Didier Fassin : «  Notre passion de punir met en danger notre sécurité et l’avenir de notre société  »

mardi 28 mars 2017.
 

Didier Fassin interroge notre passion même pour le «  châtiment  », qui est, selon lui, devenu le problème, et invite à repenser sa place dans le monde contemporain. Qu’est-ce que punir ? Pourquoi punit-on ? Qui punit-on ? Poser ces trois questions en ces temps de «  populisme pénal  » pourrait déjà prêter à des accusations de «  radicalité  » contre leur auteur.

Peut-être justement parce que peu de monde, en dehors du cercle des chercheurs, n’a l’idée de se les poser. C’est ce que fait donc Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institut d’études avancées de Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, dans son dernier livre qui vient de paraître : Punir, une passion contemporaine. Il réalise ainsi une analyse critique de ce qu’il qualifie de «  moment punitif  », traversé par nos sociétés contemporaines.

HD. Selon votre enquête – vos enquêtes, si on tient compte de vos deux précédents ouvrages –, notre façon de punir – la prison – est devenue le problème. Pourquoi ?

Didier Fassin. Ce n’est pas seulement la façon de punir qui est en cause, c’est aussi la place même réservée à l’acte de punir. Au cours du dernier quart de siècle, le nombre de personnes en prison a plus que triplé en France, mais, parallèlement, au cours de la dernière décennie, on a eu une explosion des mesures alternatives comme le bracelet électronique. On peut donc parler, pour caractériser la période contemporaine, de moment punitif sans précédent dans notre histoire en temps de paix.

HD. Vous expliquez l’emballement punitif de la part des politiques par une volonté électoraliste. Est-ce la principale raison ?

Didier Fassin Deux phénomènes se conjuguent. D’un côté, une partie de la population éprouve un sentiment d’insécurité, mais pas nécessairement par rapport à la délinquance et la criminalité : c’est surtout une insécurité sociale et culturelle, une inquiétude face à la situation de l’emploi, une incertitude sur l’avenir de ses enfants, une impression que le monde change trop vite et qu’on est laissé sur le bord de la route. D’un autre côté, les responsables tirent avantage de cette situation pour faire de la surenchère dans la peur et se porter en défenseurs de l’ordre : il est plus facile politiquement et plus rentable électoralement de promouvoir l’État punitif que l’État social. Les deux phénomènes s’entretiennent mutuellement. C’est ce qu’on appelle le populisme pénal.

HD. La corrélation entre la montée des inégalités sociales et l’emballement punitif n’est-elle justement qu’une corrélation, ou bien les États se montrent-ils plus répressifs du fait de la montée des inégalités ?

Didier Fassin Depuis plusieurs décennies, les inégalités s’accroissent. La réponse de l’État face à cette situation n’a pas été plus de justice sociale, mais plus d’injustice pénale. On s’est mis à criminaliser des actes qui ne l’étaient pas et à allonger les peines pour ceux qui faisaient l’objet déjà de sanctions carcérales. Les condamnations pour la petite délinquance ont explosé, par exemple leur nombre a triplé pour usage simple de cannabis dans les années 2000, tandis qu’au cours de la même période, le nombre de condamnations pour délinquance économique baissait d’un cinquième, et ce malgré une augmentation des actes. Et, du reste, parmi les usagers de cannabis, on choisit, pour les interpeller, les jeunes de milieu populaire et souvent d’origine immigrée en allant dans les cités, mais jamais à la sortie des lycées et des universités. La pénalité inégale contribue ainsi à produire plus d’inégalité sociale.

HD. Vous interrogez la nature même du châtiment que nos sociétés infligent à leurs criminels. Pourquoi ?

Didier Fassin Le mot criminel est trompeur. La grande majorité des personnes sanctionnées par les tribunaux, et y compris condamnées à de la prison, le sont pour des délits mineurs tels que conduite après perte de points du permis, détention de cannabis ou outrage à agent. Si le châtiment est l’infliction d’une souffrance, quelle souffrance vient-il corriger lorsqu’il n’y a pas de victime ? En fait, les êtres humains n’ont pas toujours répondu de cette façon à la commission d’une infraction. Dans les sociétés antiques ou précoloniales, une compensation était donnée par la famille ou le groupe de l’auteur pour réparer le préjudice subi. C’est lorsqu’on a commencé à voir la violation de la loi comme impliquant la responsabilité de l’individu et l’expiation de l’acte commis, sous l’influence de l’Église notamment, qu’on s’est mis à infliger une souffrance. Le châtiment est né du passage d’une logique de la dette à une morale de la faute.

HD. Vous soulignez à plusieurs reprises que les pays scandinaves sont les rares pays à échapper à cette «  passion contemporaine  ». Pour quelles raisons, selon vous ?

Didier Fassin La Suède, la Norvège ou l’Islande ont des traditions fortes d’État social, avec des sociétés plus solidaires et plus tolérantes. La Finlande, qui avait une population carcérale élevée, s’est rendu compte, il y a quelques décennies, que sa politique avait des effets néfastes sur la société. C’est également ce qui a commencé à se passer en Allemagne et aux États-Unis. Ce qui manque, en France, ce sont des responsables politiques qui aient le courage de dire qu’aujourd’hui notre passion de punir met en danger à la fois notre sécurité et l’avenir de notre société.

HD. Vous invitez dans votre ouvrage à la réflexion sur l’emballement punitif. Est-ce que le rôle du chercheur, de l’intellectuel, ne serait pas de proposer aussi des alternatives ?

Didier Fassin Le rôle du chercheur, c’est d’apporter des faits et de les analyser, de fournir des clés de compréhension, de penser contre le sens commun et la démagogie politique. C’est ce que j’ai essayé de faire en passant près de deux ans à enquêter sur la police et encore quatre années à étudier la prison pour en tirer des enseignements sur ce que font vraiment les forces de l’ordre et sur ce qu’est le monde carcéral. Le rôle de l’intellectuel, c’est de mettre ces éléments dans l’espace public et de permettre un débat informé, quand tout au contraire tend à nous empêcher de savoir. C’est aussi ce que j’ai tenté de faire en amenant les gens à s’interroger sur une police dont la fonction première dans les quartiers populaires consiste à imposer un ordre social plutôt qu’à défendre l’ordre public, sur une prison qui désocialise des personnes n’ayant commis que des délits mineurs naguère tolérés et sur un régime de punition qui rend notre société plus inégale et plus dangereuse. Par rapport à ce constat, dont il me semble qu’il conduit à certaines conclusions évidentes, c’est aux citoyens de faire des choix – et moi-même, en tant que citoyen, je ne me prive pas de donner mon avis lorsqu’on me le demande, que ce soit dans des forums ou que cela vienne des institutions. Les sciences sociales ont un rôle essentiel à jouer dans nos sociétés, mais elles ne doivent pas substituer leur expertise au débat politique.

PUNIR. UNE PASSION CONTEMPORAINE, DE DIDIER FASSIN, ÉDITIONS DU SEUIL, 2017, 208 PAGES, 17 EUROS.

« Certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de mêmes natures que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. » Cette citation extraite de Tristes Tropiques, ouvrage écrit en 1955 par Claude Lévi-Strauss, ouvre la conclusion du dernier ouvrage de Didier Fassin. Depuis cette époque, la France compte trois fois plus de monde dans ses prisons… Avec Punir. Une passion contemporaine, Didier Fassin publie le troisième ouvrage inscrit dans une enquête de dix ans. Avec la Force de l’ordre (Seuil, 2011), il étudiait le travail de la BAC en Seine-Saint-Denis. Avec l’Ombre du monde (Seuil, 2015), il réalisait une anthropologie du monde carcéral (voir son interview dans « l’HD » n° 446 du 22 janvier 2015). Ici, il interroge cette fois nos sociétés sur leur goût très contemporain pour le « châtiment ».

Diego Chauvet, Journaliste à l’Humanité Dimanche


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