Face aux nouvelles figures de la barbarie, le modèle républicain et la constitution du citoyen

dimanche 23 avril 2006.
 

Au sens où nous l’entendons communément aujourd’hui, le barbare désigne la figure de celui qui travaille à diviser l’humanité. Comment le barbare en vient-il à diviser l’humanité ? L’opérateur de la division, c’est toujours la fétichisation d’un particularisme. En fétichisant le particularisme aryen (qui est un particularisme imaginaire puisque la race aryenne est un pur fantasme), le barbare nazi en arrive à segmenter l’humanité : il y a d’un côté ceux qui sont censés posséder ce particularisme, et qui, du coup, appartiennent au mode des humains et de l’autre ceux qui ne le possèdent pas, que le barbare traite alors comme un sous-homme, comme un déchet, qui est exclu du monde et rejeté dans l’immonde.

Le barbare apparaît par conséquent comme un homme de préjugé. Le préjugé, à la différence d’une simple opinion, constitue une faute morale. Le préjugé, qu’il soit raciste, sexiste, ou encore intégriste, segmente l’humanité. Par exemple, le régime de l’Apartheid était fondé sur un préjugé raciste : au nom d’un particularisme (le fait d’être blanc) le pouvoir divisait le corps politique en deux catégories de citoyens : il y avait d’une part les blancs qui pouvaient jouir de la plénitude de leurs droits et d’autre part les noirs qui étaient privés de la pleine jouissance de ces droits (on leur refusait, entre autres, le droit d’accéder à la propriété de la terre). Autre exemple de régime politique fondé sur le préjugé, sexiste pour le coup : du temps des talibans, le régime afghan refusait, au nom d’un particularisme biologique (le sexe) de traiter les femmes comme des citoyennes à part entière : non seulement celle-ci était exclue de la vie politique, recluse dans leur foyer, mais elles étaient également privée du droit à l’instruction et du droit aux soins. On sait que l’Afghanistan est loin d’en avoir fini, aujourd’hui, avec le préjugé : il s’en est fallu de peu pour que cet homme qui, il y a quelques mois, avait été condamné à mort pour s’être converti au christianisme ne soit pas exécuté. On voit sur cet exemple, comment opère le préjugé intégriste : au nom d’un particularisme religieux (le fait d’adhérer à telle religion), on segmente, là encore, l’humanité en deux : d’un côté il y a les bons croyants, et de l’autre « ces chiens d’hérétique » (catégorie très large qui recouvre les autres croyants, les athées et les agnostiques).

On voit à partir de cette analyse du préjugé ce qui peut faire le lit de cette figure de la barbarie qui travaille à la segmentation de l’humanité : à savoir le communautarisme. Le communautarisme peut être défini comme une manière de définir la citoyenneté et de constituer le corps politique à partir du préjugé. La communauté se rassemble autour d’un particularisme (qu’il soit biologique, culturel ou même imaginaire), qui constitue le ciment du lien politique, et elle définit le citoyen à partir de ce particularisme : elle produit ainsi une image de citoyen. Dans un corps politique fondé sur le communautarisme, le citoyen a telle couleur de peau, tel sexe, telle religion, etc. Il est toujours défini à partir d’une spécificité. On voit, du même coup, la logique qui conduit le communautarisme à la segmentation : la communauté se définissant à partir d’une fétichisation de tel ou tel particularisme, tous les individus qui ne se reconnaissent pas dans ce particularisme ou qui en sont privés sont relégués au statut de citoyens de seconde zone.

Le modèle républicain repose sur une thèse morale : on ne saurait travailler à la segmentation de l’humanité. Mais pour que cette thèse morale ne soit pas qu’un vœu pieux, la république se fonde sur un principe politique à partir duquel elle définit le citoyen, le principe de laïcité. Définir la citoyenneté à partir du principe de laïcité revient à se régler sur la thèse suivante : on ne saurait produire une image du citoyen. Le modèle républicain constitue le citoyen non pas à partir de la reconnaissance d’un particularisme préalable, mais à partir de la dissolution de tous les particularismes. C’est la raison pour laquelle le citoyen ne coïncide pas avec l’individu empirique : l’individu empirique a un sexe, une couleur de peau, il a telle ou telle croyance, ou bien il n’en a pas. De tout cela, la République ne veut rien savoir. Cela ne signifie pas que la modèle républicain fasse violence à l’individu (que l’individu se verrait interdire de revendiquer tel particularisme) : dans une république démocratique comme la nôtre, l’individu peut exprimer ce qui le particularise au sein de la société civile, espace qui est régi par le principe de tolérance : les croyants ont la liberté de pratiquer leur culte, les athées ont le droit de critiquer la religion (mais aussi de caricaturer Dieu !), les individus ont le droit de créer une association pour revendiquer telle ou telle appartenance, telle ou telle adhésion. C’est lorsqu’elle définit le citoyen que la République s’aveugle volontairement sur ce qui particularise les individus. Elle constitue le citoyen par déliaison :

Le citoyen est délié de toute référence à un lien religieux (c’est là la sens, à mes yeux, de la loi de 1905, loi de séparation des églises et de l’Etat). Le citoyen est aussi délié de toute référence au nom : tel est le sens de l’instauration du suffrage universel, dispositif dans lequel une voix égale une voix, et qui repose par conséquent sur le caractère anonyme du bulletin de vote. Le citoyen est, enfin, délié de toute référence à un particularisme biologique, tel que la couleur de peau, bien sûr, mais aussi tel que le sexe : c’est d’ailleurs pour cette raison que l’UFAL s’est opposée à ce que le principe de parité soit inscrit dans la constitution : cela revenait à particulariser le citoyen, à diviser le corps politique en deux catégories, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. On peut trouver illégitime d’inscrire ce principe dans la constitution tout en militant pour que le citoyen puisse conquérir de nouveaux droits, susceptibles de corriger les inégalités criantes entre les hommes et les femmes : le droit à obtenir une crèche pour son bébé, le droit à un service public de garde d’enfants, le droit à l’égalité des salaires, etc. On peut du reste constater que les défenseurs de la parité, s’ils se sont bousculés dans les médias pour convaincre les citoyens du bien-fondé de ce principe, se sont en revanche moins bousculés pour prendre des mesures concrètes, susceptibles de libérer les femmes des tâches qui leur sont à charge et de sanctionner significativement les inégalités qu’ils dénonçaient par ailleurs... Le modèle républicain, on le voit, constitue le citoyen à partir d’une définition minimale. C’est la raison pour laquelle il est à mon sens le modèle politique le mieux « armé » pour faire face au préjugé et à la barbarie :

Le modèle républicain constitue le corps politique par soustraction. Le lien politique ne requiert aucune adhésion à un quelconque particularisme. Le corps politique est par conséquent soustrait à toutes les formes de communautés qui pourraient imposer une définition particulariste du citoyen. Le modèle républicain circonscrit, du même coup, des espaces dans lesquels les individus sont convoqué à raisonner, on pas à partir de ce qui les particularise, mais à partir de la position de citoyen. Il en va ainsi de l’école, espace dans lequel ces futurs citoyens que sont les élèves, apprennent à faire usage de leur seul entendement et à raisonner sur fond d’universalité. Mais il en va également ainsi dans la façon de concevoir les lois : les lois ne sont pas faites pour les miens, pour telle ou telle catégorie de citoyens. Il ne saurait y avoir de différence de droits : un droit doit valoir pour tous, sa jouissance n’est en rien conditionnée par l’existence d’un quelconque particularisme. Nulle communauté ne peut imposer un droit particulier sur le territoire de la République. C’est ainsi que la modèle républicain peut garantir et la liberté et l’égalité politiques : lorsque la loi stigmatise telle ou telle catégorie de citoyens, c’est le corps politique tout entier qui est opprimé. La liberté qui est donnée à tous les individus de jouir des droits existants garantit en même temps l’égalité de tous les citoyens. La définition minimale que la république démocratique donne du citoyen permet par conséquent une extension maximale du droit. C’est la raison pour laquelle le modèle républicain permet d’éviter que le préjugé et la barbarie ne s’emparent du corps politique pour le diviser. Mais ce modèle permet également d’éviter que la logique communautariste ne prévale sur le plan international. Je voudrais conclure cette partie en évoquant cette triste logique qui tend à s’imposer aujourd’hui, celle de la « guerre des civilisations ». Cette logique me semble symptomatique, dans la mesure où elle transpose, sur le plan international, la logique communautariste qui opère et derrière la démocratie américaine, et derrière le terrorisme islamiste. Cimenter les citoyens autour de l’axe du Bien, comme a voulu le faire un certain président américain, ce n’est ni plus ni moins adopter la même logique que celle que l’on prétend combattre. C’est combattre au nom d’une conception particulariste de la justice (la justice des croisés) la violence terroriste qui s’exerce elle-même au nom d’une conception particulariste (la justice d’Allah). On voit de quelle manière le communautarisme peut générer, sur le plan international, les formes les plus archaïques de barbarie.

Conférence de Marie Perret (publiée dans Respublica)


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