Roland Gori : « Réhabiliter le champ du politique  »

jeudi 15 juin 2017.
 

Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, cofondateur de l’Appel des appels, il a récemment publié Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes et il y a quelques jours, avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, le Manifeste des œuvriers (éditions Actes Sud-les Liens qui libèrent).

«  Un monde dés-œuvré est un monde sans avenir  », écrivez-vous. Qu’est-ce qui caractérise ce dés-œuvrement  ?

Roland Gori C’est une référence à Hannah Arendt, qui distingue le travail (de nos corps), l’œuvre (de nos mains) et l’action (de la parole et du politique). Le dés-œuvrement, c’est ce qui conduit au désenchantement du monde, et à la prolétarisation des activités humaines. Cette désolation, cet esseulement, qui isole les humains, les asservit aux machines matérielles ou numériques, participent de ce que j’appelle un technofascisme, place les citoyens sous une curatelle technico-financière qui favorise, aujourd’hui, les théofascismes. Face au dés-œuvrement, face à la désolation, il faut réhabiliter le champ du politique  : restituer à la parole une place centrale qu’elle a perdue au profit d’une vision du monde économique, technique.

Comment en est-on arrivé là  ? Y a-t-il eu défaillance (des politiques, des intellectuels, des syndicats)  ?

Roland Gori La prolétarisation symbolique de nos sociétés se traduit par la confiscation de notre capacité à créer, malgré les apparences, malgré les progrès sociaux. Nous avons assisté à une hégémonie culturelle néolibérale du fait d’une absence de contradiction et d’alternatives à la pensée capitaliste à la suite de la faillite des socialismes des pays communistes. Les néolibéralismes ont constitué une véritable révolution symbolique proposant un hédonisme de masse, une globalisation débridée, des libertés sociétales en échange d’une liquidation progressive des protections sociales et des promesses de liberté politique. Face à la crise actuelle de cette civilisation libérale qui produit un chaos mondial et des fragmentations régionales, d’où émergent des «  monstres  », il s’agit d’inventer de nouvelles manières de dire le monde, dans un pluralisme des langues et des cultures. Cela implique de sortir du monolinguisme de l’économisme comme vision du monde. Le langage économique, le langage poétique, le langage politique, le langage de l’humanité constituent une biodiversité des langages. Nous avons besoin de retrouver la biodiversité des langages pour penser ce sur quoi chacun d’eux bute, son intraduisible.

Que peuvent le désir, l’imaginaire  ?

Roland Gori Aujourd’hui, on a réduit le désir aux besoins et à la nécessité, on a sacrifié la liberté et la justice à une vision purement économique du monde et du sujet humain avec un appareillage technique qui l’asservit aux lois du marché et des logiques de domination sociale. C’est une conception uniquement matérialiste de la vie et du vivant. Le social-libéralisme européen a constitué l’ultime tentative pour sauver cette manière pragmatique et utilitariste de vivre. La faillite des sociaux-libéralismes à vouloir concilier la pensée Tina (There is no alternative) de Margaret Thatcher et les coussins compassionnels de la charité sociale s’est partout vérifiée. Elle est l’objet aujourd’hui d’un vif rejet populaire, de ce côté de l’Atlantique comme de l’autre, qui nourrit les populismes, les nationalismes et les fanatismes. On a oublié que l’humain avait autant besoin de nourriture, de jeux que d’amitié et de sacré  ! La question de la fonction sociale de l’art, l’art comme une manière de penser le monde, est vitale. Camus et Jaurès nous lèguent un héritage très précieux sur ce besoin de spiritualité  : créer, c’est donner une forme à son destin.

Vous évoquez «  un retour à l’œuvre collective  ». Cette notion de collectif semble avoir connu un âge d’or puis une grande traversée du désert au nom d’un individualisme affirmé. Le collectif retrouverait-il aujourd’hui une nouvelle dynamique  ?

Roland Gori À condition de ne pas rester qu’un mot. «  Nous sommes dans ce clair-obscur entre le vieux monde qui tarde à mourir et le nouveau monde qui tarde à naître  », disait Gramsci. Nous en sommes exactement là. Ces bouffées de nihilisme technocratique, cette idéologie néolibérale sont à l’œuvre et en même temps en crise. Cette idéologie favorise l’émergence de monstres théofascistes mais aussi des postures nostalgiques. Or il s’agit de penser l’avenir en faisant prévaloir, de nouveau, les valeurs vitales sur les valeurs économiques. Ce qui fut le cas à la Libération lorsqu’à Philadelphie le BIT, en mai 1944, déclara que si nous ne voulions plus de guerres fratricides il fallait investir dans la santé, l’éducation, la justice et la culture. C’est-à-dire tout ce qui risque de passer à la trappe pour cause d’inutilité, et qui est pourtant essentiel. On commence à s’en rendre compte puisque c’est justement ces actes «  inutiles  » qui ont une fonction sociale  ! Ce retour au collectif est de l’ordre de frémissements.

Camus, dans l’État de siège, écrit  : «  Nous étions le peuple, nous sommes la masse.  » On peut décliner cette assertion  : «  Nous étions des citoyens, nous sommes des consommateurs…  »

Roland Gori Michelet faisait l’éloge du peuple. Pasolini parlait d’un peuple pulvérisé par les idéaux de la bourgeoisie. La masse, c’est des individus isolés qui se trouvent faire population, faire masse, sans partager une histoire, une culture, sans pratiques sociales qui sont celles qui constituent un peuple. L’hédonisme de masse, dont parle Hannah Arendt, résulte d’une dépolitisation de la vie sociale. Dès lors, on consomme à tout va, même du spectacle politique. Camus dans un éditorial de Combat évoque «  cette éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité  ». Le soin, l’éducation, la prévention, la justice, la culture, l’information sont ce langage de l’humanité. Sans ce langage de l’humanité, nous n’avons que des masses et des populations livrées à la misère des solitudes extrêmes et aux contagions affectives des fanatismes.

«  Ce monde sans esprit  » devient ainsi cette «  fabrique de terrorismes  » que vous dénoncez dans votre précédent ouvrage…

Roland Gori L’effacement des nations au profit de la globalisation a créé du chaos. Si l’on part de Nietzsche – le monde est un chaos –, nous sommes tous requis pour vivre à devoir l’organiser et à lui donner un sens. Jusqu’ici, nous avions des idéologies pour donner un sens à ce monde chaotique. La chute du mur de Berlin, l’effondrement symbolique du discours émancipateur a ouvert une autoroute pour une idéologie de l’homme entrepreneurial dont l’hégémonie globalisante a conduit aux nihilismes et aux terrorismes. L’universel porté par les interventions occidentales dans certaines régions du monde, au prétexte de greffer la démocratie et le libéralisme, est apparu comme ce qu’il était vraiment  : l’impérialisme d’une civilisation particulière qui a produit en retour des réactions (contre)-révolutionnaires.

Vous parlez de refonder un «  pacte d’humanité  ». Qu’entendez-vous par là  ?

Roland Gori Nicolas Sarkozy a imposé un pacte de stabilité, à la suite des traités européens de 1997. François Hollande a évoqué un pacte de sécurité à la suite des attentats. Dans l’un et l’autre cas, on a une réponse technique à un problème social, économique et culturel. Un pacte d’humanité induit la nécessité de savoir comment nous en sommes arrivés là, comment nous avons transformé une idéologie théologicopolitique comme le salafisme en carburant révolutionnaire dont l’offre monstrueuse pouvait devenir attractive. Le monolinguisme et le nihilisme d’un monde sans esprit ont favorisé l’émergence, la résurrection d’anciens monstres. Nous avons mis le chaos dans le monde et nous sommes en difficulté avec une partie de la jeunesse à laquelle on ne propose pas un avenir radieux mais désespérément «  gris  », bouché par des réalismes cyniques et des nihilismes. Si nous ne sommes pas à même de porter une nouvelle fiction, un récit politique (de la fraternité, du soin…), nous continuerons de renvoyer une partie de la population dans les bras de partis de masse, faute de leur avoir donné les moyens culturels et politiques de devenir un peuple.

On dit que l’histoire ne se répète pas. Pour autant, beaucoup d’indicateurs rappellent avec force le climat des années 1930…

Roland Gori Comparaison n’est pas raison. Les choses ne se répètent pas et rien ne dit qu’on va reconduire les tragédies du XXe siècle. Mais le libéralisme, dans son incarnation sociale, est en contradiction avec lui-même au moins depuis la fin du XIXe siècle, à la suite de la deuxième révolution industrielle. Ces crises-là ont eu lieu à la fin du XIXe siècle et débouché sur la Première Guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, il y a eu résurgence de ces contradictions et les nazis ont senti ces failles. Hannah Arendt disait qu’on avait vaincu les nazis par les armes, pas par les arguments…

A-t-on les arguments aujourd’hui  ?

Roland Gori Il faut revoir la copie et en finir avec les évaluations aux seuls critères techniques et financiers. Peut-être, enfin, faudrait-il impérativement redonner à l’homme son statut d’artiste. Retrouver le temps de la flânerie qui délivre. Libérer le désir qui rend possible une pensée qui imagine, qui rêve sans se satisfaire simplement du besoin. C’est là que l’art est essentiel  : parce qu’il est inutile.

«  Tout travailleur serait un homme de l’art  », écrivez-vous. Pouvez-vous expliquer ce concept  ?

Roland Gori Nous ne pouvons continuer dans une voie de la spécialisation des métiers qui exclurait les dimensions artisanales et artistiques. Finalement, ce qui a produit le désastre, c’est l’organisation scientifique du travail, le taylorisme, un clivage entre ceux qui décident et ceux qui exécutent. Dans cette organisation sociale, il s’est agi de lutter contre la flânerie naturelle de l’ouvrier. La notion de collectif que j’évoquais en amont incluait celle de solidarité et de fraternité. Le taylorisme s’est diffusé dans les gestes et les esprits de tous les métiers. Il s’est généralisé, prolétarisant les gens, et les a mis en contradiction avec leurs propres aspirations et celles que leur faisait miroiter le libéralisme. D’où cette peur du déclassement. Une peur du déclassement qui se traduit jusque dans les urnes. Il y a ce que j’appelle des professions canaris. Les mineurs descendaient avec cet oiseau dans les galeries car son agitation permettait d’anticiper les coups de grisou. Je considère que les professions du soin, de l’éducation, de la recherche, de l’information et de la culture sentent venir le coup de grisou. Elles sont des lanceurs d’alerte. De les avoir martyrisées depuis Sarkozy, ces professions sont meurtries et ne peuvent porter le message qu’un coup de grisou se prépare.

Malgré tout, de nouvelles fraternités sont à l’œuvre  ?

Roland Gori Les collectifs comme l’Appel des appels, Nuit debout, Sauvons la recherche, Nuit sécuritaire cherchent le langage de l’humanité qui crée la fraternité. Ce qui frappe, c’est cette forte attente affective et sociale. Ce que nous avions oublié dans nos pratiques. On a fait comme si les humains n’avaient pas besoin d’un temps de respiration, qui est du côté de l’art, de la pensée, de l’amitié, de l’amour. On a fait comme si l’homme n’était qu’un animal producteur… Pour résumer, dans Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, je fais état d’une contradiction inhérente à l’organisation de nos sociétés et aux alternatives pseudo-révolutionnaires. Dans le Manifeste des œuvriers, avec Charles Silvestre et Bernard Lubat, nous avançons des pistes, nous affirmons la possibilité de convergences entre l’artiste, l’artisan et le citoyen. C’est cette convergence des luttes et des analyses qui devrait permettre aujourd’hui de restituer la dimension œuvrière à nos métiers. C’est de là qu’une nouvelle révolution symbolique doit partir. Comme le disait Jaurès, «  la démocratie ne doit pas s’arrêter aux portes des usines  ». Elle pourrait demain se construire sur nos scènes professionnelles à partir d’un tripode  : l’art, l’artisanat… et le socialisme  !

Un Manifeste à mettre entre toutes les mains œuvrières

Du mouvement ouvrier au mouvement œuvrier, il n’y a qu’un pas que Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre ont franchi. Avec en tête l’idée de conjuguer les intelligences pour conjurer l’obscurantisme et la peur, le dés-œuvrement et le désenchantement. Un manifeste, utile à vivre et à rêver, qui réhabilite la communauté humaine, son savoir-faire jusqu’ici morcelé au nom d’un libéralisme autoritaire, bureaucratique et mortifère. Face au travail en miette, ils évoquent «  une mine d’art à ciel ouvert  » et appellent à inventer de nouvelles fraternités.

Manifeste des œuvriers, éditions Actes Sud-LLL, 80 pages, 9,50 euros. Marie-José Sirach Chef de la rubrique culture


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