Turquie : «  Depuis le génocide des Arméniens et la construction de l’État, la peur règne  »

jeudi 2 mars 2017.
 

L’universitaire turque Pinar Selek, en exil depuis 2009, continue à être harcelée par la « justice » de son pays. Elle parle ici du système Erdogan et du prochain référendum visant à présidentialiser le régime et à remettre en cause les droits sociaux.

Comment expliquer un tel acharnement de la « justice » turque à votre égard  ?

Pinar Selek Depuis longtemps, ceux qui, en Turquie, contestent et franchissent des lignes rouges ont été emprisonnés, ont été tués ou ont dû s’exiler. Mon enfance s’est passée devant les prisons. Mon père s’y trouvait. Quand j’étais moi-même emprisonnée après 1998, il y avait 45 000 prisonniers politiques en Turquie. Depuis le génocide des Arméniens, depuis la construction de l’État turc basée sur la violence, la peur règne. C’est un système autoritaire depuis longtemps. De temps en temps, il y a des ouvertures mais il ne s’agit pas de transformations structurelles, donc quand on continue à lutter, on subit la même répression. Mon cas est spécifique parce que je suis seule dans cet acharnement. Je ne suis pas incluse dans des groupes comme les journalistes ou les universitaires. Je suis en plus accusée de crimes très graves qui sont faux. On a voulu faire de moi un exemple, une terroriste. Mais il y a toujours eu une grande mobilisation autour de moi, qui continue encore aujourd’hui. En une semaine, par exemple, 200 avocats se sont occupés de mon dossier. J’ai toujours été acquittée car il n’y a rien, aucune preuve. Mais l’État ne veut pas perdre contre moi. En plus je suis une femme, une féministe. Qui parle de la sexualité, de choses horribles pour eux. Je suis aussi très ferme sur le génocide arménien et je continue à écrire. Ça ne leur plaît pas.

Dans l’histoire de la Turquie, comment apparaît Erdogan  ?

Pinar Selek Moi, je préfère parler d’un système. Car son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), est important. C’est une ligne politique d’un groupe qui s’appuie sur une nouvelle bourgeoisie, «  les tigres anatoliens  ». C’est une bourgeoisie émergente plutôt investie dans l’immobilier, qui a des relations transnationales à partir de la confrérie Naqshbandi, à laquelle appartient aussi Massoud Barzani (leader des Kurdes d’Irak – ndlr). Ils ont beaucoup de relations avec les pays arabes. Mais il existe de nombreuses confréries, comme celle de Fethullah Gülen, par exemple. Et il y a une lutte transnationale entre elles. Le groupe d’AKP a donné des gages aux pouvoirs occidentaux sur sa capacité à instaurer une économie néolibérale en Turquie, y compris en promettant la «  démocratie libérale  » pour résoudre le problème des Kurdes et des Arméniens. Mais les conflits du Moyen-Orient ont eu un effet sur cette alliance du fait justement de sa transnationalité. Maintenant, ils sont en guerre. La Turquie a toujours été dans une guerre civile mais, là, elle est dans une aventure qui va être encore plus meurtrière. Le gouvernement Erdogan a peur car il n’a plus assez de forces. C’est pourquoi on assiste à un rapprochement entre l’AKP et les Loups gris (groupe d’extrême droite ultraviolent apparu dans les années 1960 – ndlr), avec les kémalistes de droite, comme le MHP. Les anciens cadres de l’État, qui avaient été écartés, sont revenus à leur poste. C’est un gouvernement en guerre au Moyen-Orient, en guerre avec son peuple et le niveau de terreur rappelle celui qui prévalait au moment du coup d’État de 1980.

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la tenue du référendum prévu le 16 avril et visant à renforcer les pouvoirs d’Erdogan ?

Pinar Selek Il veut renforcer son pouvoir mais, encore une fois, son parti est affaibli. Il y a une peur qui n’est pas imaginaire. Autour d’Erdogan existe une équipe qui veut conserver le pouvoir. En réalité, ils veulent en partie adapter le système français. Mais, dans cette nouvelle Constitution, il y a d’autres choses que le système présidentiel. Surtout par rapport aux droits sociaux. Quand l’AKP est arrivé au pouvoir, il était encouragé par l’Europe parce qu’il y avait des petits changements mais, en réalité, il y avait aussi des lois du type El Khomri, Macron… L’Europe a aimé aussi cela.

Comment apprécier l’intervention turque en Syrie ?

Pinar Selek La Turquie a quitté ses anciens alliés, comme le Front al-Nosra par exemple, et s’est rapprochée de la Russie. Cela a un effet direct sur la politique intérieure. Tout cela peut engendrer de nouvelles violences, de nouveaux attentats. L’alliance avec la Russie ou avec la Syrie de Bachar Al Assad ne va pas tenir sur la durée. Mais c’est comme un jeu d’échecs. Plusieurs analystes avancent l’idée que la Turquie sera perdante dans cette aventure. Je ne sais pas. Je suis très inquiète de ce qui se passe au Moyen-Orient car il s’agit d’un conflit mondial. Les grandes puissances sont présentes et la guerre peut s’exporter sur d’autres terrains. Les grandes organisations internationales comme l’ONU ont perdu de leur pouvoir. Les entreprises transnationales ont leur propre espace. Les gouvernements jouent en quelque sorte le rôle d’une police intérieure mais, en réalité, ce n’est pas entre les États que les problèmes vont se résoudre. Il faut tout faire pour arrêter cette guerre. Je préfère me référer à la fameuse phrase de Gramsci : «  Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté.  » Menacée de condamnation

Depuis 1998, Pinar Selek est soumise à un procès, mais elle résiste. En 2014, elle a été acquittée pourla quatrième fois, mais le procureur a fait appel une fois de plus. Depuis, l’affaire Pinar Selek était renvoyée dans les méandres de la justice. Le 25 janvier 2017, le procureur de la Cour de cassation a demandé une condamnation à perpétuité. La solidarité se poursuit alors que la Cour suprême doit se prononcer. Des comités de soutien se mettent en place. Une conférence de presse est organisée le 7 mars, à Nice, où l’universitaire enseigne maintenant.

Pierre Barbancey

grand reporter, L’Humanité


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