Notre cerveau s’améliore par le lien social et par l’éducation

mardi 20 juin 2017.
 

Augmenter comme réparer le cerveau est une perspective qui donne le vertige. Et qui fait naître à la fois de grands espoirs pour la médecine, mais aussi des fantasmes chez les transhumanistes. Qu’est-il souhaitable de faire  ? Le docteur en neurologie et en neurobiologie, président du comité d’éthique de l’Inserm, répond.

Les transhumanistes nous promettent un cerveau augmenté et même de devenir immortels en téléchargeant notre conscience dans un monde virtuel… Où en sommes-nous dans la connaissance du cerveau par rapport à ces promesses  ?

Hervé Chneiweiss Il y a une grande différence conceptuelle et philosophique entre penser ce qu’est notre cerveau, apprendre à le préserver et extrapoler sur ce qu’on voudrait en faire. Il faut reprendre les bases. C’est un organe composé de 200 milliards de cellules, dont chacune est connectée à 50 000 autres. Sa complexité est non seulement immense, mais le cerveau évolue en plus selon l’âge et ce que l’on fait. Il n’y a aucune raison que l’on n’arrive pas, un jour, à connaître ses mécanismes de base puis son fonctionnement, autrement dit décrypter le code neural humain. Mais le rythme de nos progrès est modeste et cela pourrait prendre cinquante, voire cent ans. Le programme Human Brain Project se donne dix ans et mobilise 250 équipes dans toute l’Europe avec un budget de 1 milliard d’euros pour comprendre un module de base d’une région du cerveau, le cortex cérébral, et modéliser le fonctionnement d’un ensemble de 20 000 cellules. On est encore loin des 200 milliards que compte l’organe en entier. Mais, lorsque, dans un jour lointain, on aura atteint la pleine compréhension du cerveau, je ne crois pas du tout qu’on pourra, par exemple, télécharger sa mémoire. La mémoire est une trace fonctionnelle dans un réseau de connexions (les synapses) entre les cellules. Elle est répartie de façon diffuse dans différents circuits de mémoire des mots, des images… On peut l’imaginer comme une carte d’interactions fonctionnelles, un ensemble de points qu’il faut regrouper avec des accès plus ou moins forts, rapides, directs entre ces points. Donc, si on était capable de télécharger cela sur un ordinateur, on ne ferait qu’obtenir une image de l’activité du cerveau à un moment donné. Ce qui serait inutile. Car, ce qui fait l’intérêt de notre cerveau n’est pas notre stock de mémoire, mais la façon dont telle partie va nous permettre d’interagir avec autrui et de créer quelque chose qui nous est propre…

C’est donc inutile et impossible  ?

Hervé Chneiweiss Toute la puissance informatique actuellement sur Terre ne suffirait pas à télécharger sur un ordinateur l’architecture du cerveau à l’échelle de la microscopie électronique d’une seule personne à un instant donné. C’est pour cela que je parle de rupture conceptuelle avec les transhumanistes. Il faut rester modeste et reconnaître que, lorsqu’on parle de cerveau, nous sommes de grands ignorants.

L’autre problème est que les transhumanistes pensent le cerveau comme une horloge à laquelle il suffirait de remplacer des pièces pour la réparer. Notre cerveau pourrait ainsi atteindre un optimum et ne bougerait plus. Mais le cerveau est tout sauf de la mécanique et de la quantité. Les neuro­scientifiques savent à quel point ses circuits sont complexes et plastiques, et dépendent des relations avec notre environnement. Ces transhumanistes sont des idéologues, qui recherchent l’immortalité pour eux-mêmes, et cela existe finalement depuis Gilgamesh. Cette quête est passée par la spiritualité, les machines de M. Ford, puis par la génétique… Aujourd’hui, c’est par la technique appliquée au cerveau. Cette pensée de la toute-puissance individuelle rencontre un écho fort dans notre société de la performance. Mais ce qui fait l’intérêt et la difficulté d’être un être humain, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il va se passer dans cinq minutes. Une personne déprimée ne peut pas penser à ce qui va lui arriver demain. Quelqu’un de bien portant va imaginer que, demain, il vivra quelque chose d’intéressant. Que deviennent cet intérêt pour demain et cette motivation à faire dans une vie éternelle  ? En admettant qu’un jour on vivra «  optimalement  » et éternellement, quel intérêt aurait-on de faire quelque chose aujourd’hui  ? Tout pourrait être remis au lendemain, il n’y aurait plus de temps. Et, en attendant, les transhumanistes vendent leurs rêves, car cela reste une histoire mercantile, au cœur du modèle économique de Google, notamment.

Certains affirment qu’augmenter le quotient intellectuel des pauvres serait la vraie gauche moderne. Qu’en pensez-vous  ?

Hervé Chneiweiss Ce n’est pas totalement faux, mais pourquoi aurions-nous besoin de modifier la génétique ou la biologie de notre cerveau pour cela  ? Cela me fait penser à une polémique, dans le monde de la recherche, lorsqu’on avait associé la génétique à l’hérédité et qu’on en avait conclu que cette discipline était de droite. Alors que l’épigénétique (les mécanismes moléculaires qui modulent l’expression du patrimoine génétique en fonction du contexte – NDLR) serait de gauche. On retrouve là les vieilles querelles de l’inné et de l’acquis, qui sont stupides d’un point de vue biologique. On n’a jamais vu un être vivant, même une bactérie, en dehors de son milieu. Imaginer l’homme hors de son environnement n’a pas de sens.

Il en reste que le raisonnement est biaisé. Une personne de droite dirait d’un enfant qui aurait des difficultés d’apprentissage pour une raison génétique  : «  La nature est comme ça, on laisse tomber.  » Mais être de gauche serait de mettre en place des apprentissages adaptés et renforcés. Et de faire au mieux pour que des inégalités génétiques ne deviennent pas des inégalités sociales.

Et que penser du fait d’augmenter sa mémoire, comme si on lui rajoutait un disque dur  ?

Hervé Chneiweiss Se rajouter de la mémoire de manière artificielle, pour ne rien oublier, peut être a priori séduisant. Mais le neurologue russe Alexandre Luria avait montré, dès les années 1950, que les hommes à la mémoire exceptionnelle, les hypermnésiques, sont particulièrement désociabilisés et déprimés. Ils stockent tout et ne savent plus où donner de la tête, alors que ce qui fait la qualité de notre mémoire est justement sa capacité à mobiliser le bon souvenir, au bon moment. Dans sa nouvelle Funes ou la Mémoire, Jorge Luis Borges parle de ce jeune homme qui n’oublie rien, et fait dire à son héros  : «  Ma mémoire, Monsieur, est comme un tas d’ordures.  » Notre mémoire, à l’inverse, passe son temps à trier, hiérarchiser. Elle n’est pas un stock inerte mais une dynamique de notre pensée. La précision du souvenir compte, mais surtout sa qualité, pour ce qu’on en fait soi-même. Combien de fois quelqu’un vous a dit  : «  Mais tu ne t’en souviens pas  ?  » en évoquant un événement qui était visiblement plus important pour lui que pour vous. Un souvenir de qualité était pour Marcel Proust la Normandie au petit matin avec sa grand-mère qui avait fait la madeleine… Cela nous permet de lire À la recherche du temps perdu, mais ce n’est pas notre mémoire. C’est notre propre Recherche du temps perdu que nous créons à partir de la suggestion offerte par Proust. Si, à l’origine, tous les cerveaux humains fonctionnent à peu près de la même manière, le nôtre de cerveau est le fruit de notre histoire individuelle et de nos interactions avec les autres humains.

On améliore donc son cerveau au contact des autres  ?

Hervé Chneiweiss C’est même absolument nécessaire. On a besoin d’interaction avec d’autres humains à des âges spécifiques pour se développer et apprendre, par exemple, le langage. Quelques cas d’enfants loups privés de ces contacts le montrent. Il faut mettre en place les bons circuits au bon moment, sous peine de développer des troubles neuro-développementaux comme ceux de l’autisme. L’un des principaux troubles de ces enfants est leur difficulté de capter le regard de l’autre, premier contact essentiel entre deux humains. C’est ce contact avec l’autre, ce regard de l’autre qui nous permet à notre tour de le reconnaître et qui nous humanise.

Plus globalement, on améliore tous les performances de notre cerveau grâce à l’éducation. Roger Federer en exécutant des milliers de fois son revers et son coup droit a formé, modelé son cervelet à reproduire parfaitement ces mouvements. Et si Federer est le plus grand joueur de tennis, sûrement est-il moins doué à la pétanque ou au golf car il les a moins travaillés  ! C’est par l’éducation qu’on modèle les aptitudes de son cerveau, mais dans une proportion limitée. Car, contrairement à toutes les bêtises souvent répétées, le cerveau est utilisé tout le temps à 100 %. Ce petit organe qui ne prend que 2 % du poids du corps en consomme pourtant 25 à 30 % de l’énergie.

Augmenter ou réparer, comment faire la différence  ?

Hervé Chneiweiss Réparer est une obligation professionnelle et éthique pour nous, les médecins. Les maladies du cerveau coûtent, à l’échelle de l’Union européenne, 900 milliards d’euros chaque année. Il y a les maladies neurodégénératives, la sclérose en plaques… Et puis, il ne faut pas oublier toutes les maladies mentales, depuis les troubles du développement du cerveau jusqu’au stress et à la dépression. Les progrès à faire sont immenses et traiter ces maladies est ma définition de réparer le cerveau.

Mais certains de ces progrès nous plongent dans des abîmes de réflexion. Prenons l’exemple de la maladie d’Alzheimer, qui détruit certains neurones, donc certains circuits de la mémoire. On aimerait les remplacer et des recherches menées actuellement sur des cellules-souches progressent vite et devraient le permettre un jour. Cela veut dire qu’on va restaurer à ces malades des capacités de mémoire, mais sans les souvenirs qu’ils auront perdus. Qui sera le patient en face de nous  ? Une personne âgée mais redevenue enfant d’un point de vue de la mémoire  ? Sa famille, ses proches ne reconnaîtront pas – et ne seront pas reconnus par – cette nouvelle personne qui aura perdu toute une partie de l’histoire de sa vie. On «  réparerait  » un malade et lorsqu’il verrait son conjoint, il lui dirait  : «  Mais qui êtes-vous  ?  »

Est-ce qu’on utilisera ces progrès médicaux pour augmenter les capacités d’humains normaux  ?

Hervé Chneiweiss Je ne sais pas. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie augmenter. On n’a pas attendu les neurosciences pour boire du café et influencer nos capacités d’éveil. Toute une partie de la pharmacopée du cerveau existe depuis l’aube de l’humanité. On a trouvé des preuves d’utilisation de morphine pour soulager la douleur en Égypte antique, il y a plus de cinq mille ans. Mais pour ce qui est d’améliorer… on a découvert, dans les années 1970, une molécule qui permet de traiter une maladie génétique appelée la narcolepsie. Cette molécule, qui empêche de s’endormir, a été tout de suite utilisée par l’armée. Mais les soldats, au bout de trois jours sans sommeil, devenaient fous. Aujourd’hui, cette molécule est utilisée par des officines dans le sud de Manhattan ou dans l’ouest de Paris. Et ces gens en prennent pour rester éveillés au boulot…

Et productifs  ?

Hervé Chneiweiss Ça, c’est vous qui le dites. La ritaline, utilisée pour que les enfants hyperactifs restent sages, est également prise par des étudiants pour rester plus attentifs. Toutes les études effectuées à propos de la prise de ritaline sur des gens bien portants n’ont jamais pu démontrer le moindre gain de performance. Ils en ont peut-être l’impression… Mais lorsqu’on mesure cette performance, il n’y a pas d’amélioration. Alors qu’il y a des risques cardio-vasculaires réels… Et puis, les enfants ne restent pas si sages que ça puisque les deux tueurs de Colombine étaient sous ritaline.

Médecin, chercheur et spécialiste de l’éthique

Hervé Chneiweiss est fort occupé. Docteur en neurologie, en neurobiologie, il est également directeur de recherche au CNRS, et a été nommé à la présidence du comité d’éthique de l’Inserm en 2013, à la suite de Jean-Claude Ameisen. Animant une quinzaine d’équipes de chercheurs, il continue d’exercer la médecine à la Pitié-Salpêtrière. Hervé Chneiweiss est également l’auteur de Bioéthique, avis de tempêtes (avec Jean-Yves Nau, Alvik, 2003), Neurosciences et neuroéthique  : des cerveaux libres et heureux (Alvik 2006) et de l’Homme réparé (Plon 2012).

Pierric Marissal Journaliste, spécialiste des nouvelles technologies


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