"La laïcité ne s’oppose pas aux religions mais à la partie politique des religions" Catherine Kintzler

jeudi 22 juin 2017.
 

Dans Penser la laïcité (Minerve), la philosophe Catherine Kintzler se propose de penser le concept de la laïcité « de fond en comble ». Une démarche concrètement appliquée aux problèmes contemporains. Dans un détour théorique cependant : celui d’une interprétation critique de la tradition des Lumières représentée par John Locke et Nicolas de Condorcet, le philosophe législateur.

Dans la pièce de Sophocle, Antigone s’oppose à l’interdiction faite par le tyran Créon d’enterrer son frère conformément aux lois divines. Cette opposition peut-elle résumer l’opposition entre la laïcité, jouant en l’occurrence le mauvais rôle, et la religion ?

CATHERINE KINTZLER : Je ne m’attendais pas à cette comparaison avec l’Antigone de Sophocle mais je la trouve très intéressante. En un sens, on fait d’Antigone l’héroïne de la résistance à l’oppression. Mais, en un autre sens, Antigone représente l’autorité de la tradition contre celle de l’institution politique. De ce point de vue, je ne suis pas trop du côté d’Antigone. Mais c’est quand même un peu plus compliqué. Le point sur lequel Antigone résiste, c’est ce qu’on pourrait appeler une constante anthropologique, c’est-à-dire qu’elle veut une sépulture pour son frère et, de ce point de vue, on ne peut que la soutenir – abolir les rites funéraires, c’est abolir l’humanité. Si on reprend les choses à l’époque moderne, la laïcité ne s’oppose pas aux religions. Elle s’oppose à la partie politique des religions.

Elle leur demande de ne pas faire la loi mais elle ne touche pas à la foi proprement dite, à ce qu’on appelle leur dogmatique de croyance ou à leur spiritualité. Une fois qu’on a enlevé la partie politique des religions, il reste ce qui est de l’ordre de ce qu’on pourrait appeler les grandes pensées, la morale, etc. En revanche, il y a une forme de religion à laquelle la laïcité est opposée, c’est la religion civile. Celle qui fait de la loi un dogme, un culte intangible devant quoi on devrait s’incliner.

Se développe aujourd’hui un certain état d’esprit qu’on pourrait dire « laïciste ». Étrangement, il inverse le signe traditionnel de l’anticléricalisme pour le faire pencher à droite voire à l’extrême droite. Quel rapport entretient-il avec la laïcité ?


CATHERINE KINTZLER : Quand on parle de laïcité, on parle d’un régime politique qui est républicain et démocratique. Ce régime politique combine deux principes.
Le principe de laïcité qui dit que la puissance publique et ce qui participe de la puissance publique doivent s’abstenir en matière de croyances et d’expression religieuses, et d’autre part le principe selon lequel, partout ailleurs dans la société civile, les opinions sont libres de s’afficher, y compris les opinions religieuses, pourvu que cette expression se fasse dans le cadre du droit commun. Le principe de laïcité, tout le monde le connaît. C’est celui qui implique que notre république, dans la personne de ses magistrats, dans le discours de la loi, à l’école publique, etc., s’en tient à une stricte abstention en matière religieuse. C’est ce que j’appelle son minimalisme. Qu’est-ce que le « laïcisme » ? C’est le résultat de deux dérives. La première, le « laïcisme » proprement dit qui consiste à vouloir appliquer à l’ensemble de la société civile le régime de laïcité sans le deuxième principe qui est celui de la liberté d’expression. Ce « laïcisme », bien entendu, peut exister dans un État qui peut prétendre « nettoyer » la société civile de toutes les expressions religieuses mais, la plupart du temps, nous avons affaire à un laïcisme d’opinion.

C’est celui de groupes de personnes qui considèrent que la liberté d’expression dans la société civile devrait être contrôlée plus strictement et qui pensent, en particulier, à ses manifestations religieuses. L’autre dérive est celle qui consiste à vouloir étendre le principe de liberté d’expression à l’ensemble de l’autorité publique. Ces deux dérives qui se font face sont symétriques et sont, en général, une réaction de l’une sur l’autre. En fait, elles sont structurées de la même manière. Lorsqu’on parle de « laïcisme », il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une dérive et non pas de la compréhension complète de la laïcité.

Actuellement, la deuxième dérive est très présente chez certains responsables et décideurs qui se demandent pourquoi ne pas admettre l’expression religieuse dans toutes les sphères de la société, autorité publique comprise. La deuxième dérive est celle, effectivement, dont l’extrême droite s’est emparée quand elle a fait de la « laïcité » une espèce de cheval de bataille en vue d’un prétendu nettoyage antireligieux. En fait, non pas antireligieux en général mais, au fond, pour réclamer la disparition de l’expression d’une seule religion, à savoir l’islam. J’ajoute que ces deux dérives non seulement fonctionnent de la même manière mais ont le même objet et sont en quelque sorte complices, l’une pour crier à la stigmatisation dès qu’on parle de laïcité, l’autre pour crier à l’invasion.

D’où provient cette confusion qui, à de nombreuses occasions dans l’actualité, a semblé diviser le mouvement laïque lui-même ?


CATHERINE KINTZLER : Intellectuellement, d’une ambivalence des termes public et privé. Le mot public peut vouloir dire ce qui participe de la puissance publique. Mais il peut vouloir dire aussi ce qui est accessible au public. Le mot privé peut vouloir dire ce qui relève du droit privé. Or, un café, un théâtre, un hôtel par exemple, qui relèvent du droit privé, peuvent être accessibles au public. C’est même leur destination. D’autre part, le mot privé peut vouloir dire « intime ». Donc, lorsqu’on campe simplement sur l’opposition public et privé et qu’on ne précise pas de quel « public » et de quel « privé » il s’agit, on finit par prétendre « nettoyer » les espaces accessibles au public de toute manifestation religieuse. Non. En fait, d’une manifestation religieuse particulière puisque cela ne vise, encore une fois, que l’islam. Mon travail de théoricien a été d’éclaircir, dans l’examen des différents cas posés dans l’actualité à laquelle vous faites allusion, les questions véritablement posées.

Depuis une vingtaine d’années, il semble que se soit délité un certain état d’esprit de tolérance dans notre société. Étonnamment, à la faveur d’une réévaluation du principe de tolérance constitutif de la conception dite libérale du lien social. L’idée d’une tolérance laïque est-elle absurde ?


CATHERINE KINTZLER : Bien sûr qu’il existe une tolérance laïque. Le principe de laïcité a pour objet la liberté dans la société civile. Et cette liberté dans la société civile assurée par l’abstention de la puissance publique en matière religieuse est bien plus importante que dans un régime de tolérance au sens étroit. Parce qu’il ne s’appuie pas sur les communautés existantes mais sur l’espace de toutes les positions possibles dans le cadre du droit commun, y compris celles qui n’existent pas. Il faut bien distinguer les différents sens du mot tolérance. Au sens large, en français, cela peut désigner une attitude psychologique. Cela peut désigner aussi un système d’association politique. Parlant du système d’association politique, il n’y a aucune coquetterie à utiliser le mot anglais de « toleration » en référence à John Locke, son inspirateur. Repartir de John Locke est fondamental concernant ce que nous appelons la séparation des Églises et de l’État. La séparation des Églises et de l’État est constitutive de la laïcité mais la laïcité n’est pas épuisée par cette séparation. Elle est nécessaire mais elle n’est pas suffisante.

Le régime de tolérance américain par exemple n’est pas moins un régime de séparation des Églises et de l’État que le régime laïque de notre république. Il l’est autrement. Pour revenir au philosophe anglais, comment raisonne-t-il ? Il exclut de son système d’organisation politique de tolérance les papistes et les athées. Les papistes parce que c’est un groupe affilié à un État souverain et indépendant. Les athées au motif qu’ils ne sont pas fiables : on ne peut pas les croire parce qu’ils n’ont pas de principe transcendant qui pourrait garantir leurs engagements. Pour Locke, il va de soi que le lien politique a pour modèle le lien religieux. Mais ce faisant il trace le champ conceptuel sur lequel le principe de laïcité va s’installer en radicalisant la question et c’est la Révolution française qui va effectuer ce retournement – même si le mot laïcité n’existe pas encore : le lien politique doit-il nécessairement prendre modèle sur un lien de type religieux ? C’est la question de la « religio » au sens strict du terme. Condorcet pose la question dans ses écrits politiques. Sa position est qu’il est possible de penser et de construire un lien politique qui assure la coexistence des libertés sans se référer à aucun lien préalable qu’il soit ethnique ou religieux, un lien autoconstituant, immanent.

Une idée de la raison ? Historiquement, on peut aussi peut-être l’associer à la promulgation de l’édit de Nantes et à sa révocation, mouvements contradictoires qui créent une espèce de contexte dialectique de la rationalité de l’Ancien Régime français ?


CATHERINE KINTZLER : Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une idée de la raison au sens kantien du terme, je pense qu’il s’agit plutôt d’un concept. À propos de l’édit de Nantes, c’est un aspect très important de l’histoire de France qui fait que son histoire, en effet, ne peut pas être entièrement intelligible par un processus de sécularisation. Il y a résistance historique à la sécularisation qui fait qu’en bout de course, au moment de la Révolution française puis, ensuite, au moment des grandes lois laïques environ un siècle plus tard, il faut faire avec une religion hégémonique. Et donc, on ne peut pas prendre une attitude de repli ou de simple compromis en partant de l’expérience d’un pluralisme religieux. Non, on a l’expérience d’une hégémonie religieuse au sens d’une prise en main et d’un monopole sur les affaires civiques par une religion et ce fait est essentiel. Les récentes affaires de mariage civil sont intéressantes de ce point de vue parce que, d’une certaine manière, elles révèlent la rigidité et la présence massive de cette hégémonie religieuse qui semblait révolue. Le concept de laïcité permet de faire face radicalement à toute prétention civile du religieux quelle qu’elle soit. C’est même sa modernité alors que se manifeste aujourd’hui un regain de l’hégémonie religieuse.

Pour résumer l’originalité de ce concept de laïcité, vous écrivez que la tolérance commence par un et la laïcité par zéro. Pouvez-vous expliciter cette formule ?


CATHERINE KINTZLER : Cette formule n’est pas de moi. Il y a une note dans mon livre qui explique son origine. Elle a été prononcée par un de mes collègues de l’université de Princeton qui a résumé une conférence que j’y avais faite en 2008 en disant : « Nous, les Anglo-Saxons, nous commençons par un et les Français commencent par zéro. » J’ai trouvé cette comparaison lumineuse. Lorsqu’on s’appuie sur l’existence de différentes communautés, de religion, de culture, etc., pour les faire coexister en une société, on peut chercher ce qu’elles ont de commun comme une unité. On « commence par un ». C’est le moment où le lien se révèle dans sa racine philosophique comme un lien de type religieux puisqu’il a une référence pour ainsi dire assignable à une extériorité. Cela ne veut pas dire qu’il est attaché à une religion ou même à des religions particulières mais qu’il s’inspire du lien religieux. « Commencer par zéro », et c’est la laïcité qui commence par zéro, c’est non seulement évacuer de la puissance publique le moment religieux au sens strict mais aussi évacuer le moment moral. La laïcité va non pas assurer la liberté des cultes mais la garantir. Ce qu’elle assure d’abord, c’est la liberté de conscience qui garantit la liberté des cultes. La liberté de conscience est plus large que la liberté des cultes parce qu’elle comprend aussi la liberté de ne pas avoir de culte. Cela ne la regarde pas. Commencer par zéro permet l’énumération et cette énumération est en principe infinie. Ce n’est pas un ensemble fini. À condition bien sûr que le droit commun soit respecté mais cela est vrai dans tous les États de droit en général. À tel point que le nom de Dieu n’a pas d’occurrence, en droit, dans la langue politique d’une république laïque. Le seul magistrat public à avoir employé le mot Dieu au sens religieux, à ma connaissance, c’est Nicolas Sarkozy.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité

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Spécialiste de l’opéra, de l’esthétique et de la pensée politique des Lumières, Catherine Kintzler offre, dans Penser la laïcité (Minerve, 2014), une suite à la réflexion qu’elle avait engagée dans Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin, 2007). Elle montre, en particulier, qu’entre le concept de tolérance et celui de laïcité se produit une rupture dans la conception du lien politique culminant au cours de la Révolution française avec l’affirmation que « le lien politique, pour être et être pensé, n’a pas besoin d’une référence à la forme préalable du lien religieux ».


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