociologues auscultent les rouages de l’oligarchie, qui «  ne se sent pas toujours tenue de suivre la règle commune  ». Entretien avec ces sociologues Paul Lagneau-Ymonet et François Denord.

Entretien

Avec l’affaire Fillon, nous avons appris qu’un député pouvait être en toute légalité pour une activité de conseil auprès d’entreprises du CAC 40, quand il ne fait pas passer ses intérêts familiaux avant son rôle de député au service de l’intérêt général. Ce mélange des genres chez les puissants est-il pour autant une nouveauté ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Disons qu’il y a conflit d’intérêts quand on utilise une position pour servir un intérêt autre que celui qui correspond à cette position. Les scandales, les affaires ressortent souvent d’une situation où quelqu’un va se servir ou va servir les intérêts particuliers de parents ou alliés, au détriment de l’intérêt général. Après l’affaire Cahuzac, la loi sur la transparence de la vie publique de 2013 définit le conflit d’intérêt comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. » Si dans ces circonstances, il y a prise illégale d’intérêts, les faits relèvent du pénal. En revanche, la loi française ne prohibe pas le conflit d’intérêt en lui-même.

Dans la conduite des affaires privées, les conflits d’intérêts existent aussi : ils peuvent engendrer des vols, des détournements, des abus de biens sociaux ou des faits de corruption. Clairement, le flou de la notion indique que la définition de ce qu’est un conflit d’intérêts constitue un enjeu permanent de luttes pour dire ce qu’est la règle, définir les limites entre les principaux ordres institutionnels constitutifs d’une société donnée, borner les actions de leurs agents, et donc leurs pouvoirs.

Le mélange des genres par les puissants n’est pas une nouveauté. Que des avocats se lancent en politique avant de retourner à leurs affaires, que des hauts fonctionnaires trouvent dans le privé des postes et des rémunérations plus en adéquation avec leurs ambitions personnelles, ou que des industriels briguent des mandats électoraux, rien de vraiment neuf sous le soleil. Sous la troisième République, on parlait déjà de « députés d’affaires » pour désigner ceux qui mêlaient la chose publique et les intérêts de sociétés qu’ils promouvaient contre des rétributions sonnantes et trébuchantes.

Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est à une lutte entre des tentatives, promues par des associations, des syndicats et quelques partis, pour interdire ou encadrer certaines pratiques (le pantouflage, le cumul des mandats, ou d’une activité à but lucratif avec un poste électif) et les réactions d’individus qui occupent des positions de pouvoir et ne se sentent pas tenus de suivre la règle commune.

L’influence grandissante des thèses néo-libérales a-t-elle accéléré le phénomène ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. La nouveauté, c’est la hiérarchie des pouvoirs dans notre société. Dans la France d’après-guerre, l’État, le marché et le gouvernement tempéraient leurs ardeurs réciproques. Progressivement, l’ordre économique a pris l’ascendant sur les deux autres, dans un contexte de Guerre froide, de construction européenne et plus généralement de mondialisation. Le mélange des genres a changé de nature : ce n’est pas tant la circulation des puissants qui est en jeu, ou le fait qu’ils occupent simultanément des positions dans différents univers, c’est que l’ordre économique impose ses vues. D’une part, l’Etat et les partis de gouvernement ont mis en place des politiques toujours plus favorables aux actionnaires et aux dirigeants des grands groupes. D’autre part, les objectifs de rentabilité et de profitabilité se sont imposés à tous, y compris au sein du secteur public. Ce qu’on appelle « néo-libéralisme », c’est une restauration des pouvoirs de l’ordre économique. Elle a ceci de particulier d’avoir été appuyée par une partie de la classe politique et de la haute fonction publique. Ce ne sont pas uniquement des thèses néolibérales qui ont été mises en œuvre. C’est la structure du pouvoir et de la classe dominante qui a changé.

Vous écrivez : "La fraction dominante de la classe dominantes est une zone carrefour située à l’intersection de la politique, de l’administration, du capitalisme d’Etat, du secteur privé et du capitalisme familial." Est-ce à dire que le pouvoir entraîne nécessairement des conflits d’intérêts quand se mélangent ministres, PDG, célébrités, chef d’entreprises publiques, etc. ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Les affaires, les scandales renseignent sur des pratiques privées, discrètes ou occultes d’agents peu enclins à les divulguer. La mise au jour de leurs agissements est indispensable pour sanctionner les malversations, démanteler les cartels, prévenir la corruption. En revanche, il faut bien comprendre que leur révélation n’est pas une panacée. La visée judiciaire ou législative des commissions d’enquête incite à apprécier des comportements à partir de qualifications juridiques existantes : un tel est-il coupable ou innocent ? Faut-il changer les règles en vigueur ? Les juristes vont se demander, dans quelle mesure, les documents reproduits, les discussions ou les rencontres relatées, permettent d’instruire, de juger. Les législateurs vont apprécier l’opportunité d’amender le droit, au regard des recommandations de la commission. Dépasser la perspective juridique consiste alors à se rappeler un des acquis de la sociologie du droit : les condamnations, les juridictions, les incriminations, les règles varient selon les caractéristiques des agents, notamment leur statut social, leur activité professionnelle et les ressources dont ils disposent pour (dé)faire le droit qui les concerne. La révélation des « affaires », la dénonciation des intrigues et des complots ne doit pas laisser de côté le fondement le plus sûr de l’entente entre les puissants : le partage de manières de voir, de façons de se comporter et d’agir.

Constatez-vous une augmentation du pantouflage, ou du phénomène des portes tournantes ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Le terme « pantouflage » vient de l’argot des ingénieurs de l’Ecole Polytechnique. Historiquement, pantoufler signifiait rejoindre, en cours de scolarité, ou à la sortie de l’école, le privé plutôt que les grands corps de l’État (la botte). Des ambitions personnelles ou un classement trop médiocre pouvaient justifier ce choix. Aujourd’hui, on parle de pantouflage, à propos des hauts fonctionnaires (pas nécessairement polytechniciens) qui délaissent le service de l’État pour des carrières, souvent plus lucratives, en entreprises. Le phénomène affecte différemment les diverses composantes de la Noblesse d’État. En ce qui concerne les Polytechniciens, non seulement le retrait de l’État du secteur productif ne leur offre guère de perspectives de carrières, mais les recrutements au sein des grands corps civils ont également été drastiquement revus à la baisse. Résultat, près de la moitié d’entre eux s’orientent d’emblée vers le privé (principalement dans l’industrie et dans le conseil).

Dans le cas des énarques, les choses sont un peu différentes. On peut considérer que moins d’un quart d’entre eux passent en entreprise (publique ou privée) à un moment de leur carrière et aux alentours de 8% quittent définitivement ou durablement leur administration pour une entreprise (là encore publique comme privée, la frontière entre les deux étant aujourd’hui particulièrement ténue). Le pantouflage concerne très inégalement les énarques en fonction de leurs corps d’appartenance. Alors que la grande majorité des inspecteurs des finances passent à un moment ou l’autre en entreprise, une toute petite minorité de magistrats administratifs fait de même.

Le pantouflage est avant tout affaire de hauts fonctionnaires en charge des questions économiques et financières. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse pas concerner des individus qui, a priori, n’ont pas de prise directe avec ces questions. Entre 5 et 10 % des élèves des Ecoles normales d’Ulm et de Cachan rejoindraient le privé en fin de scolarité ou peu après.

Mais l’important n’est pas tant le nombre de fonctionnaires concernés que la signification de ces mouvements entre public et privé. Quand l’Etat était un acteur économique de premier plan, la présence de ses anciens agents parmi les dirigeants du privé pouvait passer pour une extension de son domaine d’influence. Celui qui rejoignait le monde des affaires avait servi le public auparavant. Il accédait certes à des postes plus rémunérateurs, mais restait un interlocuteur privilégié de la puissance publique. Aujourd’hui, une part non négligeable des élèves qui ont accès aux postes les plus prestigieux vont quitter définitivement le service de l’Etat, à plus ou moins court terme, sans que celui-ci y trouve nécessairement avantage. Cela pousse, a minima, à s’interroger sur l’investissement fait par la collectivité dans des grandes écoles publiques, dont le recrutement est socialement très discriminant.

On a beaucoup parlé de l’affaire Fillon. Mais le parcours d’Emmanuel Macron incarne encore plus que l’ancien premier ministre, cette allers-retours entre le public et le privé…

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Emmanuel Macron incarne mieux que quiconque la carrière de l’homme pressé, qui navigue entre Etat et entreprise, au plus près de ses intérêts. A chacune des brèves étapes de sa carrière (quelques années à l’inspection des finances, à la Banque Rothschild, à l’Elysée, au ministère de l’Economie), il a su se constituer un solide portefeuille de relations à cheval entre les milieux politiques, administratifs et patronaux, grâce auquel il rebondit toujours à un niveau supérieur. Emmanuel Macron vogue d’un bord à l’autre de la classe dominante sans jamais remettre en cause l’ordre social tel qu’il existe. Trente ans après que François Hollande, Jean-Pierre Jouyet et quelques autres caciques du Parti Socialiste aient proclamé que La Gauche bouge, la vieille garde et les jeunes turcs d’Emmanuel Macron rejouent l’éternelle l’histoire du modernisme : un homme, au-dessus des partis qui agrège les bonnes volontés, des compétences techniques et les méthodes dernier-cri pour piloter le pays.

François Fillon, comme Marine Le Pen, a remis en cause l’institution judiciaire pour mieux se dédouaner. Comment expliquer ce sentiment d’impunité au sommet ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Quand on parle de « privilèges » en France, c’est bien souvent pour s’en prendre aux fonctionnaires ordinaires. En réalité, des affaires comme celle qui concerne en ce moment les Fillon et les Le Pen rappellent que c’est au sommet des pouvoirs économiques, politiques, administratifs que les privilèges sont les plus grands. Cela consiste pour les députés à disposer d’une indemnité représentative de frais et d’une enveloppe pour rémunérer ses collaborateurs. Cela consiste pour les patrons à fixer le montant de leur rémunération. Occuper des positions de pouvoir procure des avantages financiers et en nature (logements, voitures de fonction, billets de train ou d’avion tous frais payés, etc.). Mais cela confère aussi une certaine impunité. C’est vrai même en ce qui concerne la justice pénale. La situation des personnes (emploi, logement ou famille) affecte les décisions que prennent tant les policiers que les juges. L’emprisonnement sanctionne ainsi davantage les infractions plébéiennes contre l’ordre public, les mœurs, ou les personnes, tandis que les délinquants « en cols blancs » se voient plutôt mis à l’amende, lorsque la justice les condamne. Pourquoi ? Parce que les moyens de se défendre sont très inégalement répartis et qu’une justice contre les infractions commises en cols blancs peine à se mettre en place. En 2014, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, a mis en place un parquet national financier, doté de magistrats et de collaborateurs spécialisés. Mais celui-ci dispose de bien peu de moyens, si on les compare aux armadas de juristes que déploient les directions des multinationales.

Les dominants bénéficient également d’institutions judiciaires qui leur sont plus particulièrement dédiées. C’est le cas des tribunaux administratifs et du Conseil d’État pour le champ administratif. C’est le cas de la Cour de justice de la République dans le cas des ministres ou du président. C’est le cas des tribunaux de commerce pour les hommes d’affaires. Et puis, il ne faut pas oublier le plus important : les dominants sont d’autant plus favorisés par les réglementations qu’ils les coproduisent. On parle parfois de capture, mais c’est de coproduction qu’il s’agit. Leurs mandataires, lobbys, groupes de pressions, veillent auprès des administrations, des ministères et des parlementaires qui y trouvent avantage. Tout cela explique que le rapport aux règles des agents de la classe dominante leur soit spécifique. Habitués à ce qu’on les laisse faire, ils préfèrent régler en interne d’éventuels écarts de conduite. Les dominants jouissent ainsi d’un privilège considérable : ne pas se sentir tenu de suivre la règle commune, ne jamais exclure la possibilité d’être une exception.

Comment agir pour restructurer le pouvoir ? Comment faire en sorte, à tous le moins, que les hiérarchies institutionnelles servent mieux l’intérêt général ?

Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. Il faudrait réécrire une nouvelle constitution, qui ne s’intéresse pas qu’aux seules institutions politiques, mais qui s’attaque à l’ensemble de la structure du pouvoir. C’est d’abord à la réorganisation de l’ordre économique qu’il faudrait s’attaquer, en encadrant les rémunérations des dirigeants, en réorientant la valeur produite dans les entreprises vers les salariés, en accordant à ceux-ci un pouvoir de décision au moins égal, si ce n’est supérieur, à ceux qui contrôlent le capital des sociétés.

Un gouvernement voulant rompre avec le néo-libéralisme s’attacherait aussi à déployer un service public qui ne soit pas cantonné aux seules fonctions régaliennes de l’État (défense, police, justice) ou régi par des règles de gestion privée. Transformer la structure du pouvoir obligerait à légiférer et faire appliquer les règles édictées. Encore faudrait-il que les législateurs, forcés par les organisations qui militent en faveur des dominés, et notamment les syndicats, affrontent les piliers de l’ordre établi. Un mouvement politique émancipateur qui voudrait remettre l’ordre économique à sa place devra dénoncer les traités sur l’Union européenne et sur son fonctionnement, ce qui ne vaut pas renoncement à toute ambition européenne ou internationaliste. Pour que les politiques ne se sentent pas omnipotents, leur métier devrait être davantage contrôlé et exercé par les citoyens. Bref, c’est en démocratisant l’ensemble des hiérarchies institutionnelles, à commencer par celles des ordres économique, bureaucratique et politique, qu’il deviendra possible de transformer la structure du pouvoir ainsi que les formes de domination qui lui sont associées.

François Denord, sociologue, spécialiste des élites et du néolibéralisme

Paul Lagneau-Ymonet, sociologue, travaille sur le pouvoir économique

(1) Le Concert des puissants, de François Denord et Paul Lagneau-Ymonet. Raisons d’agir, 2016, 144 pages, 8 euros.

Le pantouflage, un phénomène en expansion ?

Avec le retrait de l’État du secteur productif, les polytechniciens ont moins de perspectives de carrière. Résultat : près de la moitié d’entre eux s’orientent à la sortie de l’école vers le privé. Pour les énarques, moins d’un quart d’entre eux passent en entreprise à un moment de leur carrière, selon les sociologues Paul Lagneau-Ymonet et François Denord. «  Cela pousse à s’interroger sur l’investissement fait par la  collectivité dans des grandes écoles publiques, très discriminantes.  »

Pierre Duquesne, L’Humanité


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